PLACE PUBLIQUE : Aumônier régional musulman des prisons pour l’Ouest de la France, vous vivez à Rennes depuis 1973 et vous avez publié au printemps « L’islam en prison » (Bayard), un ouvrage très commenté sur la montée du radicalisme dans les prisons françaises. Vous êtes en charge d’un vaste territoire…
MOHAMED LOUESLATI : En effet, il englobe la Bretagne, les Pays de la Loire et la Basse-Normandie, et dans un proche avenir la Haute-Normandie. Cela représente une vingtaine d’établissements pénitentiaires, auxquels on va en rajouter quatre autres, soit plus de 6 000 détenus, à majorité musulmane, entre 50 et 80 % d’après le Contrôleur des prisons. Je travaille avec une équipe de 25 personnes. Il faut être présent sur le terrain. Si on laisse les détenus sans référent spirituel, c’est la porte ouverte à la radicalisation.
Vous évoquez dans votre livre cet « islam bricolé » que l’on rencontre en prison. Que voulez-vous dire ?
e souhaite que l’islam, en France, soit un islam compatible avec les valeurs et la culture du pays d’accueil, avec les droits de l’homme, l’égalité de la femme, l’histoire de la France, la laïcité… Il n’y a pas d’autre choix ! L’islam s’adapte toujours à la culture du pays qui l’accueille. Il s’agit d’un trait permanent depuis quatorze siècles
Ce n’est pourtant pas l’idée qu’on s’en fait actuellement, notamment en France. Pourquoi ce décalage ?
n France, comme en Europe, l’islam est récent. Il n’a pas eu le temps de s’intégrer, d’être reconnu par les pouvoirs publics, d’avoir les structures et le personnel compétent, les lieux de formation adaptés… Il faut un temps d’adaptation pour que les choses s’installent de manière apaisée
Mais actuellement, il y a urgence !
Vous avez raison, l’actualité au Moyen-Orient nous pousse fortement à nous préoccuper de cette question et à gérer très rapidement, dans l’urgence, les institutions de l’islam en France. J’ai participé le 15 juin dernier à une réunion au Ministère de l’Intérieur à Paris, inaugurée par le Premier ministre, où des mesures ont été annoncées, comme la création de soixante postes d’aumôniers musulmans en France. C’est une décision très importante, lorsqu’on sait combien la France hésite à s’engager sur le terrain religieux, au nom de la laïcité.
Qui va les contrôler ?
Il existe un double filtre : celui du Ministère de l’intérieur, qui délivre un agrément, et celui de l’aumônier national et des aumôniers régionaux. Je souhaite à pré- sent que ces aumôniers soient rémunérés décemment, et qu’on cesse de leur octroyer des vacations de deux heures par semaine, ce qui est très insuffisant pour mener un travail de fond dans les prisons et lutter contre la radicalisation. Les autorités reconnaissent aujourd’hui la nécessité de s’engager dans cette « déradicalisation ».
Ce mot vous convient-il ?
Oui, très bien ! Cela fait déjà plusieurs années que je réclame des moyens supplémentaires pour lutter contre la radicalisation. Il y a des détenus contre lesquels il faut lutter avec des mesures sécuritaires, administratives, des sanctions, mais beaucoup d’autres, les plus jeunes, ont avant tout besoin de dialogue. Lorsqu’il s’agit d’un dévoiement intellectuel, il ne sert à rien de taper sur la personne, elle va se radicaliser davantage encore. Cela ne sert à rien non plus de les regrouper. Ce que font tous les autres pays européens, mais aussi arabes, notamment l’Arabie Saoudite, c’est le dialogue avec les gens qui s’imaginent que « l’islam, c’est tuer l’autre ». Ces jeunes, souvent presque illettrés, font ainsi la découverte de l’islam grâce à cet effort de dialogue. Malheureusement en France, on y arrive trop tardivement. Il serait préfé- rable d’investir l’argent public dans les quartiers et les mosquées pour encourager ce dialogue avec les jeunes, plutôt que dans les dispositifs sécuritaires si coûteux pour le contribuable.
Comment s’y prendre, concrètement, pour encourager cette prévention, avant le passage par la case prison ?
La principale difficulté, dans les prisons comme dans les mosquées, c’est que nous manquons de personnel religieux musulman formé et compétent. Ce qui explique que les jeunes égarés n’ont aucun référent officiel pour les écouter et les aider. La seule solution qui leur reste, c’est Internet ! C’est pourquoi on parle souvent du « Cheikh Google ». Malheureusement, tous les sites Internet sont financés par le Moyen-Orient : il s’agit d’un islam au mieux salafiste, et au pire terroriste. Salafiste, s’il est financé par l’Arabie Saoudite, terroriste lorsqu’il est financé directement par des mouvements de type Daesh ou Al-Quaida.
