une demeure rennaise
au cœur de la Bretagne
Au commencement, il n’y avait rien. Ou presque rien. Nous sommes vers 1600, et l’endroit qui nous intéresse, à mi-chemin entre les grandes abbayes médiévales de Saint-Melaine et de Saint-Georges, est typique de ces faubourgs, où des petites masures émergent le long des chemins, entre les jardins et les vignes. De manière révélatrice, les plans et vues de Rennes n’indiquent aucune trace d’habitat dans ce secteur et seules les archives écrites permettent d’attester que des gens vivent ici. Ce sont des personnages modestes. Au plus près de ce qui sera bientôt nommé la rue des Fossés, demeurent, vers 1630, un certain Charles Hubeline et son voisin Jean Maillard. Le rôle de la taxe levée en 1629 pour aider les pauvres rennais montre des gens qui sont fiscalisés a minima : pas vraiment pauvres, mais très loin d’être riches.
C'est alors que le quartier commence à se transformer. Rennes connaît en effet une expansion remarquable qui la conduit à passer d’environ 30 000 habitants vers 1600 à 50 000 vers 1670. Les faubourgs gonflent, mais les espaces périurbains ne sont pas réservés aux gens modestes et miséreux. Les nouveaux couvents qui se multiplient en ces temps de Réforme catholique tendent en effet à coloniser les abords de la ville. Des notables commencent à trouver de leur côté que les rues centrales sont un peu trop denses et s’installent au-delà des murs, dans des quartiers non-inondables, sur les Lices, du côté de la rue d’Antrain ou de la rue Saint-Melaine. C’est donc dans ce contexte que la famille de Marbeuf se lance dans une vaste opération immobilière la conduisant à acquérir toute une partie du pâté de maisons qui se situe entre la rue des Fossés et la rue Saint-Melaine1 , le long de ce que l’on appellera plus tard la rue de Fougères. Et c’est là que, entre 1656 et 1662, les Marbeuf font édifier l’hôtel particulier qui existe toujours.
Les mauvaises langues pourraient penser que ce sont des raisons démographiques qui ont conduit le président à mortier au parlement de Marbeuf à construire une vaste demeure. En effet, sa femme et lui sont connus à Rennes pour avoir eu 32 enfants, ce qui valait à la présidente d’être l’une des curiosités que les personnalités de passage allaient voir. Plus que cela, c’est sans doute la haute conscience de la grandeur de leur mission de magistrats, doublée d’une véritable ambition dynastique, qui permet de comprendre pourquoi ces Poitevins devenus des membres éminents de la noblesse parlementaire rennaise ont voulu bâtir ce bâtiment aux allures de château en ville, comparable à celui que le puissant duc La Trémoille fait bâtir aux abords de Vitré à peu près à la même époque.
Quelques éléments glanés dans la chronique rennaise montrent à quel niveau les Marbeuf se situaient, ou pensaient se situer. En 1655, c’est le président Claude I de Marbeuf qui a l’honneur de conduire les cérémonies d’inauguration du palais du Parlement, en l’absence de son ennemi intime le premier président de Bourgneuf de Cucé. En 1663, son fils le président Claude II fait scandale : dans son hôtel, il couvre d’insultes le procureur-syndic2 qui ne l’avait pas appelé « monseigneur », et l’affaire remonte aux oreilles de Louis XIV qui exile le magistrat trop orgueilleux durant six mois. Il faut dire que Colbert avait probablement peu apprécié d’apprendre au même moment « qu’ayant fait bâtir une maison en cette ville, [le président de Marbeuf] faisait couper du bois dans les forêts du roi impunément ».
