Dépaysant sans trop s’éloigner, ensoleillé mais protégé par la modération atlantique, d’un accès aisé et pas trop onéreux, le voyage à Lisbonne appartient à la liste des destinations des touristes friands d’une escapade de quelques jours. En arrière-plan de cette carte postale enchanteresse se devine une capitale dont le développement est ébranlé par de graves difficultés économiques et sociales. Comment, dans le contexte de crise que traverse le Portugal depuis 2009, répondre à l’enjeu de durabilité du modèle urbain, tout y confortant une certaine douceur de vivre ?
Située à l’extrémité sud du continent européen, à l’embouchure du Tage sur l’Atlantique, Lisbonne s’est ouverte au monde avec les grandes découvertes. Au 16e siècle, son port très animé – animation que l’on a du mal à deviner aujourd’hui – se trouvait au noeud des routes maritimes. Aussi, lorsqu’en 1755 elle a été touchée par un tremblement de terre, suivi d’un incendie et d’un raz de marée qui ont ravagé son centre, la triple catastrophe a connu une retentissement mondial. Il s’agit sans doute du premier événement médiatisé à cette échelle. Le pouvoir royal a immédiatement engagé la reconstruction de la ville dans le quartier de la ville basse (Baixa) selon un plan en damier rectiligne qui s’ordonne à partir de la vaste place du Commerce, entrée de prestige de cette capitale d’Empire. La rapide reconstruction s’est effectuée sous l’égide du marquis de Pombal, marqué par l’esprit rationaliste des Lumières françaises. Elle s’est traduite par l’éviction des grands propriétaires – la noblesse et le clergé – et la Baixa est devenue un quartier d’immeubles de logements de rapport. Cet événement fondateur de l’histoire lisboète n’est pas sans rappeler la reconstruction du centre de Rennes après l’incendie de 1720 : comme à Lisbonne, le roi a immédiatement réagi au désastre en missionnant directement son architecte ; et comme à Lisbonne, la catastrophe a imposé un plan d’organisation urbaine moderne, impossible à réaliser auparavant du fait des réticences des grands propriétaires.
Le développement haussmannien du 19e siècle et les extensions urbaines du 20e se sont effectués vers le nord sur de nouveaux terrains, en ignorant les quartiers centraux comme la Baixa et les collines d’habitat ancien qui l’entourent (Bairro Alto et Chiado à l’ouest, Mouraria et Alfama à l’est). Ce n’est qu’en 1994, plus de deux siècles après la reconstruction pombalienne, que la planification urbaine a enfin prêté attention à ce patrimoine et prôné le retour à « la ville existante » plutôt qu’à l’extension indéfinie. Car l’abandon progressif des immeubles de la Baixa et la vétusté de leurs façades frappent d’autant plus qu’il s’agit là du coeur de la ville touristique.
C’est que le contexte démographique a connu un changement radical. En effet, la ville de Lisbonne a vu fondre le nombre de ses habitants, passés de 800 000 il y a trente ans à moins de 550 000 en 2010 ! Cette fuite a de multiples facteurs : d’une part, la vétusté des logements du centre-ville et leur inadaptation ; d’autre part, l’élévation du niveau de vie qui a provoqué l’explosion du parc automobile, que soulignent les difficultés à stationner, et qui a poussé les ménages jeunes à s’installer à l’extérieur à partir des années 1990. Avec pour conséquence le doublement de la population de Lisbonne pendant la journée avec un flux quotidien d’environ 600 000 personnes. Ces indicateurs illustrent la croissance de l’aire métropolitaine (18 municipalités) qui concentre un tiers du PIB du Portugal et, avec 2,6 millions d’habitants, un quart de sa population. La quasi-absence de structure institutionnelle de cette grande aire métropolitaine fait irrésistiblement penser aux difficultés de la capitale française à organiser une structure intercommunale métropolitaine efficace. D’autant que l’omniprésence de l’État, en particulier par le biais des grands opérateurs de transports publics, laisse peu de marge à des décisions propres aux acteurs lisboètes. Le gaspillage engendré par l’absence concrète d’autorité de transports à l’échelle de l’agglomération s’observe par exemple dans l’ampleur des stations de métro, qui peut sembler considérablement disproportionnée.
Pourtant, ce que l’autorité publique n’a pu réaliser, la crise l’a fait ! Entre 2010 et 2012, le trafic a baissé pour tous les déplacements : de moins 20 % pour les bus et de moins 15 % pour le métro. Même les véhicules particuliers sont moins nombreux à circuler, de 420 000 entrées par jour il y a quatre ans à 385 000 aujourd’hui. Cette diminution traduit un affaiblissement problématique des mobilités qui provient avant tout du chômage (environ 17 %) et de la pauvreté – un quart des habitants vivent dans des logements dont les loyers sont payés par la municipalité. En bref, la ville de Lisbonne rétrécit et sa population s’appauvrit et vieillit, d’où l’importance dans les discours et les projets des équipements destinés à la petite enfance.
