En ville, la nuit absorbe de plus en plus l’activité humaine : le temps de travail s’est modifié (horaires décalés, temps partiels) et le travail de nuit a recommencé à croître après une période de stabilité durant les années 1990 ; les professionnels de la culture, des loisirs et du commerce sont mobilisés sur des horaires plus tardifs pour répondre à une demande accrue. Le cœur de la nuit, période où un ralentissement des activités urbaines est constaté, se resserre désormais entre 1 h et 5 h du matin.
L’activité nocturne des agglomérations et villes françaises investit de nouveaux espaces : les centres-villes qui concentrent l’animation culturelle et commerciale, les centres périphériques où se sont développés les multiplexes, les lieux d’échanges et de communication aux franges des villes (stations services des autoroutes, gares, aéroports…).
Le « public » de la nuit a évolué : on n’y croise plus seulement les « fêtards noctambules », ou les représentants de la « ville de l’ombre » (délinquants, dealers, prostituées…), mais aussi des consommateurs de l’offre culturelle, récréative ou commerciale. La ville la nuit constitue en effet un espace-temps où les contraintes horaires s’affaiblissent et où les relations sociales trouvent un autre cadre. L’investissement du temps de la nuit par les jeunes est naturellement le plus marquant et le plus immédiatement visible dans les centres-villes.
Les Villes n’ont commencé à mesurer les enjeux de la gestion nocturne qu’assez récemment. Celle-ci apparaît tout d’abord comme un enjeu de marketing urbain, traduit par la mise en lumière non plus de quelques monuments remarquables, mais de la ville tout entière (développement des « plans lumière » depuis une dizaine d’années). Certaines villes européennes, telles Lyon ou Turin, ont fait de ces scénographies lumineuses un puissant vecteur de promotion et de rayonnement de leur territoire.
Selon une logique convergente, l’offre d’événements culturels et festifs utilisant la magie de la nuit s’est considérablement développée depuis vingt ans. Rennes (festival des « Tombées de la nuit »), et plus encore Nantes (festival des « Allumées », de 1990 à 1995, puis création des « Nuits blanches », dont le concept s’est ensuite exporté) illustrent bien ce mouvement.
Mais au-delà de ces effets d’image, la gestion de la nuit s’impose de plus en plus nettement aujourd’hui comme un enjeu de politique urbaine touchant à des domaines très divers : offre de transport sur des horaires décalés, ouverture de nouveaux services urbains ou élargissement des plages d’ouverture des services existants, réponses adaptées en termes de sécurité et de tranquillité publique, en termes de services d’urgence ou de prévention, d’hébergement d’urgence (Samu social), contrôle des usages de l’espace public, réglementation des établissements privés fonctionnant la nuit…
D’un côté, le temps de la nuit est devenu le théâtre de conflits d’usage (repos, travail, loisirs) qui interpellent les pouvoirs publics. De l’autre, les représentations de la nuit, notamment sur le registre de l’insécurité, ont nécessité des adaptations ou l’invention de nouveaux services, fondés sur une présence apaisante ou dissuasive accrue dans l’espace public.
Alors qu’ils relevaient jusque-là essentiellement de l’urgence (services de santé ou de maintenance) ou du contrôle (services de police), correspondant aux exigences d’une « ville de garde », les services sont appelés à évoluer en regard des pratiques qui rythment aujourd’hui les villes la nuit. Cette adaptation concerne non seulement la gestion urbaine, mais aussi le champ de la tranquillité publique. Car les conflits d’usage potentiels générés par ces usages affectent avant tout l’espace public. Et c’est tout naturellement sur les centres urbains que va se concentrer la question d’un renouvellement de l’action publique, et plus particulièrement celle des collectivités locales. Face à cet enjeu, les villes de Rennes et Nantes vont développer, durant les années 2000, des réponses différentes, que nous nous proposons d’examiner ici.
Nous avons analysé les faits relevés dans la « main courante » de la police nationale en 2005 à Rennes et à Nantes. Ils sont classés en trois catégories : crimes et délits, nuisances et troubles à l’ordre public, différends familiaux. Ils sont également répartis par quartiers et selon les temps jour et nuit (de 19 h à 7 h).
Dans les deux villes, les explications sont convergentes. À Rennes par exemple, pour les « crimes et délits », le centre-ville (Mairie Colombier) prédomine nettement avec 28 % des faits enregistrés dans l’ensemble de la ville. Mais le taux de faits nocturnes (45 %), par rapport aux faits diurnes, est conforme à la moyenne des autres quartiers.
Les « troubles et nuisances à l’ordre public » représentent la catégorie la plus importante en nombre de faits, et la prépondérance du centre-ville est forte également (27 % des faits). Mais surtout les faits nocturnes y sont beaucoup plus représentés (57 %).
Enfin, les « différends familiaux » présentent une géographie toute différente : ils sont les plus nombreux dans les quartiers d’habitat périphériques, englobant les quartiers d’habitat social, tels que Le Blosne Bréquigny (qui vient en tête) ou Maurepas. La part des faits survenus la nuit est également fortement majoritaire (58 % du total des différends). Mais on a affaire à un type de faits affectant en priorité l’espace résidentiel, et moins l’espace public comme dans les deux catégories précédentes.
