Cinquante ans après, comment relire les réalisations de Gaston Bardet, auteur d’une cité-jardin novatrice dans la commune du Rheu? Au-delà d’une expérience singulière liée à la rencontre d’un maire et d’un urbaniste, quels enseignements peut-on en tirer? En quoi les opérations menées aujourd’hui dans l’agglomération rennaise peuvent-elles se réclamer d’une certaine filiation avec ce modèle urbain?
Si l’urbanisme actuel ne se réfère plus explicitement au concept de la cité-jardin et si ce modèle semble un peu désuet au regard des enjeux d’une agglomération dont l’objectif est de construire de nouveaux logements en évitant de gaspiller trop de foncier, il n’en reste pas moins que les principes fondateurs de l’urbanisme des cités-jardins sont aujourd’hui repris et interprétés dans les nouveaux quartiers de l’agglomération rennaise.
Dans les années 50, la commune du Rheu, à l’ouest de Rennes, est encore un petit bourg rural. Le développement économique, avec notamment la première implantation de Citroën à la Barre-Thomas en limite ouest de Rennes et l’afflux de main-d’œuvre qu’elle entraîne, génère des besoins de logements qui vont se traduire par la construction des grands ensembles (le quartier de Cleunay, commencé en 1954 à l’ouest de Rennes également, en est le premier exemple).
Un nouveau maire, Jean Chatel, est élu au Rheu en 1953. La commune entreprend alors un premier lotissement dans le secteur des Landes d’Apigné (entre le bourg et Rennes). Ce lotissement, simple division parcellaire de chaque côté de rues parallèles, déçoit le maire, qui rêve d’un autre urbanisme. Celui-ci prend connaissance d’un ouvrage Le nouvel urbanismede Gaston Bardet, alors directeur des études de l’Institut international et supérieur d’urbanisme appliqué à Bruxelles. Reconnu davantage comme théoricien de l’urbanisme (ses réalisations sont peu nombreuses), donnant des conférences partout dans le monde, Gaston Bardet s’oppose au mouvement moderniste, qui prône un urbanisme fonctionnaliste, où les fonctions sont bien séparées dans l’espace.
Le plus célèbre tenant de ce courant, Le Corbusier, s’insurge d’ailleurs contre les cités-jardins en des termes définitifs: « Liquidons les cités-jardins, avec leur fausse nature: supprimons, interdisons les cités-jardins. C’est une utopie prémachiniste, un palliatif de panique ». Dans son ouvrage Urbanisme, utopies et réalités, Françoise Choay montre bien qu’au début du 20e siècle, deux courants de pensée urbanistique s’affrontent, le moderniste et le naturaliste, ce dernier inspirant les cités-jardins. Gaston Bardet s’inscrit dans cette lignée; il connaissait les expériences de cités-jardins anglaises et américaines et les tenait pour une solution pertinente aux problèmes de désordre urbain et pour une bonne réponse à l’impératif d’une croissance urbaine maîtrisée.
Sans trop y croire, Jean Chatel se paie le culot de prendre contact avec Gaston Bardet qui, surprise! répond à son invitation. Les opérations exemplaires ne verraient pas le jour sans une certaine alchimie entre les hommes, et c’est sans doute ce qui s’est passé à ce moment: Gaston Bardet viendra même s’installer au Rheu pendant près de 10 ans, entre 1959 et 1967. Il sera architecte-conseil de la mairie, et concevra trois lotissements successifs se déployant en greffe autour du bourg ancien: le « lotissement Est », le « lotissement des oiseaux », et le « lotissement des sports ».
Les principes de conception sont fondés sur plusieurs idées. Tout d’abord, des voies automobiles rayonnantes ou circulaires autour du centre-bourg, ainsi qu’un réseau de sentiers piétons traversants les îlots bâtis, reliant notamment les nouveaux quartiers au bourg ancien. Des maisons en rangée, conçues par Gaston Bardet, construites avec des matériaux locaux (schiste pourpre du bassin rennais en soubassement), et destinées à une population ouvrière. Des maisons plus cossues, sur des parcelles plus larges, trouvent place aux angles des îlots. Il s’agit pour Gaston Bardet de faire coexister diverses catégories de population dans le même quartier et aussi de créer une ville pavillonnaire comprenant non seulement des logements, mais des équipements collectifs et des espaces publics favorisant le lien social, la vie de voisinage.
Autre point remarquable: le souci de détail dans le dessin urbain. Gaston Bardet dessine les plaques de rue (panneaux en céramique), il fixe une palette de couleurs pour les volets des maisons, il dessine les clôtures qui bordent les rues, il place des arbres singuliers aux angles de rues pour agrémenter les points de vue. La place ré- servée au végétal est d’ailleurs un aspect très fort de ces opérations: il conserve les haies bocagères existantes et leurs alignements de chênes, et il réserve dans la conception une très large place aux espaces verts. Dans le troisième ensemble, le « lotissement des sports », la proportion d’espaces verts publics est particulièrement forte: l’opération intègre notamment des terrains de sports et de larges placettes.
