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Dossier
#36
« L’espace portuaire,
au cœur de la ville, est l’avenir de Saint-Malo ››
RÉSUMÉ > Architecte et urbaniste, partageant son temps entre Saint-Malo et Paris, Jean-François Revert est spécialiste du renouvellement urbain et de l’urbanisme portuaire, notamment l’articulation entre ville et port. Grand prix de l’urbanisme en 1990, il s’exprime ici de manière très libre sur l’aménagement du littoral de la Côte d’Émeraude. Un territoire que ce passionné de voile observe aussi depuis la mer. Il déplore ainsi l’absence de volonté politique pour transformer le port de Saint-Malo en véritable élément structurant de la ville.

     Avec mes équipes, je travaille depuis le milieu des années 70 sur les problématiques de l’urbanisme portuaire et de l’articulation ville-port, tant sur des questions urbaines qu’architecturales. J’ai notamment été à l’origine de l’aménagement de l’ancienne base de sous-marins de Lorient, transformée en pôle de course au large, avec la Cité de la voile Éric Tabarly, les restaurants, les entreprises… Aujourd’hui, le littoral de Bretagne Sud apparaît en plein développement, grâce une économie diversifiée, liée au nautisme. Ici, à Saint-Malo, nous sommes positionnés sur une activité essentiellement touristique. Le nautisme et la plaisance n’ont jamais vraiment intéressé les gens. J’ai pu le constater personnellement, lorsque j’ai tenté de relancer le Branle-Bas de régates de Saint-Malo en 1994, un événement qui avait connu ses heures de gloire dans les années 50 et 60. On s’était fait attaquer de tous les côtés, en nous accusant d’arrière-pensées politiques totalement déplacées, alors qu’il ne s’agissait que d’un événement nautique doublé d’une dimension culturelle !

     Lors des dernières élections municipales, j’ai communiqué aux équipes postulantes à la mairie de Saint-Malo des notes thématiques sur le développement du littoral, en matière d’urbanisme, de recherche, de développement économique. L’idée n’est pas nouvelle : le bord de mer est en lui-même un facteur d’attractivité pour de nombreuses activités. J’ai souvent dit aux universitaires rennais qu’ils auraient intérêt à implanter des antennes de leurs laboratoires à Saint-Malo pour attirer des chercheurs étrangers ! Un de mes amis, un universitaire qui vit à San Francisco, vient régulièrement l’été donner des cours à la fac de Rennes : il a choisi d’habiter intra-muros, à Saint-Malo plutôt qu’à Rennes ! Mais les Rennais peinent à intégrer cette valorisation du bord de mer qui pourrait aussi contribuer à l’attractivité de leur ville.  

     Comme le rappelle très justement André Lespagnol, Saint-Malo fait toujours référence à deux mythes fondateurs : la course corsaire et les terre-neuvas. Mais il oublie le nautisme ! Peut-être parce qu’il a été lui-même élu au conseil régional de Bretagne lors du premier mandat du président Le Drian. Pour mes amis de gauche, en effet, le nautisme, c’est une activité de riches, qu’il convient d’éviter soigneusement de citer dans les discours officiels ! On préfère parler d’autre chose. Et la ville de SaintMalo souffre aussi de cette conviction que le nautisme ne concerne que les bourgeois locaux ou les « Parisiens » : du coup, personne ne veut investir dans ce domaine ! J’avais eu un jour une discussion avec le vice-président du conseil régional chargé des infrastructures portuaires, l’élu communiste Gérard Lahellec. Je lui avais proposé un projet de « ville-port » à Saint-Malo, en association avec le conseil régional. La réponse avait été cinglante : « Jamais je ne vous permettrai de développer la plaisance sur le port de Saint-Malo ! ». C’est caricatural de la pensée de nos élites.  