Face à ce constat, on a l’impression que la bataille est perdue d’avance. Comment pouvez-vous vous agir, avec les maigres moyens mis à votre disposition ?
Avec 25 aumôniers musulmans pour les prisons, la région Ouest fait jeu égal avec la région de Lille, et elle est deux fois et demie mieux dotée qu’un territoire comme Marseille. Mais nos moyens demeurent très limités. Entre le moment où je rencontre quelqu’un susceptible de devenir aumônier et celui où il signe, il s’écoule environ deux ans. C’est un travail difficile, que j’exerce avec un statut inadapté. C’est une tache noire dans les institutions françaises ! Je touche environ 800 euros par mois (au début, c’était zéro !), mais ce montant englobe tout : le « salaire », les frais de déplacement… Et en plus, il n’y a aucune retraite, car l’État refuse de la financer. Heureusement, ma vie privée antérieure – je suis juriste de formation, j’ai travaillé dans la banque et la gestion de patrimoine — m’a permis d’avoir des ressources personnelles. C’est la raison pour laquelle il est si difficile de motiver des candidats, tant les conditions matérielles sont limitées
Par rapport à un prêtre catholique, par exemple, vous avez des ressources inférieures…
Oui, l’Église cotise à leur retraite, ils perçoivent au moins le Smic, ils sont logés… Un aumônier musulman, lui, a l’obligation d’avoir une autre activité professionnelle. Et c’est dangereux, car c’est un travail qui nécessite une grande implication, afin de pouvoir s’y consacrer avec beaucoup d’engagement personnel. Il faut vraiment en vouloir, pour déradicaliser ! Les gens en face, eux, s’y mettent à plein-temps, et avec beaucoup de moyens. Pour être à la hauteur et agir sereinement, il faut que l’on ait de quoi vivre décemment.
Vous évoquiez à l’instant l’importance du dialogue dans la déradicalisation. Plus précisément, quelles sont vos techniques, sur le terrain ?
Par rapport à ce que préconisait l’État jusqu’à présent, à savoir repérer les éléments les plus radicaux en prison puis les isoler, je considère pour ma part que la bonne méthode est tout sauf celle-là ! L’isolement est néfaste : les détenus isolés vont rapidement perdre leurs liens familiaux. Or si l’on veut les récupérer, il faut s’appuyer sur la famille. Seul le lien familial permet de les resociabiliser. Ces personnes sont tellement désaffiliées que leur seul lien sociétal et sentimental passe par la famille. Si ce lien ultime disparaît, on va construire des bombes à retardement qui exploseront le jour où ils sortiront de prison.
Que préconisez-vous, alors ?
Je ne suis pas non plus favorable au regroupement des extrémistes : ensemble, ils vont se radicaliser encore davantage, ils n’ont que cela à faire toute la journée. Ils se forgent une identité et une fierté en instrumentalisant la religion. Il faut, en revanche, encourager la régionalisation de l’isolement : chaque région de France dispose désormais de prisons très sécurisées. Pourquoi toujours les regrouper à Paris ? C’était compréhensible il y a 50 ans, lorsque la sécurité n’était bien assurée que dans quelques prisons parisiennes, mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. À côté de ces gens ultra-dangereux, qu’il faut garder à l’isolement, mais rapprocher de leurs familles, on trouve l’immense majorité de la population carcérale. Pour elle, il faut engager le dialogue, en la protégeant. Et la personne la mieux placée pour le faire, c’est l’aumônier.
L’aumônier de prison est-il vraiment respecté à ce point ?
Oui ! Un directeur m’a même dit un jour que l’aumônier était la seule personne vraiment écoutée dans la prison. Les détenus n’ont plus aucune confiance dans les institutions et leurs représentants, de l’école à la justice. L’aumônier, lui, leur ressemble, il a la même culture, la même religion, et inspire donc confiance. Le pilier principal pour mener des actions de déradicalisation, c’est l’aumônier. Et malheureusement, l’État n’utilise pas cette méthode. Pour deux raisons essentielles : historiquement, il n’a pas confiance dans les représentants des cultes, et c’est une démarche très nouvelle dans la culture française, plutôt axée sur le sécuritaire et la force de l’autorité publique. Il y a bien sûr, en toile de fond, la séparation de l’Église et de l’État. La France s’est ainsi privée de ce que les autres pays européens et arabes ont pu réaliser avec un certain succès.
