Une ville bâtie « presque dans la mer », « entourée de massifs murs de pierre servant de promenade », des « ruelles étroites », les meilleures des huîtres en vente « à chaque coin de la ville […] à dix sous la centaine » seulement: la description de Saint-Malo faite par Moritz von Kotzebue n’aurait rien que de très banale sous la plume d’un voyageur du 19e siècle si ce lieutenant, attaché quelques mois plus tôt à l’état-major général de l’armée du tsar Alexandre Ier, n’était alors prisonnier de guerre.
Son témoignage, publié en allemand dès 1815, traduit en anglais en 1816 sous le titre The Russian Prisoner of War among the French, n’en est que plus intéressant: non seulement il éclaire, pour une part, le sort méconnu des prisonniers faits par les armées napoléoniennes durant la campagne de Russie en 1812, mais il permet aussi de saisir toute la complexité des mœurs militaires d’une époque – celle de la captivité « sur parole » – non sans donner quelques précieux détails sur la Bretagne dans les derniers mois de l’Empire.
À vrai dire, l’expérience vécue, au même moment, par des dizaines de milliers de combattants de la Grande Armée est bien mieux connue : en cette année de bicentenaire de la campagne de Russie, nombre d’ouvrages rappellent d’ailleurs ce que furent les souffrances des « grognards » qui durent lutter non seulement contre les violences des cosaques et des populations russes mais aussi contre la faim, la maladie – le typhus notamment – et, bien évidemment, le froid particulièrement intense cet automne-là1.
Parmi eux, bien évidemment, plusieurs centaines de soldats bretons, « présumés prisonniers en Russie » à l’instar de dizaines de fantassins des 29e et 108e de Ligne ou du 13e Léger recrutés en Ille-et-Vilaine, disparurent sans laisser la moindre de trace. De rares chanceux revinrent, tel ce Louis-Jean Coquelin, sergent du 29e régiment d’infanterie de Ligne, originaire de Louvigné-du-Désert, prisonnier pendant « vingt-deux mois au fond de la Russie », ou Michel Leprince, ce Rennais du 19e de Ligne, rentré en octobre 1814 en France, « fait prisonnier sur le champ de bataille » à Polotsk (actuelle Biélorussie) à l’été 1812.
C’est d’ailleurs au lendemain de cette bataille qui oppose, les 17 et 18 août 1812, les troupes franco-bavaroises d’Oudinot et de Gouvion-Saint-Cyr à celles, russes, de Wittgenstein, que le lieutenant Kotzebue est capturé.
Jeune officier d’état-major né en 1789, Moritz von Kotzebue est en effet attaché, à l’été 1812, au Ier corps de l’armée russe, cette armée dite « de Finlande » commandée par le général Wittgenstein qui doit empêcher toute progression des Français en direction de Saint-Pétersbourg.
Parti seul en reconnaissance dans un village afin de mieux connaître les positions occupées par les Français après Polotsk, le jeune officier est assailli par des uhlans, ces cavaliers irréguliers tout aussi redoutés des Russes que les cosaques le sont des combattants de la Grande Armée: cerné par cette petite troupe sans officier, Kotzebue craint d’être tué sans autre forme de procès et place ses derniers espoirs de survie dans la fuite… en direction des avant-postes tenus par les troupes régulières bavaroises du corps d’armée de Gouvion-Saint-Cyr.
Là, à son grand soulagement, il peut se rendre à un capitaine à qui, la mort dans l’âme, mais bien vivant, il remet son épée qui lui est aussitôt rendue: « L’on ne touchera pas à un seul de vos cheveux » lui promet d’ailleurs l’officier bavarois.
Simple anecdote? Pas seulement. L’épisode dit combien, en ces guerres d’un long 18e siècle qui n’ont de « dentelles » que le nom, les pires des violences – celles, réelles ou supposées, des uhlans et des autres troupes irrégulières – côtoient une courtoisie qui, par bien des aspects, pourrait paraître surannée. Transféré vers l’étatmajor du corps d’armée franco-bavarois dans la ville même de Polotsk, Kotzebue y est interrogé par des officiers en quête de renseignement. Il doit leur remettre les documents qu’ils portent mais n’est jamais fouillé: la parole qu’il donne de ne pas en cacher d’autres suffit.
Présenté au général Wrede, il dîne à plusieurs reprises à la table du général Gouvion-Saint-Cyr au cours des quelques jours qu’il passe dans la ville. La terrible campagne de Russie ne semble pour l’heure qu’une affaire de gentlemen. Il est vrai que le nom de Kotzebue est loin d’être inconnu dans l’Europe de 1812: le père de Moritz, Allemand au service du Tsar, est alors conseiller d’État de Russie et chargé des relations avec le précieux allié britannique. Cette situation vaut à notre lieutenant bien des égards de la part de ceux qui l’ont capturé, sans lui éviter pour autant tous les affres de la captivité de guerre.
