et les collégiens :
histoire d’un scandale
La vie privée d’un écrivain ne nous concerne pas. Sauf quand l’auteur lui-même prend la responsabilité de transformer son intimité en littérature. C’est le cas de Violette Leduc dans un récit autobiographique paru en 1970, La Folie en tête. Cette prosatrice éblouissante, au style syncopé, poétique et dru, venait enfin de connaître le succès grâce à son livre, La Bâtarde.
Dans La Folie…, elle revisite son après-guerre quand, adoubée par Camus et Simone de Beauvoir, elle publiait chez Gallimard son premier récit, L’Asphyxie. Nous sommes à Paris en septembre 1947. « Un matin, la concierge, une rude, une plantureuse, frappa à ma porte, elle me donna une enveloppe portant le cachet d’une ville de Bretagne. Je ne connaissais personne en Bretagne. (…) J’ouvris l’enveloppe. C’était signé Patrice. L’Asphyxie lui plaisait, pourrait-il m’écrire une autre let tre ? Il vivait enfermé dans la littérature moderne, quelle solitude du début à la fin de sa lettre… Ce ne serait pas un adolescent s’il n’était pas seul et emmuré. Il m’avait lue. Un lecteur serait-il une proie sur laquelle j’allais me jeter ? Je relisais sa lettre, j’étais tentée par l’abîme qui sépare une femme de quarante ans d’un adolescent de dix sept ans. »
L’écrivaine répond au « jeune homme fiévreux », élève du collège Saint-Vincent à Rennes. S’ensuivent plusieurs mois de correspondance ardente et ambiguë avec « Patrice » en réalité prénommé Georges : on y parle amour, on y parle littérature (Cocteau, Genet, Breton). « Je reçois une lettre de Patrice tous les deux jours », écrit Violette Leduc qui cite dans La Fo lie… des extraits de ses propres lettres : « Luttez contre vos complexes. Pourquoi vous mépriserais-je ? Je vous ressemblais à dix-sept ans. C’est si triste, c’est si difficile l’adolescence… ».
Naturellement, au printemps, Georges « monte à Paris » pour la voir. Violette se sent laide, elle panique. La rencontre est un fiasco. « Georges n’a aucun tort, admet elle. Une vieille femme voulait soutirer du plaisir, de l’amour, de la tendresse d’un homme-enfant. Elle méritait de payer cher. J’ai payé pour ce mirage. »
Un autre collégien de Saint-Vincent, « Flavien », lui aussi grand admirateur de L’Asphyxie noue une correspondance avec l’auteure. Bientôt, Violette débarque à Rennes. « Mon ciré n’inspirait pas confiance au réceptionniste du meilleur hôtel de la ville ». Elle attire « Flavien » dans sa chambre : récit scabreux et déchirant. Trois jours de folie, d’alcool et de violence dans la chambrée. Au dernier matin, la police intervint. Flavien « disparut avec l’assurance d’un petit mec » et Violette reprit le train pour Paris.
La littérature s’arrête là. Tout juste, Violette Leduc revient-elle sur ses collégiens rennais lors d’un entretien radiophonique au moment de la sortie de La Folie en tête, deux ans avant sa mort. « J’ai perdu la tête. J’ai eu besoin de les voir, j’ai eu besoin qu’ils me parlent. J’ai pensé les séduire. »
Fin de l’histoire ? Non. Car voici qu’arrive Carlo Jansiti. Ce journaliste et écrivain italien est un fervent admirateur de Violette Leduc. Créateur d’un fonds consacré à l’auteure au sein de l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec), il sort en 1999 chez Grasset une biographie de Violette Leduc. Ses recherches pour re trouver les collégiens rennais n’ont rien donné. Dans son livre, il se contente d’évoquer l’affaire en deux paragraphes.
Et puis, miracle, quelques mois plus tard, Carlo Jansiti reçoit une lettre d’un certain Alain. Lui aussi était collégien à Rennes, lui aussi a correspondu avec Violette Leduc, jouant notamment les intermédiaires entre l’écrivaine et Georges.