N’y a-t-il pas aussi une faiblesse qui tient à l’islam en France, à son insuffisante organisation interne ?
Ce n’est pas une faiblesse de l’islam, mais une faiblesse de l’organisation de l’islam en France. Rien n’a été fait pour améliorer la situation. Nos institutions républicaines sont méfiantes à l’égard de l’islam et des représentants religieux musulmans. Il est vrai qu’il y a beaucoup de salafisme en France, ce qui n’arrange pas les choses. Je vais vous confier une anecdote révélatrice du climat ambiant : il n’y a pas encore si longtemps, lorsque je me rendais en prison pour visiter les détenus, j’étais suivi par une voiture de police et le directeur était appelé pour connaître l’objet de mon déplacement ! Pour en revenir à l’organisation de l’islam de France, elle est peu efficace en raison de l’ingérence étrangère
Pouvez-vous préciser ?
Dit autrement, ce sont les pays d’origine qui gèrent l’islam en France. Tous les imams turcs sont payés par la Turquie, de nombreux imams marocains sont payés par le Maroc, tout comme leurs homologues algériens le sont par leur pays d’origine.
Et les Tunisiens, comme vous ?
Les Tunisiens, et d’autres, sont plutôt aidés par l’UOIF [Union des organisations islamiques de France], qui est proche du Moyen-Orient. Voilà donc un islam qui ressemble à une mosaïque. Alors qu’on souhaiterait pour la France, un islam républicain, homogène, compatible avec le droit français et non pas avec les droits des pays d’origine, au pluriel.
Existe-t-il en Europe un modèle qui fonctionne bien et dont la France pourrait s’inspirer, selon vous ?
Tous les autres fonctionnent mieux ! Prenez l’Allemagne : les musulmans, majoritairement turcs, sont bien intégrés, ils sont présents dans les lieux de décision politique. Ils peuvent agir… En France, l’islam est à l’image de la IIIe République : on ne veut pas se froisser avec le monde musulman « ami de la France », où l’on a des intérêts économiques. C’est le ministère des Affaires Étrangères qui imprime sa loi, sa voix l’emporte sur celle du ministère de l’Intérieur, alors qu’on devrait faire la distinction entre la dimension géopolitique internationale et la gestion intérieure. On n’a pas à demander au Maroc de nous envoyer des imams, on peut les former ici en France !
Cela supposerait des moyens dédiés. Lesquels et sous quel statut ?
Cela pourrait prendre la forme d’une fondation républicaine, un peu à la manière dont est administré l’Institut du monde arabe, qui reçoit des financements de pays arabes [en forte baisse depuis 2008], qui sont versés dans une caisse commune, gérée par un président français, actuellement Jack Lang, pour financer un programme culturel. Le modèle n’est pas parfait, mais on pourrait s’en inspirer, et le financement pourrait aussi venir d’intérêts économiques privés, à travers le secteur des produits halal, par exemple. De grands groupes industriels fran- çais, comme Total ou Dassault, qui sont très présents dans les pays arabes, veulent aussi investir pour un islam de France, dans une logique de réciprocité.
À vous entendre, les solutions existent. Alors, qu’est-ce qui bloque ?
L’argument déclaré et la réalité cachée sont deux choses différentes. Le premier, c’est celui de la séparation de l’Église et de l’État, mais c’est un argument commode pour ne rien faire. La réalité, c’est que l’opinion publique française est encore allergique à cette culture musulmane, car elle n’a pas été préparée par l’école, l’université. Cette diversité n’existe pas : nous sommes toujours dans une forme de culture rigide, où le noir et l’arabe sont les anciens indigènes, les anciens colonisés qui n’ont pas les mêmes droits que les « Français de souche ». Quant aux politiques, ils font tout pour préparer leurs futures élections et ils ne veulent surtout pas toucher à cette thématique contre-productive pour leurs intérêts. Du coup, c’est un peu « après moi, le déluge ! », et rien ne bouge.
Revenons un instant à cette idée de fondation pour un islam de France. Quelle serait l’ampleur des moyens financiers à mobiliser ?
Je ne pourrai pas vous répondre précisément. Mais je pense qu’on pourrait commencer par la créer pour les milieux fermés, comme les aumôniers en milieu carcéral. On peut tout de suite connaître leurs besoins et leur nombre. Il serait facile d’évaluer les moyens nécessaires. La fondation, une fois créée, pourrait examiner les demandes de financement au cas par cas, et progresser d’une façon pragmatique. C’est vraiment une question de volonté politique.