Les constats qui viennent d’être énoncés expliquent les choix stratégiques de la municipalité de Lisbonne. À travers un nouveau plan directeur, elle a dessiné un projet qui vise d’abord l’augmentation de la population résidente, objectif complété par la volonté d’accroître le nombre d’emplois et par celle d’améliorer la qualité de la vie. Pour ce faire, elle dispose de réels atouts qui s’appuient, certes, sur les standards internationaux du développement métropolitain, mais qui se fondent aussi sur une réelle originalité, par au moins trois aspects.
Sa situation exceptionnelle, tout d’abord. Si l’on excepte le risque sismique, le site d’implantation de Lisbonne cumule des caractéristiques heureuses : au débouché du vaste estuaire du Tage, il possède en amont de grandes zones humides qui n’ont pas été intégralement colonisées par l’activité industrielle. Le linéaire du fleuve a structuré la ville et oriente encore beaucoup les déplacements. Les tracés anciens des tramways et des chemins de fer, et ceux plus récents des aménagements cyclistes sont là pour l’illustrer. Et même si le port ouvre sur l’océan, l’ambiance urbaine s’apparente plutôt à celle d’une ville méditerranéenne, d’une part à cause de son climat méridional, et d’autre part à cause de son architecture dans laquelle la présence arabe se rappelle par l’organisation et le nom des quartiers anciens (Mouraria, Alfama). La topographie de la ville est également remarquable du fait des nombreuses collines qui surplombent le Tage. Les pentes abruptes des dénivelés ont provoqué la construction de moyens de déplacements comme les ascenseurs et les funiculaires qui marquent le paysage. On peut donc découvrir Lisbonne en cheminant de points de vue en belvédères, ces miradouros qui ouvrent le regard sur le Tage et qui sont souvent aménagés en parcs publics.
Ce site extraordinaire est stratégique du point de vue de l’attraction touristique et l’amélioration des rives du Tage est engagée. Réaménagées et devenues plus accueillantes avec l’éviction d’activités portuaires obsolètes, elles génèrent d’importants flux touristiques, en particulier dans le quartier de Belém, à l’aval du centre. De plus, comme dans tous les aménagements urbains de front balnéaire, l’accueil des paquebots de croisière est activement recherché et Lisbonne construit actuellement un nouveau terminal, situé tout près de la place du Commerce. La ville espère ainsi dépasser le stade de l’escale pour devenir un point de départ et d’arrivée des croisiéristes.
Reste enfin, comme pour tous les estuaires, la question de l’extension de la ville de part et d’autre du fleuve. Lisbonne a-t-elle une ou deux rives ? Bien sûr, on se déplace chaque jour de la rive sud vers la rive nord pour venir travailler et, lorsque l’été arrive, les plages de la rive sud attirent les Lisboètes. Il semble cependant que la vie citadine demeure établie sur la rive nord et que le sud reste « de l’autre côté » !
Pour contrer la diminution du nombre d’habitants et leur fuite du centre-ville, la municipalité a engagé une politique de régénération urbaine du patrimoine bâti des quartiers historiques. Les plus anciens (Mouraria, Santana) constituent un enjeu crucial : d’abord parce que s’y concentre une population modeste et âgée, ensuite parce qu’y faire venir des ménages jeunes nécessite de leur offrir des équipements adaptés – ascenseurs modernes, équipements pour la petite enfance, espaces publics de proximité, capacités de stationnement — et enfin parce que ce riche patrimoine historique attire de nombreux touristes. Il s’agit donc de permettre que tous vivent ensemble ! Cette action de revitalisation des quartiers anciens est activement menée par la municipalité, mais si celle-ci peut s’appuyer sur des associations actives d’habitants, ces derniers possèdent peu de moyens financiers, ce qui se lit aisément dans le fort contraste qu’offrent les façades.
