À la fin du Moyen Age et au début de l’Époque moderne, la Bretagne vit son « âge d’or » économique et si l’on connaît le dynamisme des marchands vitréens, on n’aurait garde d’oublier que Rennes abrite aussi en ce temps-là un milieu marchand dynamique et d’envergure européenne, au premier rang desquels figurent les Thierry.
Fils de marchand mercier et marchand mercier lui-même, Julien Thierry n’a pas de domaine vraiment spécialisé et fait de «l’import-export», en particulier avec les riches Flandres. En vertu d’un processus commun à de nombreux marchands qui réussissent, il se mue progressivement en banquier. Comme d’autres, il profite de la situation militaire tendue de la fin du Moyen Age et se fait fournisseur de chevaux, métal ou salpêtre pour les armées ducales. Parallèlement, Thierry est un moment en charge des finances de la ville, première étape d’une ascension vers les cercles du pouvoir, jusqu’à devenir l’argentier (et le créancier) du duc François II et de sa fille la duchesse Anne. Ceci ne l’empêche cependant pas de s’adapter sans heurt aux nouveaux maîtres Valois. Signe de sa réussite, il achète et agrandit un manoir de prestige dans la campagne rennaise, le Bois-Orcan, doté de 126 ha de terres et bois. A Rennes, il quitte le vieux quartier marchand et sa cohue pour s’installer dans un hôtel non loin de la cathédrale, dans le quartier huppé et décisionnel. L’anoblissement, en 1500, vient, comme il se doit, sanctionner la réussite remarquable de cette famille. Parmi les enfants de Julien, un fils continue les activités bancaires tout en investissant dans la terre, achetant la Prévalaye, où descendra Henri IV en 1598. La famille deviendra parlementaire au cours du 17e siècle, puis militaire, avant que, longtemps après, un lointain descendant de Julien soit un des premiers Rennais à posséder une automobile.
Pareille histoire familiale, du commerce à la noblesse, est assez banale. Ce qui l’est moins, c’est que ces marchands rennais n’ont pas eu de successeurs à leur hauteur sur les rives de la Vilaine, comme si toute la richesse avait été absorbée par le parlement et ses nombreux offices, mais aussi par la terre, le commerce devenant quant à lui durablement secondaire comme source de richesse.
Devenue parlementaire au 16e siècle, Rennes est trois siècles durant dominée par une élite de gens de robe, à la fois gentilshommes et magistrats, venus de tout l’ouest. Leur fortune est parfois colossale, à l’image de celle de la famille de Robien, une des plus emblématiques du monde de la justice.
Ainsi le célèbre président de Robien a-t-il été un des Bretons les plus riches du 18e siècle, et ceci n’est évidemment pas pour rien dans la constitution de ses collections qui, saisies sur son fils pendant la Révolution, ont constitué le noyau initial des musées de Rennes. La fortune des Robien est typiquement nobiliaire. Fondée sur la terre, elle est le résultat d’une patiente accumulation foncière qui, génération après génération, permet de constituer des domaines importants, en l’occurrence ici centrés autour d’Auray et de Quintin. Aînés de la branche aînée, les Robien profitent du droit nobiliaire qui défavorise les cadets et compensent les nécessités successorales par de beaux mariages en général dans la noblesse bretonne, mais aussi, le cas échéant, dans la marchandise malouine, aux dots si alléchantes.
La place occupée au parlement est moins lucrative que stratégique : prestigieuse, elle permet d’avoir un oeil sur des procès qui ne manquent jamais d’arriver et de participer à la vie politique, consubstantielle de la condition aristocratique. Cette fortune se traduit par un train de vie extraordinaire, mais commun aux autres grandes familles parlementaires, et surtout moins ostentatoire que ce qui serait possible avec autant d’argent. Certes, les Robien ont de nombreux domestiques, un chenil urbain qui agace leurs voisins et vivent entre Paris, Rennes et leurs domaines bretons. Mais leur hôtel reste ancien, un peu étroit et relativement peu confortable. Préférant le faste parfois désuet de leurs demeures rurales à l’éclat de leur présence en ville, ces nobles d’ancienne race ne profitent même pas des opportunités nées de l’incendie de 1720 pour s’affirmer de manière spectaculaire dans leur ville.
Plus bretonne que rennaise, cette noblesse parlementaire n’a pas sombré avec la Révolution et, l’orage passé, elle est revenue prendre ses quartiers (d’hiver) dans la capitale bretonne tout en restant fidèle à son mode de vie châtelain.
Dès le 18e siècle, Rennes tente d’échapper à la mono-activité administrative et judiciaire, et plusieurs tentatives se font jour de développer les manufactures rennaises. Mais il faut attendre le 19e siècle pour voir apparaître des initiatives qui, parfois venues d’ailleurs, parviennent à animer un paysage industriel jusque là quelque peu apathique.