Dans les rangs de l’islam de France, tout le monde s’accorde sur ce projet ?
Hélas, non ! Les représentants officiels, qui sont géné- ralement grassement payés par les pays d’origine, ne souhaitent pas perdre leurs avantages et sont contre cette évolution. Mais l’immense majorité des musulmans ne demande pas mieux que d’avoir des lieux propres, visibles, des imams formés, que leurs enfants soient bien encadrés…
Mais pourquoi cette majorité reste-t-elle silencieuse ?
Leur niveau culturel est très bas : ce sont souvent des illettrés. Historiquement, l’immigration française a été ciblée, choisie : l’administration souhaitait faire venir une main-d’œuvre docile, peu cultivée et donc peu politisée ou syndiquée. Dans sa grande majorité, la population immigrée est restée en bas de l’échelle sociale, ce qui limite ses possibilités d’expression.
Ici à Rennes, du fait de votre parcours, disposez-vous d’une écoute plus attentive ?
Non, pas particulièrement. Ici, c’est comme si j’habitais à Paris. Je ne suis pas associé à la vie politique et citoyenne locale. À l’heure où nous parlons [le 16 juillet 2015], je n’ai pas encore été contacté par la commission sur la laïcité mise en place par la ville de Rennes, mais ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. J’ai bien connu l’ancien maire Edmond Hervé, mais d’abord comme enseignant à la faculté de droit. C’est ainsi que j’ai pu tisser un lien avec lui, alors que j’étais encore étudiant. Lorsqu’il a été élu en 1977, j’ai souhaité le rencontrer pour lui demander de construire le premier centre islamique, au Blosne, qui fut inauguré en 1983. J’avais beaucoup insisté à l’époque sur l’importance d’un financement indépendant des pays d’origine, ce qui n’allait pas de soi, y compris pour les élus locaux. Mais je viens de Tunisie. J’ai connu cette évolution avec vingt ans d’avance. Je peux dire qu’à Rennes, on a anticipé, alors que dans d’autres territoires, Brest, Lorient ou Nantes, il n’y a pas eu cet effort, et les musulmans de ces régions ne sont pas tous, aujourd’hui, protégés du salafisme.
Quel regard portez-vous sur l’évolution des musulmans à Rennes depuis quarante ans ?
Leur présence visible dans l’espace public s’est accrue, mais l’intégration n’est pas forcément parfaite. À Rennes, il y a des inquiétudes. Ce n’est pas lié à la présence du voile dans la rue ! Il y a beaucoup plus de femmes voilées à Londres qu’à Rennes, mais il n’y a pas de risques à Londres. Le risque provient d’autre chose : on voit le salafisme se développer dans les appartements, via Internet. Les autorités sont démunies et en effectifs très insuffisants pour exercer une surveillance efficace. On sait que des Rennais sont partis faire le Jihad en Syrie.
La cohabitation est-elle plus compliquée selon vous, depuis le début de l’année et les attentats ?
À Rennes, l’extrême-droite progresse régulièrement depuis quelques années aux élections locales, c’est un clignotant qui s’allume. À Nantes, c’est la même inquiétude, en plus grave, car la population musulmane est plus importante et moins encadrée qu’à Rennes. Il y a moins de réseaux associatifs, on ne retrouve pas cette volonté politique de se mêler de la question religieuse musulmane, et cette attitude est selon moi contre-productive. Je suis persuadé qu’il y a une prééminence du politique sur le religieux, c’est lui qui structure la vie en société. Les religions font partie de la culture des territoires et des hommes, mais elles ne sont pas au-dessus du politique.
Revenons-en à votre rôle d’aumônier des prisons. Quel est aujourd’hui le profil des détenus que vous accompagnez ?
Ce sont souvent des enfants de familles monoparentales, qui n’ont jamais connu leur père, ou qui en gardent un mauvais souvenir. Dans mon livre, j’évoque ce jeune de 14 ans, en prison, abandonné par sa mère qui refuse de prendre de ses nouvelles. Leur histoire familiale est parfois bien enracinée dans la délinquance, avec des parents eux-mêmes incarcérés. Je me souviens d’un jeune, à la prison Jacques-Cartier de Rennes, à qui je demandais où était son père, et qui m’a répondu qu’il se trouvait à l’étage au-dessus ! À cette situation familiale chaotique s’ajoute le décrochage scolaire : la plupart se sont arrêtés à la fin du primaire, ou après une ou deux années de simple présence au collège. Lorsque l’OCDE indique qu’en France, 19,8 % des jeunes de 15 ans quittent le système scolaire sans maîtriser la lecture, l’écriture et le calcul, c’est une moyenne. Dans la population carcérale, ce taux monte à 80 %. Les jeunes écrivent de manière phonétique, je le vois bien en prison. C’est impossible pour eux de rechercher un emploi sans maîtriser l’écriture. Si leurs parents ont été exploités par le système, eux, ils en sont carrément exclus.