Après quelques jours à Polotsk, Kotzebue est transféré vers Wilna où se trouvent déjà les quelques dizaines d’officiers russes capturés lors de la bataille des 17 et 18 août. C’est lors de cette première partie du voyage, puis à l’occasion de la longue marche vers Tilsit, qu’il éprouve la dure condition des prisonniers de guerre. Il doit en effet voyager à pied, à l’instar de la soixantaine de soldats russes qu’escortent vingt fantassins français aux ordres de Pineda, un lieutenant d’origine hollandaise qui, selon Kotzebue, ne parle qu’un français approximatif.
captifs souffrent alors de la soif et, plus encore, de la faim, en une région ravagée par les destructions russes et les pillages français. Et lorsque Pineda donne l’ordre, à l’étape du soir, d’abattre deux moutons pour nourrir la petite colonne, il avoue le faire « pour la forme », afin de respecter les ordres qui lui ont été donnés, quand bien même l’on ne pourrait mettre la main sur un seul ovin…
Nous ne sommes qu’en septembre 1812, bien avant la terrible retraite des mois d’octobre-novembre: l’officier français met donc encore les formes dans la manière dont il traite ses prisonniers qui, pour certains, poussés par la faim, préfèrent tenter de s’évader à la première occasion; témoin, certes discuté, du repli des troupes de la Grande Armée deux mois plus tard, le comte de Ségur décrit quant à lui la découverte de cadavre de « Russes tués nouvellement », « chacun d’eux […] la tête brisée de la même manière », « sa cervelle sanglante […] répandue près de lui », prisonniers apparemment exécutés par les soldats espagnols, portugais ou polonais à qui la garde en avait été confiée. Entre temps, la situation de l’armée de Napoléon a bien évolué.
Diminuée, la petite colonne de captifs atteint Wilna après deux semaines de cette marche éprouvante. Après quelques jours de repos, Kotzebue continue son périple, en voiture cette fois, avec d’autres officiers, accompagné de deux gendarmes : la parole des officiers de rejoindre leur destination doit pour une part suffire. C’est donc ainsi qu’il rejoint Tilsit, Königsberg, Berlin – où il retrouve un vieil ami de son père, maître de chapelle dans la capitale prussienne –, Frankfort début décembre, faisant son entrée dans la France d’outre-Rhin quelques jours plus tard.
Dès lors, son statut change: donnant une fois encore sa parole de ne pas chercher à s’évader en signant un document présenté par le commandant de la place, il va pouvoir désormais voyager seul, sans la moindre escorte, vers le dépôt de prisonniers de Soissons. Il atteint la préfecture de l’Aisne une quinzaine de jours plus tard, non sans avoir pris soin de fêter dignement – au champagne… – la nouvelle année à Épernay où il se trouve le 1er janvier 1813. Et de faire un détour par Paris qu’il découvre alors, entre Louvre et Opéra, Jardin des Plantes et Musée Napoléon, Palais royal et grands restaurants.
C’est à Soissons qu’il passe la plus grande partie de ses quatorze mois de captivité en France, avant de rejoindre Dreux puis, en février 1814, Saint-Malo.
« La plus horrible des prisons »: c’est par ces mots que Moritz de Kotzebue décrit les geôles de Saint-Malo dans lesquelles il est retenu à compter du 15 février 1814, semble- t-il à l’initiative d’un « sergent de gendarmerie », le commandant de la place, en visite « à Saint-Sçavant » – lire Saint-Servan, bien évidemment –, étant absent au moment de son arrivée. L’officier russe se trouve ainsi, malgré ses plaintes, jeté parmi les prisonniers de droit commun, sans autre possibilité de repos que le sol nu, devant trouver le sommeil parmi des congénères bruyants, « ronflant tout autour de [lui] », réveillé par les gardes venant compter les détenus au milieu de la nuit ou par les aboiements d’un « gros chien » dans la cour de la prison, insulté par les uns – « Russian rascal » – comme par les autres – , « coquin de Russe » – en français dans le texte.
Après quelques jours, il est transféré au château dont l’une des cours accueille des baraques logeant quelques prisonniers d’État… et notre prisonnier de guerre russe, désormais bien seul. « Une table, une chaise, un bois de lit empli de paille »: tel est désormais l’univers de Kotzebue qui, s’il ne peut recevoir la moindre visite non plus que fréquenter les autres prisonniers du lieu, s’il ne peut non plus échanger la moindre correspondance, parvient cependant à se procurer, contre argent, quelques livres et de quoi écrire. Il n’en reste pas moins que, considérant ce que furent les mois passés à Soissons, sa situation lui paraît bien misérable.