À Rennes, la nuit a depuis longtemps constitué un enjeu particulier d’appropriation de la ville par la jeunesse et par conséquent un risque de tension et de conflit entre les générations.
Deux composantes intrinsèques de la ville doivent être rappelées au préalable :
D’une part, la jeunesse étudiante, évaluée à près de 60 000 personnes, pèse d’un poids singulier dans la population rennaise (environ 30 %). Le maire précédent, Edmond Hervé, comme son prédécesseur, est issu du milieu universitaire. La jeunesse est donc inscrite à l’agenda politique depuis longtemps, dès les années 1970. Cependant, l’enjeu semble davantage porter sur la jeunesse des quartiers que sur la jeunesse étudiante. Pendant que celle-ci occupe les rues du centre sur le registre festif selon des modes plutôt bien acceptés localement car perçus comme rites de passage à l’âge adulte, ce sont les jeunes des quartiers populaires qui préoccupent et vers lesquels se mobilisent les professionnels et associations autour de la collectivité locale.
D’autre part, le centre historique recouvre un périmètre restreint. Les établissements nocturnes, bars et épiceries de nuit notamment, se concentrent dans quelques « rues de la soif », dont la notoriété dépasse la ville. La mise en service du métro en 2002 accentue encore ce rassemblement de jeunes, surtout le jeudi soir, autour de la station Sainte-Anne.
Deux événements vont précipiter le basculement de la scène familière et positive de la « jeunesse au centre-ville la nuit », dans un registre particulièrement conflictuel : la décision par arrêté préfectoral (septembre 2004) de fermeture de tous les bars à 1 h du matin, qui précipite au même moment les consommateurs sur le pavé, et l’organisation d’une rave-party en marge du festival des « Transmusicales », pour laquelle un terrain est refusé, suite à un désaccord entre Ville et Préfecture. Les manifestations conflictuelles qui s’étaient déjà produites en 2004 atteignent en 2005 une nouvelle intensité. Chaque jeudi soir, un rituel d’affrontement va, sur la durée, opposer les jeunes à la Police (présence policière au coeur de la ville, cars de CRS à ses abords immédiats). Les injonctions adressées à la municipalité pour agir se multiplient. Les résidents du centre-ville expriment leur ras-lebol de manière virulente en conseil municipal.
C’est dans ce climat de tensions que la Ville va élaborer une réponse inattendue, en rupture avec la demande sociale de rétablissement de l’ordre et en décalage avec le dispositif policier mis en place. La collectivité souhaite proposer un cadre alternatif à la présence policière fondé, non sur la notion d’ordre public, mais sur les notions de « cohésion sociale » et du « vivre ensemble ». À noter que la police municipale rennaise n’est présente sur l’espace public qu’en journée et sur des missions administratives et non de maintien de l’ordre.
La Ville de Rennes s’inspire des enseignements tirés d’un voyage d’études, organisé par la mission Jeunesse, dans les villes espagnoles d’Oviedo et Gijon, qui avaient testé la possibilité d’une offre de loisirs la nuit pour élaborer une stratégie alternative à la logique sécuritaire. Elle s’appuie pour cela sur une culture partenariale bien établie localement à travers la délégation de gestion des équipements aux associations.
Le Centre régional d’information jeunesse de Bretagne (CRIJB), qui bénéficie d’une expérience en matière d’organisation d’événements destinés à la jeunesse, et d’une capacité à mobiliser bénévoles et réseaux associatifs, apparaît comme un partenaire incontournable de cette stratégie. La Ville le mandate pour animer les jeudis soirs. La première soirée « Dazibao » a lieu le 3 mars 2005. De 22 h à 3 h du matin, sont proposés dans une grande salle, concerts, jeux, activités sportives, le tout sans alcool. Il ne s’agit pas seulement d’offrir des activités, mais de favoriser l’émergence de propositions de la part des jeunes eux-mêmes. Le réseau des bénévoles est mobilisé pour encadrer cette fête. Le succès est au rendezvous, puisque plus de 1 000 jeunes fréquentent d’emblée la manifestation.
Au-delà d’une réponse à l’urgence, la municipalité va s’attacher à pérenniser et à élargir le dispositif. À côté de « Dazibao », une formule spécifique est imaginée pour chacun des quatre jeudis du mois, sur des thématiques différentes (la « nuit du sport », avec l’ouverture d’équipements jusqu’à 2 h du matin ; les « bulles d’art », en partenariat avec les petits lieux de spectacles, les cafésconcerts, ouverts jusqu’à 3 h du matin).
