Selon une étude de la Fondation de France, notre région se trouve en tête des territoires les plus exposés à la précarité relationnelle, de sorte qu’aux suicides et aux addictions s’ajoute désormais l’incapacité d’une partie de la population bretonne à s’inscrire dans la vie locale. Après un détour par quelques résultats nationaux, nous proposerons de mettre en débat quelques hypothèses susceptibles de nourrir la réflexion sur les ressorts de cette nouvelle particularité régionale.
2011 sera l’année de la lutte contre la solitude, désormais « grande cause nationale ». Si l’isolement trouve une nouvelle audience, ce n’est pas uniquement parce les acteurs de la société civile se sont fortement mobilisés pour rappeler au monde la souffrance d’une partie de nos concitoyens. C’est aussi parce que l’ampleur du phénomène fait écho à toute une série d’analyses tendant à démontrer l’existence d’une crise du lien social.
Le sociologue Alain Ehrenberg parle de l’état dépressif dans lequel s’enferme une population incapable de s’adapter à un monde désormais instable, Robert Castel décrit la figure de « l’individu par défaut » . Luc Boltanski et Eve Chiapello dressent le portrait d’une cité où chacun est évalué en fonction de la diversité et de la multiplicité de ses réseaux sociaux… Tous ces auteurs se rejoignent sur deux points; le premier, c’est la liberté croissante qui nous est laissée d’imaginer, de rêver et de construire notre vie relationnelle; le second, c’est l’inégalité des ressources culturelles, économiques, sociales et territoriales dont nous disposons pour bâtir et pérenniser notre inscription dans les réseaux de sociabilité.
Ces analyses s’inscrivent dans une longue tradition. Le 19e siècle débattait déjà à sa manière de l’isolement et de la désaffiliation, s’inquiétant des effets pervers de l’individualisme naissant, observant l’affaiblissement des liens aux structures communautaires et pointant le risque à venir d’une vie sociale atomisée, fragile et incertaine5. Depuis cette époque, les débats portant sur la précarisation de la vie relationnelle n’ont jamais cessé. Ils trouvent cependant une oreille plus attentive à un moment où la société se prend à douter d’elle-même et s’interroge sur les conséquences d’une plus grande instabilité de la famille et du travail.
Sans vouloir ajouter au pessimisme ambiant, on ne peut pas dire que l’histoire récente aille dans le sens d’une plus grande intégration des individus. Le chômage de masse, la précarisation et les nouveaux modèles économiques affaiblissent le travail dans sa fonction intégratrice. La monoparentalité et le desserrement des relations familiales ne permettraient plus à la famille de jouer le rôle qu’elle a tenu durant des décennies. Nous pourrions ajouter à cela la crise des appartenances religieuses, syndicales, politiques… Quant aux réseaux sociaux virtuels, ils ne semblent intégrer que les individus participant déjà activement à la vie sociale.
Les chiffres donnent la mesure du phénomène:
– L’Insee évalue à 10,8 % la part de la population en situation d’isolement relationnel, c’est-à-dire « la part de la population n’ayant qu’un nombre très faible de contacts avec autrui » (Insee première, n° 931, novembre 2003).
– L’étude sur Les solitudes en France (Fondation de France – TMO Régions) évalue à 8,7 % la part de la population française qui n’est pas inscrite de manière significative dans les réseaux traditionnellement pourpourvoyeurs de sociabilité et à 4,7 % la part de la population en souffrance du fait de cette situation.
L’isolement surgit de manière assez précoce, disons, pour simplifier, autour de la quarantaine, c’est-à-dire au moment des premières ruptures dans la vie. Il semble qu’à cette étape de la vie les individus aient davantage de difficultés à reconstruire, après une séparation ou un licenciement, les bases de leur vie sociale. C’est aussi le temps, où ceux qui n’ont pas réussi à s’insérer familialement et professionnellement observent l’affaiblissement de leurs réseaux amicaux et commencent à éprouver les effets d’une solitude naissante.
Entre 40 et 49 ans, à l’échelle nationale, 9 % des individus sont confrontés à une problématique d’insertion dans la vie sociale. Le phénomène tend ensuite à progresser pour toucher 15 % à 16 % de la population.
Les figures de l’isolement sont nombreuses. Agriculteurs souffrant de la « solitude du coeur », travailleurs pauvres incapables de s’inscrire dans la vie locale, veuves ayant décidé de couper les ponts avec le monde, personnes âgées dépendantes de la bienveillance des aides à domicile, femmes souffrant des violences de leurs conjoints… Derrière la diversité de ces histoires et de ces situations individuelles, des constantes montrent que nous ne sommes pas tous égaux face à l’isolement. La précarité relationnelle croise en effet bien souvent la précarité tout court.
