Robert Harris, l’un des maîtres du thriller historique, vit paisiblement dans la campagne anglaise avec son épouse et leurs quatre enfants. Ce Britannique né en 1957 fut d’abord journaliste politique à la BBC et au Sunday Times. Il se fit alors connaître par des essais historiques et politiques avant de se lancer dans la fiction et devenir l’auteur de best-sellers internationaux. Ce furent d’abord Fatherland (1992) et Enigma, deux livres d’une parfaite maîtrise qui se sont écoulés à plus de dix millions d’exemplaires. Vinrent ensuite L’Archange, Pompéi (2005), Imperium et The Ghost Writer (L’homme de l’ombre) dont Roman Polanski fit un film fameux. Citons encore Conspirata et L’indice de la peur et l’on en arrive à 2014 où Harris publie An Officer and a Spy, traduit en France par les éditions Plon sous le titre de D., ou « l’affaire Dreyfus revisitée ».
C’est en déjeunant à Paris avec le cinéaste Roman Polanski que Robert Harris eut l’idée de « revisiter » l’affaire Dreyfus dans un roman collant au plus près à la réalité historique avérée. L’originalité de Harris est de prendre pour héros de son récit à suspense non pas Alfred Dreyfus mais Georges Picquart, cet officier qui, nommé chef de la section d’espionnage de l’armée, réussit avec un acharnement admirable à faire éclater l’innocence de Dreyfus en confondant la haute hiérarchie militaire antisémite qui avait construit de toutes pièces la culpabilité du capitaine. Picquart, qui croyait à cette culpabilité lors de la condamnation de Dreyfus par le conseil de guerre (1894), eut le courage d’enquêter contre ses propres convictions au point de mettre sa vie en péril et d’être jeté en prison afin de faire admettre une vérité qui finit tardivement par triompher. Harris nous avertit d’emblée que « la quasi-totalité de ce qui est relaté (dans son livre) s’est produit dans la réalité ».On pourra lui chipoter quelques erreurs comme le chant des cigales entendu en Bourgogne ! (p. 179), mais globalement les historiens n’ont rien trouvé à redire à ce remarquable roman « vrai ». Il peut constituer pour les non-initiés une formidable introduction à la connaissance de cette affaire qui ébranla la France et qu’il nous faut sans cesse méditer. On se réjouit aussi que D. (An Officer and a Spy) devienne bientôt un film signé Roman Polanski sous le titre The Dreyfus Affair. Le tournage a démarré cet été en Pologne.
« L’après-midi touche à sa fin lorsque nous arrivons à Rennes, ville de soixante-dix mille habitants, qui, pour autant que je puisse en juger, paraît dépourvue de banlieue. Nous traversons un paysage de bois et de pâturages humides, et je remarque une péniche tirée par un cheval le long d’une rivière, quand surgissent soudain des cheminées d’usine et des manoirs de pierre grise ou jaune coiffés d’ardoise bleutée frémissant dans la brume de chaleur. »
Picquart réside « rue de Fougères, dans une jolie maison aux volets blancs ornée d’une glycine. Le jardin minuscule est séparé de la rue par un petit muret. Un gendarme est posté devant. Nous ne sommes qu’à un kilomètre du tribunal et comme, du fait de la chaleur, les audiences doivent commencer à sept heures et se terminer à l’heure du déjeuner, nous avons l’intention de nous y rendre à pied tous les matins. »
« On m’a prévenu que le prétoire était transféré dans le lycée de Rennes afin de pouvoir recevoir la presse et le public et je ne sais pourquoi, je m’étais représenté un vieil établissement sinistre. En fait, c’est une belle bâtisse, symbole de la fierté provinciale, presque un château : plusieurs étages, hautes fenêtres, briques roses et pierres claires surmontées d’un toit pentu. Les gendarmes gardent le périmètre, des ouvriers déchargent une charrette de bois d’œuvre. »
« L’huissier […] ouvre la porte et deux hommes s’avancent. L’un est une escorte militaire, l’autre est Dreyfus. La salle étouffe une exclamation, moi avec elle, car Dreyfus est un vieillard – un petit vieillard à la démarche raide et dont le corps ratatiné peine à remplir la tunique trop ample. »
« Dreyfus est reconduit […] sans m’adresser un seul regard et nous sortons les uns après les autres dans la chaleur lumineuse de ce mois d’août, les journalistes remontant la rue au pas de course pour être les premiers à télégraphier leur description de l’ancien prisonnier de l’île du Diable. »
Qui dit affaire Dreyfus dit Rennes. Le second procès du capitaine, ramené de l’île du Diable en Guyane, eut lieu au lycée de la ville (aujourd’hui Zola) en août 1899 et fut un événement médiaticopolitico-judiciaire considérable. Procès qui, on l’oublie trop souvent, se conclut par une nouvelle condamnation de Dreyfus, avant qu’il ne soit gracié. Le procès de Rennes occupe 40 pages à la fin du roman qui en comporte 630. Harris a puisé aux meilleures sources – et elles sont abondantes sur le sujet – pour restituer l’ambiance et le décor de cet épisode que l’on suit à travers les yeux de son héros Georges Picquart. Rien que l’on ne connaisse déjà si l’on a lu Rennes et Dreyfus en 1899, l’ouvrage de référence signé par Colette Cosnier et André Hélard (Horay, 1999) qui, pourtant, ne figure pas dans la bibliographie mentionnée par Robert Harris. Picquart, appelé à témoigner, débarque à Rennes au début du procès. Il loge chez une veuve rue de Fougères, et découvre à l’audience un Dreyfus de 40 ans aux allures de vieillard. Comme beaucoup, Picquart a pris ses habitudes à l’auberge des Trois Marches, rue d’Antrain (aujourd’hui LeCoq-Gadby). Alors qu’il déambule près du canal au côté de l’avocat de Dreyfus, Fernand Labori, il voit ce dernier s’écrouler blessé d’une balle de revolver dans le dos. Picquart court à la poursuite du tireur qui parvient à lui échapper. Sur les conseils du préfet qui craint les violences nationalistes qui éclateront en cas d’acquittement du capitaine, Georges Picquart quitte Rennes avant la fin du procès. Réhabilité en même temps que Dreyfus en 1906, il deviendra général et ministre de la Guerre.