Le conflit a été générateur d’innovation qui a permis un rapprochement entre la Ville et l’État autour du soutien au projet associatif « Prev’en ville » visant la prévention des risques (alcoolisation, drogues, Sida…) dans des contextes de fête. Pour la Préfecture, s’engager sur la prévention de l’alcoolisation des jeunes entre en cohérence avec un nouveau dispositif d’intervention policière (brigade spéciale, formée à la prévention des risques sur l’espace public). Pour la municipalité, la mise en oeuvre d’un dispositif partenarial de prévention vise à reconnaître la légitimité de la jeunesse à faire la fête, tout en garantissant sa protection.
La nuit a été utilisée à Nantes comme un vecteur promotionnel et de dynamisme retrouvé pour une Ville que l’on avait pu qualifier de « belle endormie ». La politique culturelle s’en est emparée pour valoriser le patrimoine (Plan lumière), et surtout pour créer des événements (festival des Allumées, Nuits Blanches…) dont les retombées en terme d’image ont été particulièrement fortes, faisant de Nantes une ville jeune, dynamique et innovante.
Si le centre de Nantes apparaît comme un des supports privilégiés du rayonnement de la métropole, il devient aussi le lieu de convergence des flux et reste perçu comme un espace potentiel de tension et de confrontation sociale et intergénérationnelle. Sa préservation vis-à-vis des turbulences de la nuit constitue ainsi une priorité pour la collectivité. La stratégie métropolitaine va chercher ainsi à anticiper les risques qui peuvent y survenir.
La Ville s’est ainsi dotée d’une panoplie de moyens visant le contrôle et la médiation dans le centre-ville, afin de lutter contre le bruit et les atteintes à la tranquillité publique. Parmi ceux-ci on peut retenir :
• Une intervention réglementaire déterminante : des arrêtés municipaux (réglementant la vente d’alcool et interdisant sa consommation sur l’espace public) sont publiés en 2001, 2002. Une commission municipale des débits de boisson réunit tous les mois élus locaux, services municipaux, services de l’État (Police nationale, Préfecture, Parquet) et organisations professionnelles représentatives des cafetiers. La Ville profite de sa compétence sur la réglementation des débits de boissons pour organiser une concertation avec les intéressés. La commission juge de l’opportunité d’une ouverture d’établissement, et débat des plaintes émises pour décider des sanctions à appliquer aux contrevenants. Elle peut ainsi négocier avec chaque professionnel une offre d’heures supplémentaires d’ouverture, sous condition d’un respect des règles et d’une réelle participation à la gestion urbaine (gestion des sorties d’établissements par exemple).
• Le développement d’outils de contrôle de l’usage de l’espace public : la Ville s’est dotée depuis 2002 d’une Direction générale de la tranquillité publique (dont le responsable était un commissaire détaché de la Police nationale), qui peut mobiliser deux outils la nuit : d’une part une brigade de surveillance et de contrôle nocturne, chargée d’intervenir entre 22 h et 6 h du matin pour mesurer le niveau sonore et relever les entorses à la réglementation ; d’autre part une police municipale qui intervient désormais quasi exclusivement dans le centreville, avec une fonction de dissuasion et de contrôle. Composée de brigades pédestres, VTT et motorisées, elle décharge la police nationale de ses tâches sur le territoire du centre-ville jusqu’à minuit.
• Une politique de prévention sociale des risques par la création d’une équipe de rue et la délégation du « traitement » de certains publics (prostituées, jeunes marginaux…) à des associations caritatives.
• Une politique de « prévention situationnelle » par un travail conjoint entre la Direction de la tranquillité publique et la Direction de l’urbanisme qui a permis d’identifier et d’aménager ou de sécuriser une multiplicité de lieux publics afin d’éviter certaines pratiques délictueuses.
Devant la diversité et à l’extension des usages nocturnes, les modes d’intervention traditionnels des « urgentistes » (Police secours, pompiers, Samu…) n’apparaissent plus comme une réponse suffisante . La nuit révèle aujourd’hui plus qu’hier la complexité grandissante de la gestion urbaine de l’espace public. Mais face à cette nouvelle problématique, Rennes et Nantes, aux sensibilités politiques proches, n’adoptent pas les mêmes réponses. Ces stratégies divergentes mettent en évidence la tension qui persiste aujourd’hui entre « politique Jeunesse » et « tranquillité publique ».
Rennes a cherché à prendre en compte les nouvelles pratiques urbaines des jeunes en évitant de tomber dans une réaction dominée par l’incompréhension et la peur face à une situation inédite (les violences urbaines du jeudi soir). La municipalité a affiché une volonté de se démarquer d’une posture de maintien de l’ordre pour privilégier une démarche concertée avec la jeunesse, dont la présence dans l’espace public la nuit est considérée comme légitime. Elle s’est engagée aussi avec l’État sur une approche préventive et la réglementation de la consommation d’alcool dans l’espace public.
Nantes s’est quant à elle attachée à gérer, par cibles et par publics, la problématique multiforme de la nuit, en adaptant son savoir-faire et en tirant bénéfice des acquis d’une culture de transfert entre Police nationale et Collectivité, sur le registre de la tranquillité publique, tout en soutenant le monde associatif sur la prise en charge de l’urgence sociale.