En effet, si la captivité dans la préfecture de l’Aisne ne fut pas toujours des plus sereines, notamment dans les premiers mois, en raison de la modicité des moyens alloués aux officiers subalternes pour vivre, le lieutenant Kotzebue put rapidement quitter la « popote » qu’il partageait avec d’autres officiers russes – il y en aurait eu plus de 250 alors à Soissons – pour être accueilli dans la famille d’un médecin de la ville où, selon ses propres dires, il trouva « un père, une mère, des frères et soeurs ». Admis à la table commune, il devint rapidement précepteur des enfants de la maison, leur donnant des cours d’allemand, d’arithmétique, de géographie ou encore de dessin contre logement et nourriture.
Ce séjour à Soissons est pour lui l’occasion de parfaire sa prononciation du français, de multiplier les rencontres en fréquentant les bals et les « soirées » – en français dans le texte –, de se livrer aussi à une sorte d’analyse anthropologique de la vie de province, décrivant les moeurs de la bourgeoisie locale aussi bien que celle des paysans, « plus ignorants que ceux de Russie » (!), misérables avec leurs « sabots au bruit insupportable ».
L’avancée des troupes alliées aux frontières de la France fin 1813 contraint cependant les autorités à déplacer les prisonniers vers des zones moins exposées : Dreux dans un premier temps en ce qui concerne Kotzebue et certains de ses camarades qui perdent là une partie de la liberté de mouvement qui avait été la leur – le lieutenant russe avait, par exemple, put se rendre à Paris pour les festivités du 15 août 1813, jour anniversaire de l’Empereur –, la Bretagne et Saint-Malo notamment dans une second temps.
Après « un mois et huit jours » de cette captivité malouine inhabituellement sévère, Kotzebue a la surprise, le 4 avril 1814, de voir le commandant de la place de Saint- Malo, « accompagné d’une foule immense », arborant un drapeau blanc, pénétrer dans la cour du château. La porte de sa baraque est ouverte aux cris de « Vous êtes libre ! Vive le roi ! Vive l’Empereur Alexandre ! ».
Certes trop court aux yeux de l’historien, le témoignage du jeune officier russe sur ces premiers jours de la Restauration en Ille-et-Vilaine se révèle particulièrement précieux en ce qu’il offre un regard décalé, sans doute moins engagé – à défaut d’être plus objectif – que celui des partisans ou des opposants du nouveau régime. Les cris de joie, le défilé improvisé dans les rues de Saint- Malo ne sont pas sans rappeler certaines journées… de l’été 1789. Kotzebue vit des moments très semblables quelques jours plus tard à Rennes où des centaines de prisonniers de guerre, britanniques, espagnols, russes enfin ont été rassemblés. Cette affluence soudaine ne va pas sans poser problème d’ailleurs, notamment en terme de ravitaillement : le lieutenant signale cependant que l’on trouve « en Bretagne de nombreux bons royalistes […] par lesquels les prisonniers furent tellement bien traités qu’ils regrettèrent sincèrement de devoir quitter leur bienfaiteurs » quelques semaines plus tard.
Malgré ces difficultés passagères, « l’enthousiasme [est] général » à Rennes, le préfet lui-même, selon Kotzebue, poussant la population, depuis le balcon de la préfecture, à arborer la cocarde blanche. Le témoignage du jeune Russe est largement corroboré par celui d’un autre prisonnier de guerre, le sergeant Nicol, britannique servant dans les Gordon Highlanders, de passage à Rennes en ce début avril 1814 après l’évacuation du dépôt de Briançon où il se trouvait depuis près de deux années, décrivant la même liesse dans les rues de la ville.
Nombreux sont les documents disant la souffrance des prisonniers de guerre bretons « dans les prisons d’Angleterre », des mémoires de corsaires malouins – on pense à Duguay-Trouin ou Angenard – aux romans maritimes d’un Corbière par exemple, en passant, on l’oublie trop souvent, par les chansons que la mémoire populaire transmit au fil des 18e et 19e siècles notamment. Un portrait de Moritz von Kotzebue (1789-1861) longtemps après sa captivité. Après avoir publié en 1815 ses « Mémoires » de prisonnier, il écrivit en 1817 un « Voyage en Perse » »
L’on oublie trop souvent, cependant, que la Bretagne accueillit par dizaines de milliers au cours de la même période des captifs anglais ou britanniques bien évidemment, mais aussi espagnols capturés à Rocroi en 1643 ou Autrichiens à Ulm et Austerlitz en 1805.
Rennes et les routes qui y conduisent, les châteaux de Saint-Malo, plus ponctuellement ceux de Fougères et Vitré, la société bretonne sont ainsi décrits par nombre de ces « voyageurs contraints » que sont les prisonniers, nous offrant, à l’instar du lieutenant russe Moritz von Kotzebue, d’incomparables témoignages sur la captivité de guerre au cours des deux siècles de conflits récurrents que connaît la France entre le début du 17e siècle et 1815 certes, mais tout autant, peut-être, sur la région et ses habitants.