Le décor est désormais planté. Les Marbeuf ont fait construire un bel hôtel avec leurs armes sur la façade (et sur les fenêtres côté rue, pour être visibles) en forme de château, sorte de satellite du Parlement de Bretagne dont ils constituent l’une des plus éminentes dynasties avec les Robien, les Boisgelin, les Cornulier, les Châteaugiron, les La Bourdonnaye et quelques autres. Ensemble, ils dominent le vieux duché, du fait de leurs vastes pouvoir judiciaires et politiques, mais aussi de leurs terres et seigneuries obtenues grâce à des mariages avec de riches héritières de la noblesse de Haute et de Basse Bretagne, et plus généralement, en raison de leurs vastes fortunes consolidées par la guerre de course matrimoniale dont l’enjeu est la captation des dots des Malouines qu’ils n’hésitent pas épouser malgré leur naissance. La Bretagne est leur territoire et, comme le recommande un autre président à ses confrères : « défendez-vous le plus que vous pouvez d’aller à Paris, les rayons de notre gloire ne portent pas jusque-là ; on nous y traite de mortiers de campagne, ne sortez point de votre territoire ».
Mais l’histoire a une fin. Pour les Marbeuf comme pour leurs semblables, le parlement n’a été qu’une étape, quelque part entre la cour du manoir ancestral depuis longtemps oublié et la cour du roi, où il faut désormais briller pour espérer être. L’heure est donc venue de quitter Rennes et de préférer les carrières des armes à celles du droit. Le dernier président de Marbeuf meurt en 1762, un siècle tout juste après l’achèvement de l’hôtel. À cette époque, la mue est quasiment achevée : son frère, militaire, s’apprête à conquérir la Corse, aventure dont la gloire rejaillît sur l’hôtel de manière d’ailleurs singulière. On raconte en effet que le vainqueur de l’Île de beauté fut proche, très proche, de la belle Laetizia Bonaparte et il n’en fallut pas plus pour que les clio-complotistes prétendent que le triomphateur de l’Europe avait des origines bretonnes. Mieux, jusqu’à une date récente, le proprié- taire de l’hôtel, non sans malice, expliquait à ses visiteurs que le futur empereur avait été « conçu là ». Peut-être est-il utile de préciser que la naissance du héros eut lieu sept ans après que les Marbeuf aient quitté les lieux, rendant impossible en ce lieu-ci la coupable liaison ?
Bientôt, c’est une jeune dynastie parlementaire en pleine ascension qui achète l’hôtel, qui prend du coup son nom : hôtel de Caradeuc. L’acheteur n’est en effet autre que le puissant et entreprenant procureur général au Parlement de Bretagne, Louis-René de Caradeuc de la Chalotais. Ce dernier incarne, avec le président de Robien, la pénétration des idées des Lumières dans la haute société rennaise. Mais alors que Robien est un savant qui s’attache à décrire le monde selon une grille de lecture nouvelle, La Chalotais est un acteur engagé dans la cité. Agronome, il multiplie les expériences et est l’un des piliers de la Société d’agriculture, du commerce et des arts de Bretagne, dont les travaux visent à dynamiser l’économie bretonne. Du haut du parquet du Parlement, il se fait le héraut de la liberté du commerce des grains, mais aussi d’une société dans laquelle l’influence de l’Église est contenue. S’illustrant en contribuant au renvoi des Jésuites du royaume de France, il enthousiasme Voltaire par un Essai d’éducation nationale – une expression dont il est l’inventeur – dans lequel il défend l’idée de collèges placés sous l’autorité de l’État. Chemin faisant, il fustige l’inutilité pour le peuple de s’instruire : pour lui, en fré- quentant les collèges, les fils de laboureurs et d’artisans se détournent des utiles métiers de leurs pères et deviennent des parasites sociaux inutiles à l’essor économique.
C’est ce flamboyant représentant des Lumières provinciales qui se trouve pris en 1764 dans le tourbillon d’une des principales crises politiques de l’Ancien Régime. Accusé, sans doute à tort, d’avoir orchestré la résistance fiscale de la Bretagne face à la monarchie versaillaise, d’avoir envoyé des billets injurieux à Louis XV, et sans doute aussi d’être mêlé à de sombres et nauséabondes intrigues ministérielles, il est arrêté de nuit dans le bel hôtel dans lequel il vient d’emménager. Envoyé en prison au milieu de la baie de Morlaix, puis au château de Saint-Malo, il interpelle l’opinion publique par d’ardents mémoires écrits « avec une plume faite d’un cure-dent, et de l’encre faite avec de la suie de cheminée, du vinaigre et du sucre, sur des papiers d’enveloppe de sucre et de chocolat ». La France des Lumières, Voltaire en tête, se solidarise du magistrat rennais, perçu comme une victime du « despotisme ministériel ». Après dix ans de luttes, Louis XVI décide d’inaugurer son règne en renonçant à la politique autoritaire de son aïeul, et La Chalotais peut rentrer chez lui. Pour le vieil homme, c’est l’apothéose, toute la ville accueillant dans la liesse le « héros des libertés bretonnes ». Ses obsèques, onze ans plus tard, ne seront pas moins grandioses.
