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Dossier
#26
Les maires, entre symbolique de proximité et contrainte d’attractivité
RÉSUMÉ > Supposés proches de leurs concitoyens et parés de l’aura de l’expert territorial, les maires sont plutôt plus appréciés que les autres professionnels de la politique. Pour Place Publique, le politologue rennais Christian Le Bart démonte les mécanismes de légitimation à l’oeuvre dans la construction de l’image du maire. Une grille de lecture stimulante à l’approche des élections municipales.

     La méfiance des citoyens français à l’égard de la classe politique est devenue une donnée centrale et durable de notre démocratie. Le croisement entre impuissance publique face au chômage de masse et résurgence à intervalles réguliers d’affaires de corruption nuit globalement à l’image des professionnels de la politique. Curieusement, les maires semblent échapper à cette disgrâce. Les sondages d’opinion les placent régulièrement devant les autres autorités publiques, qu’il s’agisse d’évaluer leur capacité à régler les problèmes sociaux ou bien leur probité. Il y a là un paradoxe que l’on voudrait ici interroger. On le fera en montrant que la bonne fortune des maires tient d’abord dans leur capacité à additionner les formes de légitimité, à jouer de plusieurs grandeurs simultanément ou cumulativement. La première de ces grandeurs est aussi ancienne que la fonction de maire, elle renvoie à la capacité de ces derniers à jouer la carte de la proximité. Les maires sont supposés proches de leurs concitoyens, à l’écoute, au contact direct des réalités de terrain. La seconde puise dans un imaginaire plus contemporain : les maires parviennent à jouer la partition du manager territorial expert. Ainsi modernité et tradition se conjuguent-elles dans le discours des élus, dans la façon dont la presse (en particulier locale) rend compte de leur action, et finalement dans les représentations ordinaires que s’en font les électeurs. Il convient donc d’étudier ces deux dimensions tour à tour, pour tout à la fois mesurer la force des dispositifs de légitimation mobilisés par les élus et pour discuter au fond de leur pertinence. En quoi (et à quelles conditions) peut-on dire d’un élu local qu’il est proche ? Dans quelle mesure peut-on considérer que celui-ci est devenu un professionnel de l’action publique, à la fois expert et manager ?

     La proximité est une notion très à la mode. Dans un contexte de mondialisation et de « dé-territorialisation » tendancielle des pratiques sociales, son succès apparaît comme une valeur refuge face à des évolutions que les citoyens ont le sentiment de subir passivement. Le territoire rassure, les frontières également. Selon cette perspective réactive, la commune et l’élu qui est à sa tête (monsieur ou, de plus en plus souvent, madame le maire) activent un imaginaire familier adossé à une histoire longue et rassurante. Institution républicaine par excellence, le maire incarne depuis la Révolution le pouvoir d’État en sa forme la plus familière, la plus accessible. On connaît son maire, on identifie un individu au-delà d’un rôle, on sait où le trouver, on peut croire qu’il est un des nôtres et qu’il appartient à la communauté qu’il administre. Si celui-ci parvient de son côté à nourrir la confiance que les citoyens placent en lui par des gestes symboliques appropriés, l’équation fonctionne : le maire est apprécié, il parvient sauf exception à se faire réélire, on lui fait confiance, il saura nous défendre face aux menaces les plus diverses.
    Ni la professionnalisation des élus ni leur politisation n’ont vraiment grippé cette logique incarnative. Même porté par un parti, même dépositaire de savoirs et d’expériences acquises ailleurs, le maire d’aujourd’hui sait arborer le masque de l’élu-du-sol : il est toujours d’abord un élu attaché à sa ville ou à son village, dévoué à son territoire. A celui-ci, il met en avant son attachement et son appartenance en investissant dans les fêtes locales, en étant présent sur place, en mettant en scène le territoire sous toutes ses formes (spécialités locales, culture locale, histoire locale...). Le maire ne fait pas que représenter au sens classique de la théorie de la représentation démocratique : il incarne le territoire. Il n’est pas seulement un technicien au service d’un territoire : l’attachement qui le lie à celui-ci doit tendre vers l’affectivité et donc l’exclusivité. S’il cumule d’autres mandats, ce sera pour mieux servir sa ville. Passer d’une ville à l’autre (peu s’y risquent) est toujours de ce point de vue une stratégie à haut risque.