     Entre Cancale et le Cap Fréhel, la Côte d’Émeraude n’est pas très homogène, même si c’est un milieu naturel et architectural remarquablement préservé. Toutefois, ce paysage architectural est figé dans sa définition du début du 20e siècle, tandis que le paysage naturel s’est arrêté à son image des années soixante. C’est ce qui donne sans doute son identité paysagère au littoral. De son côté, l’architecte des Bâtiments de France Jean-Michel Germaine, qui a œuvré près de 25 ans sur ce territoire, a joué un rôle essentiel dans cette préservation. Mais pour le faire, il s’est appuyé sur des références architecturales du 19e siècle, ce n’est forcément que du pastiche ! Lorsque je suis arrivé ici, dans les années 1975, j’ai été frappé par le manque de créativité de la production architecturale locale. Mais j’ai rapidement compris qu’un architecte installé sur la côte devait limiter son ambition à la réinterprétation de l’architecture locale et plus particulièrement du balnéaire de la fin du 19e siècle. L’architecture contemporaine n’avait pas le droit de cité. On cite toujours en exemple les grandes villas de Dinard, mais ce sont des copies d’architecture de catalogue, c’est mal fichu au possible ! La seule réalisation vraiment intéressante sur le plan architectural, la fameuse villa Crystal édifiée en 1892, avec son architecture de verrières et son belvédère, a été démolie à la fin des années 1970 car elle jurait avec les autres ! Pourtant, ces villas pourraient rentrer en rythme et dialoguer avec des créations contemporaines, mais ce n’est pas le cas. Ici, le littoral est préservé, dans tous les sens du terme, ce qui génère une économie essentiellement touristique. Nous offrons au visiteur de la nature, avec un site exceptionnel, et du mythe architectural néo-breton. Et tout le monde est très content ! Prenez Saint-Malo intra-muros : les touristes sont persuadés de découvrir une authentique cité corsaire !  

La CCI n’imagine pas un port ouvert sur la ville

     Le nouveau maire de Saint-Malo, Claude Renoult, affirme que contrairement à son prédécesseur, il « aime les entrepreneurs ». Or ce que j’ai découvert, c’est que pour lui, les entrepreneurs, c’est la Chambre de commerce. La CCI inspire désormais la politique économique et urbaine de la ville. J’ai regardé comment l’ancien maire de Vannes, l’UMP François Goulard, avait structuré les réseaux économiques locaux. Habilement, il avait suscité la création d’une association de promotion, élargie aux entreprises innovantes, aux chercheurs et aux universitaires, avec un rayonnement beaucoup plus large que celui d’une simple CCI. Je pense que pour la CCI de SaintMalo, qui reste selon moi le principal outil de gestion de cette ville, le succès touristique naturel de la destination malouine suffit. Pourquoi, dès lors, aménager le port ?

     Pourtant, je reste convaincu que l’espace portuaire, qui est au cœur de la ville, est l’avenir de Saint-Malo. Mais il faudra des élus ambitieux et animés d’un projet à long terme pour traiter cette question. Les références internationales, aujourd’hui, sont faciles à identifier. Il y a bien sûr Barcelone, que la plupart des villes ont imité. Prenez Saint-Nazaire, Bordeaux, Le Havre, Dunkerque : toutes les grandes villes portuaires se réapproprient leurs ports, leurs quais, en y implantant des activités à forte valeur ajoutée. C’est une tendance que l’on observe dans toute l’Europe, en particulier dans les ports du Nord, qui excellent dans l’art de faire cohabiter les mondes de l’industrie, du tourisme, de la plaisance, de la recherche… Dans le nouveau quartier portuaire de Hambourg, les porte-containers longent des tours de logements et de bureaux, c’est extraordinaire !  

     Mais à Saint-Malo, c’est encore un sujet tabou ! J’avais réalisé dans les années 1990 un schéma directeur du port, avec la société Sogreah. Le commanditaire n’était pas la CCI, mais l’État à l’époque. Nous avons fait un projet qui proposait de développer l’organisation urbaine aux franges du port, avec une sorte de « pince de homard » ouverte au public à partir de la gare, ponctuée de grands équipements publics structurants. Le dossier a été soigneusement enterré, et le projet n’est jamais ressorti ! Il manque clairement une vision politique sur ce sujet. Le port appartient aujourd’hui à la Région, qui refuse d’accueillir des activités non liées directement au commerce, ou seulement à la marge. La CCI, qui en est le gestionnaire, s’abrite derrière cet argument pour refuser toute évolution. Un discours qui l’arrange bien ! Ce que veulent les commerçants de l’intra-muros, qui sont largement représentés au sein de la Chambre en vertu du principe « une entreprise - une voix », ce sont des parkings. Il existe un grand projet assez emblématique de cette évolution : à l’emplacement de l’ancienne piscine municipale, il est prévu de construire de nouveaux parkings pour le port. On assiste ainsi une reconquête par la Chambre de commerce des espaces urbains qui bordent le port. Un autre exemple révélateur : l’année dernière, la ville avait lancé un appel à projet autour de la définition de Saint-Malo 2030. Mais la carte jointe au cahier des charges comprenait une grande tache blanche : il était interdit de s’intéresser à l’avenir du port !  

