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Dossier
#10
Vidéosurveillance ou vidéoprotection : nos libertés sous contrôle ?
RÉSUMÉ > On ne parle plus de vidéosurveillance mais de vidéoprotection. Sept Français sur dix y seraient favorables. Pourtant les risques ne sont pas nuls pour les libertés individuelles et collectives. Les lieux susceptibles d’être surveillés (protégés ?), la qualité des personnes habilitées à le faire, la focalisation de l’attention sur des groupes conçus comme potentiellement délinquants… autant de risque que la vidéosurveillance se retourne contre la société. Et que le droit à la sécurité supplante le droit à la sûreté de la Déclaration des droits de l’homme.

     Loin d’être anodin, le glissement sémantique transformant la vidéo « surveillance » en vidéo « protection » illustre le processus de légitimation politique et d’acculturation citoyenne qui accompagne la banalisation des caméras dans l’espace public et les lieux ouverts au public. La figure fantasmatique de « Big brother », reprise par les détracteurs de la vidéosurveillance pour dénoncer une stratégie étatique de contrôle et de normalisation, ne semble plus alarmer l’opinion publique. Selon un sondage réalisé en 2008, 71 % des Français seraient favorables au déploiement de cet outil techno-préventif .  

Un assouplissement programmé de la réglementation

     Invoquant les règles du bon sens, ces « auto-surveillés volontaires » considèrent qu’ils n’ont rien à craindre dans un régime démocratique dès lors qu’ils n’ont rien à se reprocher. Les caméras visent la protection des honnêtes gens et la surveillance des délinquants potentiels. Dès lors, placer les avancées technologiques au service de la prévention et de la répression relève de l’évidence. Persuadés de l’efficacité et de la neutralité du procédé, ils réfutent ses potentialités liberticides. Contribuant à l’effectivité du « droit à la sécurité » consacré par le législateur, la vidéosurveillance serait même placée au service des droits fondamentaux, la sécurité étant présentée comme « l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives ».
     La démonstration n’est certes pas dénuée de fondement. La vidéosurveillance n’emporte pas de restrictions immédiates aux libertés d’aller et venir, de réunion, de manifester, etc. Plusieurs dispositions législatives et réglementaires assurent la protection du droit à la vie privée : information du public sur la présence de caméras, destruction rapide et droit d’accès aux enregistrements, interdiction de filmer l’intérieur des immeubles, etc. Chacun demeure libre de circuler, de définir ce qu’il souhaite exposer au regard d’autrui et à l’inverse dissimuler dans des espaces de non-visibilité. Anxiogènes, les références à l’émergence d’une société de contrôle génèrent des analyses excessives, alimentant parfois la fameuse « logique du complot ». Nous sommes très loin d’une société de surveillance généralisée, dans laquelle les agents de répression scruteraient nos moindres faits et gestes. Si ces constats préalables sont nécessaires pour aborder sereinement et objectivement les incidences de la vidéosurveillance, ils n’excluent pas toute réflexion critique. La réglementation et les contrôles institués pour garantir sa bonne application, qui devraient s’assouplir sous l’effet de la future loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi 2)5, sont loin de prémunir contre tout risque d’atteinte aux libertés individuelles et collectives.

     Pour éviter un usage immodéré de la vidéosurveillance, le législateur a précisé en 1995 une série de finalités susceptibles d’ouvrir droit à l’installation de caméras. Dans l’espace public, les autorités publiques (État, municipalités) peuvent y recourir pour assurer la protection de leurs bâtiments et installations, la régulation du trafic routier, la constatation des infractions aux règles de la circulation, la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens dans des lieux particulièrement exposés à des risques d’agression ou de vol et enfin, depuis 2006, la prévention du terrorisme.
     Le projet Loppsi 2 adjoint à ces objectifs initiaux la prévention des atteintes à la sécurité dans les lieux particulièrement exposés à des risques de trafic de stupéfiants et des fraudes douanières, la prévention des risques naturels et technologiques, le secours aux personnes et la défense contre l’incendie.
     Concernant les autres personnes morales (gestionnaires de transports publics, commerces, etc.), les conditions d’usage de la vidéosurveillance sont plus restrictives. À l’intérieur des établissements ouverts au public, les lieux vidéosurveillés doivent être particulièrement exposés à des risques d’agression, de vol ou de terrorisme. Ces personnes morales peuvent également filmer la voie publique, du moins les abords « immédiats » de leurs bâtiments, lorsque les lieux sont susceptibles d’être exposés à des actes de terrorisme. Cette condition d’immédiateté devrait toutefois disparaître, le projet de loi ne mentionnant plus que les « abords » des établissements. Alors qu’il est en principe impossible de déléguer une mission de police à une personne privée sous contrat, les autorités publiques pourront également sous-traiter la vidéosurveillance de voie publique à des opérateurs privés, sur la base de conventions agréées par le préfet. L’implication croissante du secteur privé et l’extension des lieux potentiellement vidéosurveillés ne sont pourtant pas compensées par des mécanismes de contrôle capables de garantir une protection effective des libertés fondamentales.