     La proximité est également attestée par la capacité à dépasser les clivages qui structurent la société locale. La logique incarnative trouve en effet sa limite dans le fait que la personne du maire est forcément rattachée à un genre (il est un homme ou une femme), à une classe sociale, à un profession, à un quartier, éventuellement à une famille... Les maires savent neutraliser ces ancrages dès le stade de la constitution des listes dont ils prennent la tête en vue de la campagne électorale : parité bien sûr (c’est désormais obligatoire), mais aussi pluralité sociale, ethnique, territoriale, professionnelle, générationnelle. Refléter exactement la société locale n’est certes pas une tâche aisée, mais les têtes de liste doivent faire en sorte de n’oublier aucun groupe électoralement significatif. Ainsi la proximité est-elle aussi représentativité : le conseil municipal reflète la société locale dans sa diversité, le maire l’incarne dans sa singularité.
    D’une façon générale, la symbolique de proximité est activée par tous les dispositifs mis en place par les maires pour occuper le terrain à l’échelle de la société locale. Associations culturelles et sportives, enseignement (de l’école primaire à l’enseignement supérieur), entreprises locales, monde des commerçants ou des professions libérales... toutes les institutions locales et tous les réseaux territorialisés font l’objet d’un investissement visant tout à la fois à réguler les problèmes locaux (action publique) et à imposer la présence municipale. Conformément à l’idéologie de la clause générale de compétence, les maires se saisissent de tous les secteurs et de tous les problèmes. Exceptionnelles sont les situations où ils prennent le risque d’ignorer un problème local sous prétexte qu’il ne serait pas de leur compétence.

     Ce souci de se donner à voir comme proche est particulièrement manifeste dans les procédures de démocratie participative. L’objectif poursuivi par les maires investissant dans les conseils de quartiers et autres formules d’échange direct avec les citoyens est clairement de capter les profits symboliques et politiques liés à la concertation. Il n’est pas certain que les contenus d’action publique soient directement affectés par ces dispositifs, il est en revanche acquis que les maires qui ont fait preuve d’activisme en ce domaine en ont tiré des bénéfices y compris électoraux. La notion de gouvernance accrédite l’image d’une équipe élue en phase avec les autres acteurs de la société locale. Le maire n’est certes pas un décideur souverain : mais il est, mieux que quiconque, à même de faire dialoguer l’ensemble des acteurs de la société locale. Il dispose de la légitimité suffisante pour inscrire un problème à l’agenda et pour réunir autour d’une même table les acteurs concernés, tous secteurs confondus.
    L’idéologie managériale du projet territorial s’inscrit dans cette perspective de mise en scène d’un maire proche, capable de parler au nom du territoire tout entier et surtout capable de substituer l’intérêt territorial aux multiples intérêts sectoriels. Cette forme contemporaine de travail symbolique ne doit pas faire oublier la persistance de mécanismes plus traditionnels comme le clientélisme. Si celui-ci se déploie à une échelle différente (il s’agit pour l’élu de rendre service à un individu ou à une famille), l’idée demeure la même : donner à voir un élu puissant, capable de rendre des services, de donner des coups de pouce, intéressé au sort de ses concitoyens et concerné par leurs problèmes quels qu’ils soient. Le clientélisme suppose une relation personnalisée faite de confiance et d’inter-connaissance. Il construit l’image d’un élu capable d’attention à l’égard des plus modestes.

Vers un maire « manager territorial »

     Les maires se sont considérablement professionnalisés en quelques décennies. Deux évolutions ont pu être constatées. La première, qui renvoie au sens premier de professionnalisation, tient au fait que les maires urbains ont fait de l’activité politique leur activité principale, voire exclusive. Le cumul des mandats et des responsabilités (en particulier intercommunales) permet d’additionner les indemnités et de procurer aux intéressés des revenus confortables. Le raisonnement ne vaut pas à l’échelle des petites villes, même si des formes de professionnalisation s’observent également à ce niveau : maires péri-urbains bénéficiant de vice-présidences d’agglomérations, maires ruraux conseillers généraux, et surtout retraités maires pouvant donner tout leur temps pour l’accomplissement d’une responsabilité peu rémunérée. On glisse ainsi vers la seconde dimension de la professionnalisation, entendue comme capacité à mobiliser des compétences expertes et des savoirs techniques dans l’appréhension des problèmes locaux. Certes les maires demeurent des élus généralistes : mais ils doivent pouvoir maîtriser les langages et les problématiques fondatrices de chacun des secteurs qu’ils ont à connaître : gestion des déchets, programmation culturelle, règlements d’urbanisme, démocratie participative, attractivité du territoire, intercommunalité, tourisme, équipements sportifs, ressources humaines... La technicité des politiques locales s’est considérablement accrue depuis les réformes de décentralisation. L’élu n’est certes pas seul, et le mouvement de professionnalisation des collectivités locales s’observe au moins autant chez les fonctionnaires territoriaux que chez les élus. Dans les petites communes, les mairesdoivent pourtant faire avec les moyens du bord : les ressources humaines disponibles sont faibles au regard des exigences de la gestion territoriale. A mesure que l’on se rapproche des échelons urbains, l’administration s’étoffe et se démultiplie (les villes ayant recours à des expertises externes), mais l’exigence de professionnalisme à l’endroit du maire demeure très forte. On trouve confirmation de ces évolutions en observant l’origine professionnelle et la trajectoire des élus. Le niveau de diplôme est élevé, et beaucoup d’élus proviennent des milieux décisionnels locaux (fonctionnaires territoriaux, agents de développement, urbanistes...). On ne s’improvise pas maire de grande ville, et on peut penser que les électeurs prêtent attention au profil des candidats.