    Il est symptomatique de constater que jusqu’à l’élection du maire actuel – Claude Renoult a été président de la Société nautique de la Baie de Saint-Malo – les grands édiles malouins ont rarement été des marins. Personne n’avait vraiment la fibre maritime dans le personnel politique local. La nouvelle équipe est plus sensible à ces questions, mais elle reste engluée dans ses contradictions à l’égard de la double tutelle de la CCI et du conseil régional sur le port. Et ne comptons pas sur le conseil départemental pour nous aider, il ne sait même pas que l’Ille-et-Vilaine a une façade littorale ! Tous les autres départements investissent massivement dans les ports, les écoles de voile, mais ce n’est pas le cas ici !

     À la faveur d’un concours que je souhaitais vraiment remporter, j’ai tout de même réussi à mener à bien le projet du pôle technique plaisance du quai de TerreNeuve, où se trouvent notamment les entreprises et les chantiers de la famille Escoffier. Ce fut une rude épreuve ! Durant deux ans, il ne s’est rien passé, car la Région refusait que le terme « plaisance » figure sur ce nouvel ensemble de bâtiments. Elle a gagné : c’est désormais le Pôle technique Saint-Malo, sans référence explicite à l’activité plaisance, qui est pourtant la plus dynamique aujourd’hui.  

     Finalement, Saint-Malo a raté deux grands rendezvous : dans les années soixante, à la grande époque de la démocratisation de la plaisance en France, avec Tabarly, l’école des Glénans, Saint-Malo était une ville en pointe en matière de nautisme, avec La Rochelle et Marseille. Mais les rares professionnels locaux n’ont pas su se développer et ont protégé leur pré carré de toute installation d’entreprises étrangères au pays. Du coup, cette nouvelle activité, créatrice de milliers d’emplois, s’est développée en Vendée et en Charente-Maritime. Le maire de La Rochelle de l’époque, Michel Crépeau, appelait personnellement les entreprises concernées (voiliers, architectes navals, entrepreneurs…) une par une, pour leur proposer de venir s’installer chez lui à des tarifs imbattables. Le deuxième phénomène, qui est né à Saint-Malo mais dont la ville n’a pas profité, c’est ce que j’appelle les « bateaux de funambules », ces voiliers géants qui ont contribué à la légende de la Route du Rhum. Ce sont des machines extraordinaires, dont la conception et la maintenance créent aujourd’hui toute une activité en Bretagne Sud, de Brest à Nantes. La jeune navigatrice Servane Escoffier fait partie des rares à défendre cette activité à Saint-Malo. Réussira-t-elle son pari ? Je le souhaite, mais la vague du tourisme ordinaire est tellement forte sur cette ville qu’elle douche de nombreuses initiatives. Pourtant, la présence des écuries de course au large en Bretagne sud joue un véritable rôle d’entraînement. C’est grâce à leur participation qu’une course comme le Tour de Belle-Ile, organisé par une association de La Trinité, peut aujourd’hui rassembler 500 bateaux. Rien de tel n’existe sur la Côte d’Émeraude, hélas !

     En matière d’organisation d’événements, il manque aussi les équipes créatives. Saint-Malo est avant tout une ville de commerçants. L’éducation des jeunes Malouins est orientée vers le commerce. Ils fréquentent une école de commerce, l’université, ou plus simplement reprennent le commerce familial. Les Beaumanoir ou les Bessec excellent dans leurs domaines respectifs, sans toutefois embrasser la dimension culturelle ou créative à la manière d’un François Pinault, ce qui est un peu antinomique avec le commerce.  

     Finalement, j’ai peur que la Côte d’Émeraude ne finisse par se transformer en un vaste parc Disneyland, où les images sont bien connues : les moutons sont dans la baie, les goélands survolent les plages ; le touriste est assuré de ce qu’il va trouver, et ce n’est pas la peine de se précipiter, rien n’est appelé à changer. On parlait tout à l’heure du port de Saint-Malo, un important élément d’avenir qui semble pourtant figé, tout comme la baie du Mont Saint-Michel, qui est sous cloche. Je ne vois guère comment ce territoire va pouvoir évoluer, à court terme.»