Des mécanismes de contrôle défaillants

     Pour contrer d’éventuels abus, l’installation de caméras suppose une autorisation préfectorale préalable, ellemême précédée d’un avis de la commission départementale de vidéoprotection (CDV). Présidée par un magistrat du siège, cette commission se charge ensuite de contrôler le fonctionnement des dispositifs autorisés. En cas d’usage anormal, elle peut effectuer des recommandations et proposer au préfet leur suspension. Au crédit des parlementaires, il faut reconnaître que la Loppsi 2 entend renforcer le processus de contrôle. Les membres de la commission pourront accéder aux centres de vidéosurveillance de 6 h à 21 h, aux programmes informatiques et aux données, si besoin avec l’assistance d’experts. Une troisième instance contribuera à cette mission de contrôle, la Commission nationale de la vidéoprotection (CNV) créée en 2007.
     Il s’agit toutefois de garanties en trompe-l’oeil. La CNV n’est qu’une commission consultative, dépourvue de pouvoirs de contrainte et dont l’indépendance prête à discussion. Au niveau local, les commissions départementales fonctionnent mal, se réunissent peu et manquent d’expertise technique. Faute de temps et de moyens, elles se déplacent rarement sur le terrain (942 contrôles en 2004, 483 en 2007). Les préfets ne sont jamais tenus de suivre leurs avis, avis dont ils peuvent même se passer dans un nombre croissant d’hypothèses. Ces représentants locaux de l’État ne sont pourtant pas des tiers neutres dans le processus de décision. Appelés à devenir les promoteurs de la vidéosurveillance par leur autorité de tutelle, ils n’ont aucun intérêt à s’opposer aux projets d’installation déposés, projets qu’ils financent partiellement. Les refus en opportunité, fondés sur une absence de risque ou une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles, sont donc marginaux et se raréfient. Les finalités assignées à la vidéosurveillance sont interprétées de façon extensive. En ce sens, une circulaire du ministère de l’Intérieur du 12 mars 2009 indique que des risques de vols et d’agressions peuvent être considérés comme avérés dans des sites qui n’ont pas « au jour de la demande, connu d’agression ou de vol » ! À l’identique, le critère d’exposition à un risque terroriste semble peu contraignant dans un contexte de maintien permanent du plan Vigipirate.

Des risques avérés d’atteinte aux libertés fondamentales

     Les usages de la vidéosurveillance ne donnant pas lieu à de véritables contrôles, les risques d’abus sont plus que probables. Dans l’hypothèse où l’exemple anglais deviendrait un modèle, avec des habitants filmés parfois plus de trois cents fois par jour, le droit à la vie privée serait nécessairement restreint par cette visibilité et cette traçabilité permanente des personnes. Au-delà, les libertés d’aller et venir, de réunion ou de manifester s’en trouveraient indirectement affectées. Déjà, la vidéosurveillance n’est pas sans influence sur la liberté de mouvement de certaines franges de la population. Plusieurs études ont révélé que les opérateurs focalisent leur attention, consciemment ou non, sur des groupes perçus comme potentiellement délinquants, déviants, voire même « indésirables » : les jeunes qui traînent dans la rue, les SDF, les toxicomanes, les prostituées, les personnes d’origine étrangère, etc. Cette surveillance sélective et discriminatoire, fondée sur des stéréotypes plus que sur des faits objectifs, donne parfois lieu à des pratiques d’exclusion. La vidéosurveillance se détourne alors de sa vocation affichée, réduire l’insécurité, et devient officieusement un intrument de dissémination ou d’éloignement des groupes marginalisés.
     Si nombre de Français justifient ce traitement dérogatoire par leur supposée « dangerosité », ils refusent de voir que cette technologie pourrait se retourner contre la société dans son ensemble. S’il faut se départir de l’image de « Big brother » d’un État omniscient contrôlant inlassablement sa population, les mutations technologiques obligent à la prospective. Dans un avenir pas si lointain, la vidéosurveillance sera vraisemblablement combinée à des technologies de détection nettement plus intrusives : biométrie, puces RFID, nanotechnologies, etc.
     Dès à présent, policiers et gendarmes sont destinataires d’images collectées par de multiples « little brothers » (collectivités locales, gestionnaires de transports publics, etc.). Autrefois subordonnée à l’ouverture d’une procédure judiciaire (enquête, instruction), la consultation policière des images à des fins de sécurité publique est possible depuis 2006. Avec la multiplication des raccordements financés par l’État, les services de répression accèdent en temps réel aux images des systèmes exploités par des tiers. Sous prétexte d’assurer leur mission de sécurité publique, il leur est dès lors techniquement possible de surveiller, de contrôler et d’accumuler des informations sur des militants syndicaux et politiques, voire des personnes périodiquement présentes dans telle ou telle manifestation.

Le droit à la « sécurité » supplante le droit à la « sûreté »

     Techniquement toujours, les informations collectées par le biais de la vidéosurveillance pourraient alimenter les fichiers policiers de renseignement, notamment le remplaçant du très polémique Edvige8, qui enregistrent des photographies, des données sur les déplacements, les activités politiques, religieuses ou syndicales des personnes. Ces fichiers étant désormais utilisés pour les enquêtes de moralité préalables au recrutement de certains fonctionnaires (magistrats, préfets, policiers, etc.), les personnes dont les orientations politiques ne correspondraient pas à celles de la majorité en place pourraient se voir privées d’accès à ces professions sur la base d’informations collectées grâce aux dispositifs de vidéosurveillance.
     Un(e) juriste averti(e) rétorquera à raison que le droit interdit ce que la technique autorise. En l’absence de contrôles effectifs, l’inscription de garanties formelles dans le marbre de la loi confine toutefois à l’exercice proclamatoire. L’opacité entourant l’utilisation des nouvelles technologies de surveillance (vidéosurveillance, fichiers) empêche d’exclure d’office de telles dérives. Alors qu’il n’en constitue pourtant qu’une déclinaison, le droit à la « sécurité » évoqué par les partisans de la vidéosurveillance supplante progressivement le droit à la « sûreté ». Au sens de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ce dernier vise à protéger les citoyens contre l’arbitraire étatique et constitue dès lors le socle de notre régime démocratique. S’il limite le champ des possibles en matière de réponse à la demande sociale de sécurité, il nous rappelle que dans État de droit, la recherche d'efficacité répressive, bien que légitime et nécessaire, ne peut s'affirmer au détriment de la protection des droits fondamentaux.