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Rennes des écrivains
#29
Jean-Paul Kauffmann :
l’odeur de Rennes
RÉSUMÉ > Jean-Paul Kauffmann, dont le père est d’origine alsacienne, est né en 1944 à Saint-Pierre-la-Cour en Mayenne. Très tôt il vint habiter à Corps- Nuds à 18 km de Rennes, où ses parents étaient boulangers-pâtissiers. Comme il le raconte ici, il fit ses études secondaires à Rennes (Saint- Vincent et Saint-Martin) puis après le bac, entra à l’École supérieure de journalisme de Lille. À la fin de sa première année, il se souvient d’avoir fait un stage à Ouest-France, rue du Pré-Botté, où il s’occupa sans grand plaisir de l’édition de Châteaulin.

     À partir de 1966, Jean-Paul Kauffmann est journaliste, d’abord au Québec, puis à la radio. En 1977, il participe à la création du Matin de Paris. Il quitte ce quotidien de gauche en 1984 pour rejoindre l’hebdomadaire L’Événement du Jeudi en tant que grand reporter. C’est au cours d’un reportage au Proche-Orient qu’en mai 1985 il est pris en otage à Beyrouth avec Michel Seurat. Il ne sera libéré qu’au terme de trois longues années de captivité.
    De retour, cet amateur de bordeaux et de cigares écrit dans des revues et entame une carrière d’écrivain. Ce sera d’abord L’Arche des Kerguelen puis La Chambre noire de Longwood (un voyage à Sainte-Hélène sur les pas de Napoléon) qui reçoit en 1997 le prix Femina essai et le Grand prix Lire-RTL. Suivront La Lutte avec l’ange et La Maison du retour. Dans ce dernier livre, il parle de la maison des Landes où il s’est ressourcé, évoquant pour la première fois sa captivité. Adepte de la rêverie vagabonde, Jean-Paul Kauffmann publie encore Courlande (nom d’un territoire russe) et Remonter la Marne, paru chez Fayard, qui relate magnifiquement un voyage à pied le long du fleuve trop méconnu. Ce récit fut l’un des meilleurs succès de librairie de l’année 2013.

     Comme beaucoup de personnes, je suis passé à côté de Rennes. Je l’ai connue sans la voir. Je l’ai pratiquée sans l’aimer. Dans les années cinquante, Rennes, située à 18 km de mon village, Corps-Nuds, représentait la ville lointaine et inaccessible. « 18 km » est resté longtemps pour moi une sorte d’incantation magique mesurant exactement l’espace compris entre le monde campagnard qui était le mien et une France urbaine inconnue. Mes parents ne se rendaient à Rennes qu’en cas d’absolue nécessité : une pièce pour le four de la boulangerie, une démarche impérieuse auprès de l’administration.
    C’est Renaudin qui assurait la liaison entre la grande ville et notre petite principauté villageoise. Il nous donnait l’impression de surgir d’un pays étranger, tel un messager distrait et redoutable. Renaudin était le commissionnaire. Pour la plus grande joie des gamins de mon âge, il jaillissait chaque vendredi sur la place du village au volant de son camion dont la plate-forme débâchée et ouverte à tous les vents transportait un incroyable fatras de pneus neufs, bassines, casiers de bouteilles, rouleaux de fil de fer etc. Cette irruption était un événement au moins aussi spectaculaire que l’arrivée de la diligence à Yonville-L’Abbaye au temps de Madame Bovary. J’avais pour tâche de réceptionner auprès de Renaudin les paquets de levure nécessaires à la fabrication du pain. Rennes eut longtemps pour moi l’odeur de cette levure blanchâtre, qui sentait la sudation, acide et vaguement répugnante, que mon odorat finissait par apprivoiser et par trouver plaisante.