À la veille de 1789, l’hôtel n’est plus ce château semicampagnard émergeant au milieu des vignes. Il constitue désormais un élément de la prestigieuse Motte à Madame, cernée d’hôtels particuliers habités par des puissants qui sont venus chercher là de l’espace et de l’air, loin des miasmes de la ville et de sa populace. Mieux, le Contour de la Motte est en train de devenir, pour reprendre la suggestive formule de Jean-Yves Veillard, un « contour des pouvoirs » qu’il est resté jusqu’à nos jours. En face de la demeure du procureur général, siègent désormais l’intendant et, un peu plus loin, dans le palais abbatial de Saint-Melaine, l’évêque.
Arrive la Révolution. Le Parlement disparaît et l’antique société aristocratique s’égaille, les uns partant à l’étranger, les autres à la campagne. C’est dans son châ- teau de Caradeuc en Bécherel que le fils du célèbre magistrat, qui lui avait succédé au parlement et dans l’hôtel, est arrêté. Emmené à Paris, il y est exécuté. Ses biens sont saisis et l’hôtel rennais devient une imprimerie sans-culotte. Mais c’était sans compter sur sa veuve, « la citoyenne Montbourcher », qui, avec un sens politique aussi aiguisé que celui de ses intérêts, dans le contexte de détente thermidorienne, parvient à recouvrer ses biens.
C’est ainsi que les descendants de La Chalotais reprennent possession des lieux et que l’hôtel reste leur propriété jusqu’à nos jours, passant de famille en famille presque toujours par les femmes, qui, en particulier lorsqu’elles deviennent veuves, viennent y finir leurs jours entourées d’une domesticité largement féminine. Ainsi par exemple, en 1872, se trouve là une petite société dominée par Mme veuve de Montbourcher (69 ans) et sa cousine Marie-Louise de Kermarec (61 ans), célibataire, entourées de huit personnes à leur service, dont six femmes. Ainsi l’Ancien Régime semble-t-il toujours occuper l’hôtel, avec ses écuries, sa grande cour, son vaste jardin qui se prolonge jusqu’au milieu de la rue des Fossés, et plus encore sans doute ses habitants de sang bleu et leur personnel souvent venu des campagnes voisines de leurs châteaux.
À la fin du 19e siècle, ce môle de résistance au monde qui vient s’effrite, comme s’il fallait d’un coup que tout change pour que tout continue. La redéfinition du quartier à la faveur du percement de la rue Hoche conduit les héritiers à vendre la plus grande partie du jardin (sur lequel des immeubles sont édifiés), tandis que le rez-dechaussée est transformé en appartement locatif de même qu’une partie des communs, en particulier ceux donnant sur la rue des Fossés. En 1931, l’hôtel compte une vingtaine d’habitants, répartis selon une hiérarchie digne des immeubles haussmanniens : le comte de Kernier, propriétaire, occupe le premier étage, et emploie cinq personnes ; un jeune ménage de Courcy loue tout le rez-de-chaussée, avec quatre employés, dont une nurse anglaise ; ailleurs, on trouve une tailleuse avec ses deux filles, un cordonnier et même un auteur célèbre, Léon Berthault, écrivain de la mer s’inscrivant dans le sillage de Jules Verne, qui a donné son nom à des rues à Rennes et à Saint-Malo.
En 1939, l’hôtel change d’affectation. Réquisitionnée par la Préfecture, la vieille demeure parlementaire accueille les services de départements évacués, puis le consulat d’Italie, et surtout l’Abwehr, et, un moment, la Sicherheitspolizei (SD)-Kommando. L’hôtel est donc l’un des 28 sites rennais où s’installent les Allemands. Des témoignages, mais aussi la présence de cellules constatées dans la cave en 1945, attestent que le lieu a bien été un maillon de la chaîne répressive mise en place par l’occupant, dont les pires exactions n’ont pourtant semble-t-il pas été commises ici, mais rue Jules Ferry.