Il emprunte explicitement aux cités-jardins anglaises (Letchworth et Hampstead Garden, réalisées entre 1900 et 1910 par Raymond Unwin dans la banlieue de Londres, en sont des exemples aboutis) la figure du « close »: il s’agit d’une placette semi-fermée, abritant un square planté, entourée par des rangées de maisons formant un U (dans les cités-jardins anglaise, la forme décrit aussi parfois un T). Au Rheu, Gaston Bardet nomme ces lieux du nom des arbres qu’il y fait planter: place des Acacias, place des Tilleuls, place des Bouleaux, etc. Ce sont des placettes, un peu retirées de la rue principale pour offrir aux riverains calme et sécurité. Pour éviter la monotonie d’une conception répétitive et uniforme, les urbanistes des cités-jardins n’ont pas hésité à recourir au pittoresque, au détail qui permet à l’habitant de se reconnaître, au passant de mieux identifier les lieux.
Les cités-jardins sont demeurées très marginales dans la production urbaine de l’entre-deux guerres, et davantage encore de l’après-guerre en France, contrairement à certains pays voisins tels l’Angleterre, les Pays-Bas ou l’Allemagne. Gaston Bardet est resté une voix isolée à une époque mobilisée par le besoin de construction de masse et influencée par la pensée du mouvement moderniste, dont les grands ensembles ont constitué une réponse le plus souvent appauvrie.
Les cités-jardins, et l’exemple de Gaston Bardet au Rheu en est l’illustration, démontrent qu’un urbanisme maîtrisé est possible avec l’architecture pavillonnaire et que celle-ci n’est pas nécessairement synonyme de désordre urbain et de gaspillage foncier.
À première vue, le terme de cité-jardin n’est plus guère employé dans l’urbanisme actuel. Les concepteurs des nouveaux quartiers qui s’édifient autour de Rennes ne se réfèrent plus explicitement à ce modèle. Dans l’agglomération, les références évoquent plutôt des concepts de « ville nature », de « ville archipel ».
La « continuité des principes de Gaston Bardet » est revendiquée cependant dans la commune du Rheu, par exemple pour la conception du nouveau quartier des Huberdières, près de 500 logements, en cours de réalisation dans le prolongement direct de l’opération de Bardet au nord du centre: « La poursuite du développement radioconcentrique, l’importance du végétal et des espaces publics », comme l’explique une plaquette de présentation, sont les principes appliqués qui s’inspirent de la cité-jardin.
Le futur grand quartier de la commune, la Tremelière, à l’ouest du centre, dont la réalisation s’étalera sur une dizaine d’années (environ 1200 logements prévus sur une surface de 62 ha, dont 45 aménageables) laisse une part très importante aux espaces non bâtis, traités en coulées vertes laissées naturelles (un part de la surface est constituée d’une zone humide) ou en espaces verts plus aménagés à proximité des îlots d’habitation. Ce nouveau quartier, conçu par l’urbaniste Nasrine Seraji et le paysagiste François Neveu, se veut l’une des opérations emblématiques de Rennes Métropole pour les prochaines années.
La revendication de l’héritage de Gaston Bardet paraît somme toute plus naturelle au Rheu. Mais Jean-Luc Chenut, l’actuel maire de la commune, souligne que le contexte a changé: de petit bourg à l’époque de Bardet, Le Rheu s’est beaucoup transformé, dépassant 7000 habitants, et la cité-jardin, composée exclusivement de maisons individuelles, ne saurait plus constituer une réponse adaptée aux exigences de densité voulues par l’agglomération. Exclusivement pavillonnaire, elle serait considérée comme facteur d’étalement urbain et de gaspillage des ressources foncières. Si la cité-jardin du Rheu n’est formée que de pavillons, rappelons que d’autres cités-jardins construites dans la région parisienne dans les années 30 ont relevé en leur temps le défi de la densité. Ainsi, la cité-jardin de Suresnes comprend 2500 logements, dont 90 % en collectif, principalement locatifs sociaux, et de nombreux équipements publics.
Notons au passage une parenté d’hier à aujourd’hui dans le débat sur la densité: on sait que des formes urbaines denses et l’apparition de collectifs ont rencontré une opposition parfois vive dans les communes périurbaines, provoquant même la non réélection de certains maires qui s’étaient engagés dans d’ambitieux projets. Ce changement de culture à l’œuvre aujourd’hui se constatait déjà lors de la réalisation de la cité jardin du Rheu, dans les années 60: dans le film documentaire de Philippe Baron, intitulé Rue des Mésanges et consacré à l’histoire de la cité-jardin, l’un des interviewés, un agriculteur de la commune, se souvenant des réactions de l’époque, remarque: « Un lotissement? C’était un mot pas connu, il a fallu que lui nous dise: attention, c’est une construction de maisons dans un site bien déterminé. Ce qui faisait dire aux ancêtres: ça va être un foutoir de personnes, la pagaille dans le pays! C’était vu sous cet angle-là ».