Choux, vêtements suris et végétaline rancie

     En ces années de l’après-guerre, Rennes avec ses « 18 km » magiques faisait pour moi figure de mégapole. Elle l’était si peu. C’était en réalité une bonne grosse ville de province, grise, chloroformée par son statut historique de capitale de Bretagne. Son caractère justement, c’est qu’elle ne faisait pas d’histoire. Depuis toujours, les événements se succédaient et glissaient sur elle sans en rien retenir.
    J’allais avoir 11 ans… Mes parents hésitèrent avant d’envoyer leur fils aîné à Rennes pour y entrer en 6e. En optant pour l’internat, ils consentaient à un sacrifice. Pas question pour eux de choisir le lycée. Catholiques pratiquants, tenants farouches de l’école privée dite « libre », ils jetèrent leur dévolu sur l’établissement religieux le plus réputé de la ville, le collège Saint-Vincent fréquenté surtout par les rejetons de la noblesse bretonne et par les fils d’une bourgeoisie plutôt conservatrice. J’avais passé une enfance heureuse et sans entraves, au contact vivifiant de la nature. D’un seul coup, le petit animal se voyait coffré, privé d’oxygène. Saint-Vincent n’était pas à incriminer, c’était un établissement irréprochable et sans doute exemplaire pour l’époque. Je ne connaissais pas alors l’Italie. L’architecture dans le goût toscan avec ses deux campaniles et son perron monumental, ses édifices vastes et aérés auraient dû me séduire. Le collège aux airs de villa italienne fut pour moi une prison. Je me souviens encore de l’odeur qui flottait dans les corridors, une exhalaison confinée de choux, de vêtements suris et de végétaline rancie. Saint-Vincent était certainement pour l’époque une institution particulièrement bien tenue mais nous étions au milieu des années cinquante. Partout en France, l’internat imposait une vie menée à la baguette. La discipline était quasiment la même qu’au temps de Balzac et de Louis Lambert. Notre époque obsédée par l’épanouissement de l’enfant a oublié cet ordre ancien qui a cessé d’être après mai 1968.
    Je n’ai rien vu de Rennes à cette époque excepté le bois des Gayeulles qui n’était pas encore un parc de loisirs mais un maigre coin champêtre à la lisière de la ville. On y entendait gazouiller quelques oiseaux aux beaux jours. En automne on y jouait au ballon. Ceux qui n’aimaient pas le foot bottaient les paquets de feuilles mortes. Pour moi, la campagne c’était autre chose : la faculté de marauder, de monter aux arbres, de se bagarrer entre copains avec des scions de noisetier. J’avais adoré le football lorsque j’étais à Corps-Nuds. Nous le pratiquions violemment, prêts à tout pour l’emporter comme si notre vie en dépendait. Le football à Rennes n’avait rien à voir avec nos batailles rangées. C’était une compétition fade, trop gracieuse à mon goût.
    L’autre passe-temps imposé aux pensionnaires était le Stade Rennais situé déjà route de Lorient. On nous y emmenait à pied chaque dimanche pendant la saison. Trop de supporters, trop de bruits… Je ne comprenais rien à cette organisation fonctionnelle du public et des joueurs. Chez nous, les rustres, l’assistance était sur le terrain, de plain-pied avec les footballeurs des deux camps, les encourageant et les conspuant, n’hésitant pas à les interpeller en accrochant leur maillot. De cette époque du Stade Rennais date définitivement mon peu de goût pour le football et pour ces stratèges en chambre refaisant le match. Seul un nom m’est resté en mémoire : José Caeiro, un buteur exceptionnel qui avait la grâce et rattrapait les situations les plus désespérées. Il avait le don pour marquer des buts d’un coup de tête imprévu. Je le voyais plus en figure astucieuse et vengeresse, comme Robin des Bois, qu’en joueur de football professionnel. Qu’est-il devenu, cet elfe qui incarnait pour moi l’aisance absolue, une forme suprême de légèreté qui est l’une des manifestations de la beauté ? On me dit qu’il est décédé subitement dans les années quatre-vingt. Paix à tes cendres, Caeiro ! Grâce à toi, j’ai connu l’une de mes premières émotions sans me douter alors qu’elle était d’ordre esthétique et qu’elle n’était pas étrangère à l’art.
    Corps-Nuds avec ses « 18 km » était bien loin, tellement hors d’atteinte que cette année-là je n’y mis les pieds qu’à trois reprises : à Noël, à Pâques et aux grandes vacances. Pour mes parents qui se saignaient aux quatre veines, il eût été malvenu que leur garçon se plaigne. J’étais un privilégié. Accaparés sept jours sur sept par la boulangerie-pâtisserie qui ne leur laissait aucune distraction, ils n’avaient pas le temps d’aller à Rennes, encore moins de me faire profiter d’une sortie dominicale, autorisée à certaines conditions, lesquelles n’étaient pas trop difficiles à obtenir. Il suffisait d’être raisonnablement discipliné, honnêtement appliqué pour s’échapper du collège. Bon élève, je disposais de ces points que le préfet de discipline prélevait à chaque sortie. En points, j’étais archimillionnaire. Je thésaurisais sans pouvoir dépenser. En outre, j’avais été sélectionné pour être membre de la psallette, faveur qui me valait une multitude de points supplémentaires. J’étais fortuné mais malheureux. Mon voisin de dortoir, souvent à sec, et qui devait parfois renoncer à sortir m’enviait ce capital devenu inutile.
    À la fin de l’année scolaire mes parents avaient fait leurs comptes. Ces études étaient devenues vraiment trop dispendieuses. Pas question pourtant de les interrompre. Ils se mirent en quête d’un autre établissement moins onéreux et finirent par dénicher dans le Maine-et-Loire, près de Segré, un collège religieux formant des instituteurs destinés à l’école « libre ».
    Le lieu était enchanteur : un château néo-Renaissance en belles pierres blanches situé au bord d’une rivière ravissante, l’Oudon. J’y fus aussi malheureux qu’à Saint- Vincent. Décidément, l’internat ne me réussissait pas. J’avais beau être au milieu de la nature, j’étais une fois de plus prisonnier, coupé de mon milieu naturel, subissant une discipline qui n’était sans doute pas pire qu’ailleurs mais qui m’étouffait et me fit basculer peu à peu dans un état de dissidence.