À la Libération, l’hôtel est occupé par les FFI, peut- être attirés par la proximité de la Préfecture, les téléphones et les cellules du sous-sol. On rapporte que l’hôtel accueille alors des femmes suspectées de coupables collusions avec des Allemands. Le mari d’une des victimes racontera que sa femme, après avoir été tondue dans le sud de la ville, est emmenée au milieu des injures jusqu’ici, où, internée dans les caves, elle a la surprise de voir celles-ci faire l’objet de visites.
Puis, c’est la Police nationale qui s’installe, sans doute pour les mêmes raisons que les FFI, mais aussi car son local de la rue Ferdinand-Buisson est apparemment devenu inutilisable. Conçue pour être provisoire, cette installation dure jusqu’en 1982, au grand dam des propriétaires. Grâce au général de Linares, commandant de la Région qui obtient de loger sa famille au rez-de-chaussée lors de son séjour en Indochine, les propriétaires peuvent récupérer cette partie de l’hôtel, et s’y installer, puis la louer. Un jeune inspecteur de Police fraîchement nommé à Rennes dans les années 1970 venant du Brest reconstruit, racontera son effarement de découvrir le Commissariat central de Rennes dans cette ancestrale demeure où les forces de l’ordre devaient cohabiter avec une famille comptant de jeunes enfants. Car en réalité, les policiers eux aussi veulent partir et font pression sur Henri Fréville pour s’installer sur la ZAC de l’Arsenal.
C’est donc chose faite en 1982 et c’est alors qu’entre en scène la CCI-Bretagne , qui doit quitter ses locaux du boulevard de Chézy, et qui hésite entre emménager dans le quartier Beauregard, ou s’installer dans l’hôtel de Caradeuc. Débat classique. Face à l’attractivité que représentent pour les activités du tertiaire supérieur les modernes quartiers périphériques jugés pratiques et accessibles, le vieil hôtel a deux atouts : son parking de 50 places « au moins » et un coût jugé inférieur à ce que représenterait une construction ex nihilo. Toutefois, un autre enjeu émerge. En effet, la CCI-Bretagne pense aussi son implantation en termes de voisinage. À Beauregard, elle serait à côté de la CCI de Rennes et « des administrations d’Ille-et-Vilaine », mais au Contour de la Motte, elle serait à côté « de l’administration régionale ». Plus que la Préfecture devenue « de Région », c’est du Conseil régional dont il est question. Celui-ci vient en effet d’acquérir plusieurs édifices sur le Contour de la Motte, en attendant d’installer, en 1993, le CESER un peu plus loin. À nouveau, la grande Histoire – la décentralisation cette fois – vient percuter la petite histoire de l’hôtel. Choisir l’hôtel de Caradeuc, c’est en effet s’inscrire dans ce qui est train de devenir le lieu d’un pouvoir régional en cours d’émergence.
Deux cents ans après la mort de La Chalotais, ce choix avait tout l’air d’un retour aux sources. Car l’hôtel de Marbeuf, tout particulier qu’il soit, avait été conçu pour être aussi la résidence d’un éminent représentant de la magistrature bretonne. L’hôtel était un décor pour dire la grandeur d’une famille, certes, mais aussi un lieu public, recevant plaideurs et confrères et disant quelque chose de la grandeur du Parlement. Et alors qu’en 1789, la disparition de ce dernier et la perte du statut de capitale de la Bretagne marque le début d’une privatisation de l’hôtel, prélude à son reclassement partiel en immeuble, les années 1980 permettent de refaire de lui un lieu officiel et décisionnel. Ainsi la CCI-Bretagne renouait-elle d’une certaine façon avec une très vieille histoire débutée le jour où Claude I de Marbeuf, fier d’un pouvoir qui s’étendait de Pont-l’Abbé à Antrain et de Clisson à Roscoff, commença à tourner les yeux vers quelques masures de faubourgs entourées de jardins et de vignes sur un coteau non-inondable de la capitale de la Bretagne.