Une ville qui rétrécit laisse des espaces vacants. C’est le cas des nombreuses friches industrielles qui ponctuent le territoire de Lisbonne, souvent à la place des anciennes installations portuaires. Deux types de réoccupation de ces zones se sont succédé : le temps des grands projets a prospéré avec l’Exposition universelle de 1998, qui a totalement réinventé un territoire de 330 hectares, composé d’une raffinerie de gaz et d’un abattoir abandonnés sur un sol pollué. Cette grande manifestation a été fortement soutenue par l’Union européenne dont le Portugal était devenu membre en 1986. Son succès a perduré grâce à la création simultanée de nombreux équipements – infrastructures de transport performantes, logements confortables, qualité du paysage et des espaces publics –, qui ont fait de ce quartier un nouveau centre d’environ 25 000 habitants et presque autant d’emplois. Ce Parc des nations, qui longe le Tage sur 5 kilomètres, est ainsi devenu une des attractions du circuit touristique, comme le montre la présence de restaurants, hôtels et commerces. Mais la crise est passée par là et interdit désormais des projets d’une telle ampleur. La réoccupation des friches passe aujourd’hui par un tissage beaucoup plus fin d’initiatives.
Comme les autres capitales européennes, la ville de Lisbonne discerne dans les technologies de la communication et dans les industries créatives un fort potentiel d’emplois. Elle soutient donc la création de start-up, dont elle favorise l’installation dans d’anciennes usines. L’emblème en est LX Factory, précédemment une imprimerie. La vétusté des bâtiments a conduit les autorités municipales à accepter de déroger au droit du travail pour permettre d’y accueillir environ 200 entreprises et 1 500 salariés, ainsi que des visiteurs pour les restaurants, boutiques et spectacles. C’est là un modèle de développement économique susceptible de tirer parti du faible coût foncier des friches et qui paraît à même d’attirer et de retenir à Lisbonne plus de chercheurs et d’étudiants.
Depuis 1974, Lisbonne est la capitale d’un pays libre et elle s’en étonne encore un peu. La ville a le goût des commémorations, comme l’illustre la célébration du quarantième anniversaire de la Révolution des oeillets. La municipalité se montre profondément européenne dans la construction de son projet démocratique. Elle a pour cela mis en place depuis 2008 un dispositif de budget participatif qui permet aux habitants de faire des propositions d’aménagement, puis de les défendre dans le cadre d’une sorte de campagne électorale, laquelle précède un vote citoyen, traditionnel ou par Internet. Des projets de toutes sortes sont possibles, mais, de fait, les réalisations concernent principalement les aménagements qui réduisent la circulation automobile au profit du vélo et de la marche et l’amélioration des jardins publics et la renaissance des kiosques traditionnels qui les animaient. Ainsi, 7 000 personnes ont voté pour que la municipalité remette en état le Jardin botanique, une propriété de l’Université que celle-ci ne pouvait plus entretenir.
Lisbonne bénéficie d’être une cité libre et sûre, ce qui lui donne l’assurance de capter le tourisme européen et, dorénavant, mondial. Elle s’est immiscée dans le circuit des grandes villes européennes en valorisant plusieurs bâtiments emblématiques, construits sur des terrains laissés libres par les activités industrielles et portuaires. C’est particulièrement visible à Belém, où l’État achève la construction d’un immense musée pour y présenter la plus grande collection au monde de carrosses. Ce musée des carrosses avait été fondé en 1905 sous la royauté puis agrandi en 1940 pendant la dictature de « l’État nouveau », mais il était confiné dans un bâtiment historique exigu et inadapté aux flux touristiques. C’est maintenant un bâtiment moderne qui accueillera sous peu un public nombreux avec une muséographie renouvelée. En 2007, un autre important bâtiment muséal a été ouvert, qui relève, lui, de l’initiative privée. Il réunit la collection Berardo – une collection d’art contemporain – dans un projet qui incarne la modernité de Lisbonne tant il aurait été inimaginable pendant la domination de « l’État nouveau ». Tous les deux sont situés à proximité immédiate des « spots » touristiques traditionnels que sont la tour de Belém, le Monument des découvertes et le monastère des Hiéronymites (ou ermites de Saint-Jérôme).
Dans ce projet stratégique, on comprend combien la municipalité de Lisbonne et les acteurs privés qu’elle mobilise avec elle calibrent leurs propositions sur les standards du développement territorial. Ainsi se montrentils très ouverts aux investissements étrangers venus des anciennes colonies portugaises (Brésil et Angola). L’attraction des investissements russes et chinois commence aussi à se faire sentir, le Portugal étant une porte d’entrée dans l’Union européenne. D’autant que les coûts salariaux persistent à y rester plus faibles qu’au nord de l’Europe alors que l’équipement en infrastructures de transport et de santé – malgré la crise, un nouvel hôpital est en construction – y est rationnel et moderne. Cette ouverture au monde, tout à fait visible dans la rue, est sans doute l’une des pistes à approfondir dans la mesure où le financement des équipements et de la régénération urbaine repose sur un nombre de plus en plus restreint d’habitants, âgés et touchés par une forte pauvreté. Ce qui pose in fine le problème de la durabilité de son développement.