Mais bien que le contexte ait changé, les principes fondateurs des cités-jardins peuvent se lire dans les réalisations contemporaines à plus d’un titre: La notion d’urbanisme maîtrisé: les cités-jardins sont extrêmement bien dessinées dans le détail, de la conception d’ensemble au mobilier urbain. Elles ont su créer des ambiances différenciées, mais aussi emboîter les diverses échelles (maison, îlot, quartier, ville…) dans un souci d’unité. Elles supposent une forte maîtrise d’ouvrage, s’appuyant sur une bonne maîtrise foncière, ce qui constitue aussi l’un des fondements des opérations engagées dans Rennes Métropole.
La mixité sociale: la cité-jardin du Rheu offrait des logements économiques, destinés à une population ouvrière. Mais l’esprit, qui relevait sans doute d’une certaine utopie, était de faire coexister les diverses couches sociales, en ménageant la réalisation de certaines maisons plus spacieuses destinées à des cadres, des patrons d’industrie. On ne peut s’empêcher de songer au côté précurseur de cette disposition quand on sait que tout nouveau quartier de l’agglomération, en application du Programme local de l’habitat de Rennes Métropole, doit inclure 50 % de logements bénéficiant de financements aidés (locatif ou accession sociale).
La couture urbaine: les cités-jardins sont pensées en continuité de l’urbanisation existante. Celle de Bardet au Rheu vient se greffer sur le petit bourg ancien, elle en prolonge les rues, elle crée des cheminements piétons qui permettent de rejoindre directement le bourg, ses services et commerces. Ce principe de maillage continu de la trame viaire et des cheminements piétons ou vélos, parfois dissociés et empruntant des tracés plus directs que l’automobile, revient en force dans les opérations contemporaines, se revendiquant d’une « ville passante », selon l’heureuse expression de l’urbaniste David Mangin, c’est à dire perméable, ouverte, conviviale, à l’opposé d’une ville constitué d’enclaves, voire de ghettos.
Le respect du site : contrairement à la plupart des grands ensembles ou des opérations de rénovation urbaine des années 70 fondées sur le principe de la tabula rasa, les cités-jardins sont respectueuses du site existant. Dans l’ensemble « Hufeisen Siedlung » (quartier du Fer à cheval), construit entre 1925 et 1932 dans la banlieue de Berlin, Bruno Taut, son concepteur, prend en compte les vallonnements du site, la présence d’un petit étang dans une dépression du terrain, pour concevoir l’armature des voies et la composition des maisons en rangée et des immeubles. De même, dans l’opération de Gaston Bardet au Rheu, la trame bocagère et les tracés qu’elle forme structurent le plan de la cité-jardin, démarche de respect du site reprise des décennies plus tard dans l’agglomération rennaise. Les alignements de vieux chênes, présents notamment dans les chemins piétons qui traversent la cité, en sont le témoignage.
La nature en ville: c’est sans doute l’influence la plus évidente des cités-jardins sur les opérations d’aujourd’hui. Déjà les cités-jardins mettaient l’accent sur l’importance des espaces publics et la qualité de leur traitement. Aujourd’hui, la contrepartie nécessaire de la densité voulue dans les îlots d’habitat est constituée par des espaces publics, en particulier des espaces verts, vastes et attractifs. Mais par rapport à l’époque des cités-jardins, les finalités des espaces verts ont changé: ils ne sont plus seulement destinés à fournir un cadre de vie agréable aux citadins, une image policée de la nature, un support pour des activités de loisirs à proximité du domicile, etc. mais ils ont acquis de nouvelles finalités dans les préoccupations actuelles: lutte contre le changement climatique (on sait le rôle de stockage du CO² et de « climatisation » joué par les arbres, ou la végétalisation des toitures), développement de la biodiversité en ville, retour à la mode des jardins familiaux pour l’approvisionnement… Conception et gestion des espaces verts ont profondément évolué: de parcs bien aménagés dans les cités-jardins, les espaces verts des nouveaux quartiers évoluent vers des formes qui les rapprochent de la nature, ou d’une image de nature. Même chose pour l’eau pluviale: autrefois cachée dans des réseaux, elle réapparaît au grand jour, elle est utilisée dans la composition urbaine, dans un souci d’animer le paysage et de limiter les inondations dues à de fortes précipitations. Un autre emprunt à la cité-jardin tient également à la volonté de trouver des limites, des barrières à la ville, d’éviter que celle-ci se dilue dans l’espace rural voisin non urbanisé. Une traduction contemporaine de cette volonté se lit dans le souci de limiter l’urbanisation des terres agricoles, de favoriser la construction de la ville sur la ville, de préserver une ceinture verte autour de Rennes et de développer un modèle de « ville archipel », constituée d’un ensemble de noyaux urbains, reliés par des ré-seaux, au sein d’un espace naturel, forestier et agricole pour lequel une forme de sanctuarisation est prononcée.
En dépit des apparences, et même si l’héritage apparaît assez peu revendiqué, les parentés entre cités-jardins et quartiers actuels édifiés dans l’agglomération Rennaise ne donc sont pas minces. À des degrés divers, elles continuent d’inspirer la pensée urbaine.