Il suffit de quelques croisements statistiques pour observer que plus les revenus sont faibles, moins les relations sociales sont denses et diversifiées. À titre d’exemple, si l’on prend les chiffres nationaux, les personnes ayant des revenus inférieurs à 1 000 € par mois ont quatre fois plus de risques d’être en situation d’isolement relationnel que celles ayant des revenus supérieurs à 4 500 €. Parmi les personnes vivant en deçà du seuil de pauvreté, 14 % déclarent n’avoir aucun ami. Les travailleurs pauvres ont 2,4 fois plus de risques de ne pas réussir à développer des relations sociales avec leurs collègues de travail, etc.…
La famille ne garantit pas une vie sociale dense et diversifiée. Les approches biographiques réalisées dans le cadre de l’enquête Les solitudes en France, montrent qu’elle peut être « désocialisante » notamment lorsqu’elle préempte l’ensemble de la vie sociale ou lorsqu’elle est le lieu de la violence et de la mésentente.
Pour autant la famille reste l’un des grands vecteurs d’insertion sociale. Les ruptures qui s’y produisent ont des effets très forts sur l’ensemble des réseaux relationnels. Le divorce, le décès du conjoint, le départ des enfants sont, parmi toutes les causes de l’isolement, celles qui sont les plus souvent mises en avant lorsque les individus r efont l’his toire de la dégr adation de l eu rs relatio ns sociales.
Si l’on raisonne de manière globale, il n’y a pas de manière évidente d’inégalités territoriales face à l’isolement. Les zones rurales ne sont pas franchement plus exposées que les zones urbanisées, et la plupart des régions françaises connaissent entre 7 % et 9 % de leur population en situation d’isolement.
La Bretagne se distingue cependant en occupant la première place des régions confrontées au phénomène. 15 % des Bretons sont en situation d’isolement relationnel (contre 8,7 % en moyenne nationale). On pourra longuement s’interroger sur les raisons de cette particularité régionale, mais on s’empêchera difficilement de faire le lien avec les autres particularités bretonnes en matière de suicide et d’addictions. Nous sommes dans tous les cas fondés à chercher les raisons pour lesquelles la région a davantage de peine à insérer une partie de ses habitants.
En examinant les chiffres de l’étude Les solitudes en France, il est difficile de proposer des explications définitives. Ceci étant, ces chiffres mettent tout de même en évidence quelques spécificités régionales qui pourraient nous permettre d’avancer sur la compréhension du cas breton. Nous en retiendrons trois, sachant qu’elles sont largement corrélées entre elles :
– La première, c’est la plus grande difficulté des précaires bretons à s’insérer dans la vie sociale. Au sein des tranches de revenus les plus basses, la part des individus en précarité relationnelle est deux fois plus importante en Bret agne que dans les autres régions françaises.
– La deuxième, c’est l’apparition plus précoce du phénomène, aux alentours de 35-40 ans.
– La troisième, c’est la plus grande difficulté des foyers mono-adultes à s’inscrire dans les grands réseaux de sociabilités. Comparativement à la moyenne nationale, les « célibataires» bretons sont deux fois plus nombreux à se trouver en situation de précarité relationnelle.
La question est évidemment de savoir pourquoi la Bretagne intègre moins bien que les autres régions les personnes ayant en commun de vivre seules et d’être moins dotées économiquement. La réponse n’est pas simple. Une partie de l’explication pourrait être trouvée dans la prépondérance que la société bretonne accorde aux sociabilités familiales. Les solitudes en Francemontrent en effet que les Bretons organisent encore très fortement leurs sociabilités autour de la famille et qu’ils ont globalement moins tendance à développer des relations soutenues avec leurs collègues de travail, leurs amis ou leurs voisins.
Dans une société bretonne visiblement très recentrée sur la famille, il n’est peut-être pas si étonnant que les personnes vivant en dehors des réseaux familiaux aient davantage de difficultés à s’inscrire dans la vie locale. C’est dans tous les cas une piste qui mérite d’être explorée, d’une part, parce qu’elle fait écho au ressenti des individus, d’autre part, et de manière plus prospective, parce que la montée en charge du nombre de foyers mono-adultes donne à cette hypothèse une forte actualité.
Les Bretons ne sont sans doute pas moins solidaires que les habitants des autres régions. Ils s’inquiètent tout autant de l’évolution d’une société qu’ils imaginent pour 2/3 d’entre eux plus individualiste et moins attentive aux autres.
Pour autant, les chiffres de l’étude Les solitudes en France donnent à voir une région moins hospitalière pour les personnes vivant en marge des réseaux familiaux. Ils dessinent également le portrait d’une population paradoxale, préférant plus souvent qu’en moyenne la solitude à la compagnie des autres mais exprimant dans le même temps sa moins grande satisfaction à l’égard de sa vie sociale.
Ils nous posent enfin et surtout cette question centrale: « Qu’acceptons-nous de partager d’autre qu’un espace et un territoire de vie commun? »… et peut-être, de manière plus prosaïque, cette autre question « Quelle politique peut-on développer localement pour favoriser l’inscription des individus dans la vie locale? ».