L’histoire la plus extraordinaire est sans nulle doute celle d’un jeune Strasbourgeois qui, après une étape par Paris, fonde à Rennes en 1852 les imprimeries qui portent son nom et dont il fait rapidement une dynamique entreprise industrielle. Les succès d’Oberthür s’enchaînent : premier almanach des Postes – avec la judicieuse association lithographie-typographie –, premier éditeur de l’annuaire téléphonique, éditeur de formulaires pour les impôts. En somme, Oberthür accompagne l’invasion de l’imprimé dans la société française. Symbole de cette modernité assumée, s’élève bientôt rue de Paris ce qui va devenir une usine des plus modernes. À côté, Oberthür, devenu richissime, fait construire un bel hôtel particulier, dont il confie le jardin à Denis Bülher, qui oeuvre pour lui avant de le faire au Thabor. Signe des temps, les Oberthür investissent aussi au bord de la mer, à Cancale, ce qui n’empêche pas d’avoir aussi un château en Monterfil.
Pour les quelques 700 ouvriers (vers 1900), qui travaillent souvent en famille dans l’entreprise, la cohésion est d’autant plus forte et attendue que la fanfare et la gymnastique prolongent le travail ensemble, que les enfants peuvent dès 12 ans être formés au métier, qu’une mutuelle est mise en place, qu’un service médical gratuit est instauré, etc. Derrière cela, plane l’esprit chrétien de responsabilité, qui se mêle au souvenir de la dure grève de 1865. Le fondateur transmet l’entreprise et sa passion de l’entomologie à ses fils René et Charles, dont les collections sont parmi les plus remarquables de leur temps. Charles joue aussi un moment un rôle actif au sein du conseil municipal au début du 20e siècle, comme représentant de la droite catholique.
L’entreprise reste familiale jusqu’aux années 50 et représente, avec Ouest Eclair ou la brasserie Graff, un des fleurons de l’économie locale au temps de la première industrialisation, et symbolise ce faisant le nouveau visage de la fortune, fondée sur l’entreprise.
Après guerre, la Bretagne semble renouer avec l’»âge d’or». Le temps des «ploucs» et de Bécassine s’efface derrière l’image d’une Bretagne qui associe tradition et modernité, et Rennes n’échappe pas à cette mutation profonde. Au-delà du Celib et des délocalisations industrielles, des initiatives privées se font jour, à l’image de celles impulsées par le dynamique Louis Le Duff, première fortune rennaise en 2012 selon le magazine Challenges. L’homme est à plus d’un titre un symbole. Le parcours de ce baby boomer né au sortir de la guerre dans le Finistère atteste en premier lieu de ce qui a été le pétrole de la modernisation bretonne : l’attachement à l’école, au sens large. Ainsi le fils de maraîcher devient-il, dans les années 1970, universitaire, illustrant à sa manière le basculement de tout un monde de paysans vers l’économie tertiaire. Mais l’homme d’affaire pointe sous l’enseignant-chercheur et, dès 1976, il fonde la Brioche dorée, première d’une série d’enseignes commerciales (Pizza del Arte) et industrielles (Bridor) qui, ensemble, Louis Le Duff, né en 1946, avait 30 ans quand il créa l’enseigne « Brioche Dorée ». constituent un groupe de près de 15 000 salariés. L’entreprise est aussi doublement symbolique, car elle relève d’un secteur agro-alimentaire qui est un pilier de l’essor économique breton et car l’horizon de ce Finistérien de Rennes est mondial, avec des restaurants et des boulangeries sur quatre continents. Ce qui n’empêche par Le Duff d’afficher son attachement à la Bretagne.
Toujours en mouvement, il ne cesse de faire grossir son groupe, jusqu’à acquérir, tout récemment, une enseigne américaine de salons de thé, sans oublier le «Domaine des Loges», à Bruz, qui associe (comme il se doit ?) un château et un espace de production «bio». Tradition et modernité là encore... Signe du succès que rien ne semble pouvoir démentir, sa fortune, classée au 120e rang français en 2009 (8e bretonne, 2e rennaise) par le magazine Challenges, est passée en 2012 à la 63e place, avec à la clef un quasi doublement du capital (350 à 650 millions d’euros). Homme décidément de son temps, Le Duff est aussi un vrai communicant, auteur de plusieurs livres sur la création d’entreprise, et sachant aussi remarquablement utiliser la toile pour asseoir une image en forme de success story irrésistible. Symbole encore ? Louis Le Duff a récemment reçu la Légion d’honneur des mains du ministre Le Drian dans une préfecture de Rennes assiégée par les manifestants hostiles à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes : faut-il voir dans l’anecdote le choc entre deux Bretagne, celle née il y a cinquante ans de la farouche volonté d’arracher par l’industrie et le commerce cette région à un destin de médiocrité, et une autre, qui, nourrie des angoisses actuelles, cherche à tracer un modèle alternatif ? Affaire à suivre...