Ce sont les ferments de la révolte.
Si certains se font exploser en Syrie, c’est parce que la vie est devenue explosive pour eux ici en France. Ils me disent souvent qu’ils n’ont rien à perdre. Les candidats au Jihad ont souvent des préoccupations exclusivement économiques, des études récentes, menées notamment au Maroc, l’ont bien montré. Ce que je recherche, c’est le dialogue sincère et constructif dans la durée, durant leur incarcération, pour leur ouvrir les yeux.
Avez-vous le sentiment d’avoir réussi cette entreprise de déradicalisation auprès de certains jeunes ?
Je me souviens d’une jeune femme de moins de trente ans, incarcérée à la prison des femmes de Rennes. Au bout d’un an d’entretiens hebdomadaires approfondis, elle m’a dit : « tout ce que mon oncle taliban m’a appris, c’est n’importe quoi ! ». En sortant, elle s’est reconstruite, elle a créé une entreprise, une cellule familiale, elle est épanouie. Avec ces enfants perdus, il faut d’abord les écouter.
C’est pour honorer ce combat-là et vos convictions humanistes que la République vous a décerné la Légion d’Honneur, en avril dernier ?
Sans doute, mais cette proposition a été portée, non par l’administration pénitentiaire, mais par le ministère de l’Intérieur, tout comme pour l’ordre du mérite reçu quelques années plus tôt. Ce qui me trouble, c’est que la Pénitentiaire n’a jamais pensé le faire, alors que je travaille pour elle depuis quinze ans ! C’est la preuve qu’elle est hors du temps.
On sent de l’amertume, chez vous, à cet instant…
Oui, il y a encore du chemin à faire pour que l’administration reconnaisse l’action réalisée par les aumôniers, qui exercent un véritable travail républicain avec leur cœur, leurs tripes, leur argent et leur famille, tout autant que celui des autres personnels pénitentiaires, surveillants et autres.
Quelles relations entretenez-vous avec les autres représentants des cultes dans la prison ?
Je vais vous répondre par une expérience personnelle. Je m’investis beaucoup dans le dialogue inter-religieux, au niveau de la cité, mais aussi de la prison. J’ai sollicité il y a quelques années l’Institut du Monde Arabe à Paris pour monter une exposition sur les trois religions monothéistes à destination du monde pénitentiaire. Ce projet a été réalisé avec des universitaires, des chercheurs, le soutien des trois clergés. Le financement a été assuré par le ministère de la Culture et l’exposition circule désormais dans les prisons. Elle a été inaugurée à Rennes en 2009. C’est la preuve que le territoire peut accueillir des initiatives innovantes. Mais je n’ai pas réussi à concrétiser mon idée de créer un centre de formation pour les aumôniers, toutes confessions confondues.
Pour quelles raisons cela n’a pas abouti ?
L’idée n’avait pas trouvé d’écho à l’époque, mais l’État souhaite à présent créer un diplôme universitaire pour un enseignement profane de la religion musulmane, cette mesure a été annoncée le 15 juin dernier. Malheureusement, il n’est pas prévu d’en créer pour l’instant en Bretagne et dans les Pays de la Loire. Cet enseignement est selon moi un véritable barrage au salafisme, qui commence à apparaître dans plusieurs villes. Si l’on veut que l’Ouest demeure une région protégée, il faut arriver à créer cet enseignement profane de manière locale, avec le soutien des collectivités, du clergé… Je suis en contact avec les autorités.
Et avec l’université ?
J’ai contacté le département des langues orientales de Rennes 2 à Villejean, pour créer un enseignement à destination des détenus. Une doctorante vient à la prison des hommes donner des cours d’arabe. La langue est un outil privilégié pour créer du lien, de la cohésion sociale et de la sécurité. Je me souviens du cas du collège des Hautes-Ourmes, il y a quelques années, où il y avait des tensions avec des jeunes d’origine turque. Un cours de langue turque a été proposé dans l’établissement et cela a permis de résorber les difficultés. On observe la même chose en prison.
Finalement, vous restez optimiste ?
Très ! Parce que je crois en l’Homme. Dieu a confiance en l’homme, alors pourquoi pas moi ?