Mieux, avec l’accord de Georges, aujourd’hui décédé, Alain avait à l’époque recopié une grande partie des lettres que lui adressait Violette Leduc. Par la grâce de cette révélation tardive, le biographe dispose donc de missives passionnantes qu’il intégrera dans un volume de Correspondance de Violette Leduc que publie Gallimard en 2007.
Les deux collégiens rennais étaient donc trois. Grâce aux deux survivants : Alain et Robert (ce dernier pré nommé « Flavien » dans La Folie en tête), nous disposons d’un témoignage de première main sur une aventure initiatique vieille de soixante ans. Dans l’avant-propos de la Correspondance, Carlo Jansiti donne la parole à Alain et Robert, aujourd’hui octogénaires et résolument anonymes, mais toujours bouleversés par leur étonnante rencontre avec une grande dame admirée.
Pour Alain, « Violette Leduc avait le sens de l’écriture sensible, engagée, essentielle. Et finalement c’est ce qui, tous trois en Bretagne, nous avait le plus marqués. Par la force des choses et des circonstances, je me trouvais au centre d’une relation complexe entre Violette, Georges et Robert. J’étais observateur, peut-être manipulateur, acteur aussi (mais diurne !) puisque moi aussi j’ai rencontré Violette Leduc. Je me souviendrai toujours de sa première apparition en 1948, en compagnie de Robert à Rennes, chez mes parents, des bourgeois de province. Elle portait un ciré noir très ajusté à la taille, assorti d’un chapeau marin, ce qui ne passait pas inaperçu. » Suivront, selon Alain, « trois jours de débauche » et « de cris passionnels » dans un hôtel de la rue Jules-Simon. « Des bouteilles de champagne vides jetées par les fenêtres, des meubles cassés des coups de poing de Robert, des plaintes des propriétaires de l’hôtel » puis une « descente de police qui a raccompagné Violette Leduc au train. »
De son côté, Robert, qui n’a gardé aucune lettre de Violette Leduc, se souvient : « Dans le couloir feutré, à la lumière en veilleuse de l’hôtel Duguesclin, j’ai frappé à la porte de sa chambre et, dans l’entrebâillement de la porte, la silhouette ombreuse de Violette s’est comme encastrée et a pris possession de moi en un baiser appuyé de fruit défendu et elle m’a attiré à l’intérieur de la cham bre. C’était arachnéen. J’étais venu avec le risque de sa sé duction, pas celui de ma capture. Cet accueil en déra page, décevant pour l’un et l’autre, a marqué cette longue soirée. Violette semblait avoir nécessité pour son équili bre de me garder comme un rêve à poursuivre ou une réa lité à saisir. Mais de mon côté, je devais la quitter dans l’ur gence pour préserver ce qui me restait de courage après mes échecs scolaires. »
Robert ajoute : « Ma mère, inquiète de ce qu’elle considérait probablement comme un péché mortel (la luxure peut-être), m’a fait convoquer par un juge pour enfant lequel m’a vivement conseillé de ne pas suivre cette mode philosophique abominable qu’était, à ses yeux, l’existentialisme. Je rappelle que c’était en juin 1948 et qu’en septembre, j’avais 21 ans, la majorité de l’époque. »
Quelque temps plus tard, Violette secouée par le regret avoue dans une lettre à Alain le « grand délabrement nerveux » qui était le sien lors de sa rencontre avec Robert. Pour autant, écrit-elle, « il m’a marquée au fer rouge (…) C’est atroce de perdre jusque dans l’amitié un être qu’on admire tant, qu’on a découvert et qu’on porte en soi nuit et jour. »
Elle livre cette clé : « Un seul homme m’aura écrit des lettres qui me firent oublier ma laideur, mon âge : c’est lui ». Des mots qui, au-delà de Robert, éclairent son étonnante aventure avec les trois collégiens de Rennes.