     Le professionnalisme des élus locaux s’objective en un langage technicien propre à l’univers typé de l’action publique territoriale : gouvernance territoriale, projet urbain, attractivité du territoire... On est confronté à un champ lexical en perpétuel renouvellement, nourri du dialogue entre chercheurs, experts, et élus. La recherche universitaire intéresse les élus, ces derniers se l’approprient, la course à l’innovation est aussi lexicale. Dans un tel contexte, les références strictement partisanes pèsent d’un poids plus faible que par le passé. Après une phase d’hyper-politisation de la société française qui marqua y compris les débuts de la décentralisation, (années 70-80), on observe un reflux des idéologies partisanes. Sauf exception (maires FN en 1995), l’impression dominante est que les idéologies partisanes se sont dissoutes dans une idéologie professionnelle propre à l’ensemble des spécialistes de l’action publique territoriale : cette idéologie intègre les questions environnementales bien au-delà des Verts, les questions de sécurité bien au-delà de la droite, le social et la culture au-delà de la gauche, etc. Cette idéologie adoucit la frontière entre élus et fonctionnaires, pour laisser place à une déclinaison au fond assez standardisée de l’intérêt général local. Celui-ci est largement nourri de la foi en une problématique unanimement considérée comme essentielle, celle de l’attractivité. La mise à l’agenda de cette notion traduit l’exacerbation de la concurrence entre les territoires : la décentralisation a de fait été vécue comme réforme libérant le pouvoir d’initiative des élus, à charge pour eux d’attirer les res- L'idéologie de l'attractivité exacerbe la compétition entre les territoires. sources les plus convoitées (emplois, touristes, cadres, étudiants...). Chaque commune devient acteur singulier d’une compétition multiscalaire qui n’ignore pas les jeux d’alliances (coopération intercommunale) mais qui demeure frappée du principe fondamental de l’individualisme (pour ne pas dire l’égoïsme) communal. Le maire incarne cet individualisme, à lui de lancer les projets qui positionneront favorablement sa commune dans la compétition entre territoires.

     La quête d’attractivité induit une dépendance exacerbée à l’endroit d’une variable longtemps négligée, l’image de la commune. Tout est bon pour faire parler de soi et pour se voir octroyer le label de territoire innovant : festivals, performances sportives, patrimoine touristique, modes de transport, formules originales de démocratie participative, politiques publiques innovantes, slogans et logos, changement de nom de la commune, grands événements... Attirer l’attention par un système de vélo en libre-service, par la gratuité des transports publics, par la mise en place d’un comité consultatif d’anciens, par le lancement d’un festival de clowns ou de marionnettes, par le financement d’un opéra, tout cela permet de faire parler d’une ville, de lui conférer une notoriété et une image inédite. On peut certes douter du raisonnement qui vise à faire de l’attractivité la variable clé (pour ne pas dire magique) qui conditionne le devenir des territoires ; on peut même observer que parfois ces politiques visent davantage à assurer la promotion des élus que de leur ville... Mais on est obligé de constater que tous les acteurs impliqués dans l’action publique territoriale participent de cette idéologie de l’attractivité. Et ce sont ainsi toutes les politiques municipales qui sont recadrées à l’aune de cet impératif : les politiques culturelles, sportives, touristiques, universitaires... se développent avec le souci obsessionnel du classement (des villes où il fait bon vivre, des villes où il fait bon étudier, des villes où il fait bon entreprendre...).
    Proximité et attractivité... Les maires savent surfer sur les légitimités d’hier les plus éprouvées et sur les discours à la mode du management public. Ils savent surtout associer les citoyens à la célébration de ces légitimités. C’est à ces conditions qu’ils parviennent pour partie à neutraliser les deux dangers qui fragilisent le pouvoir démocratique aujourd’hui : l’impuissance et la distance.