Bière, sciure humide et croque-monsieur

     À la fin de la 3e, le supérieur convoqua mes parents leur signifiant que l’établissement qu’il dirigeait ne me convenait plus – en fait c’était moi qui n’étais pas conforme à son pensionnat. J’avais mauvais esprit. J’étais indocile, paresseux. Que faire de ce bon à rien ? Mes parents se demandèrent si ces études qu’ils m’avaient cru capable de poursuivre n’étaient pas une erreur d’aiguillage. Ils s’étaient trompés sur la direction, voilà tout. Mais c’était mal les connaître que de penser que mon aventure scolaire allait s’arrêter là. Ne fallait-il pas décadenasser ce mauvais sujet, lui concéder un peu d’autonomie en le faisant revenir à Rennes. Non pas cette fois à Saint- Vincent mais à l’institution rivale, Saint-Martin, un poil moins renommée mais où les frais d’inscription étaient abordables. Ils pensaient avoir trouvé la bonne martingale en décidant que je serai demi-pensionnaire. Chaque soir, par la micheline, je regagnerai mon village de Corps- Nuds, au moins ils pourraient avoir un oeil sur moi, surveiller mon travail et mes fréquentations.
    Ces trois années à Saint-Martin (1960-1963) furent une période bénie. J’avais les coudées franches. J’agissais sans contraintes. J’en abusais certainement. Enfin je faisais connaissance avec cette ville qu’on s’était ingénié à escamoter. Chaque matin je me levais aux aurores, attrapais le train à la gare de Corps-Nuds située à un kilomètre du village. La durée du voyage me permettait juste de potasser mes leçons et de finir mes devoirs. Débarquant à Rennes, il me fallait regagner au pas de charge Saint-Martin situé à l’autre bout de la ville rue d’Antrain. Je ne pouvais compter sur l’autobus trop long à attendre : d’ailleurs il ne desservait pas directement mon collège. J’arrivais in extremis à l’ouverture du cours, parfois en retard mais, sachant que j’étais parti très tôt de ma cambrousse, les profs étaient coulants. Le midi je déjeunais à Saint-Martin. La nourriture y était médiocre mais je savais que j’allais me rattraper le soir à la table familiale. En fin d’après-midi alors qu’une centaine de pensionnaires et demi-pensionnaires bossaient chacun dans leur coin à l’étude, j’avais l’autorisation de m’éclipser avant l’heure pour prendre le train du soir. J’arrivais toujours de nuit à la boulangerie familiale. Un dîner rapide et puis au lit. J’étais exténué. Pendant les cours il m’arrivait souvent de m’assoupir, assommé de fatigue. Pourtant j’aimais cette vie éreintante, je la chérissais même, elle était au prix de ce qui m’apparaissait le bien le plus précieux au monde, la liberté.
    Rennes m’était assez indifférente. J’essayais de profiter au maximum des loisirs et des facilités qu’elle pouvait offrir : cinémas, bibliothèques, sans compter la discrétion, la disponibilité et le style de vie qu’elle permettait. Cette liberté m’était tellement nécessaire qu’il m’arrivait souvent de venir à Rennes le jour de congé qui était alors le jeudi. Je travaillais au buffet de la gare qui sentait bon le bock de bière, la sciure humide et le croque-monsieur avec ce mélange pas très net d’odeur de mie grillée et de fromage dominé par des effluves bien crapoteux de clopes. Il y régnait une animation et surtout une bonne humeur indescriptibles. Les serveurs ne boudaient pas lorsqu’on n’avait pas les moyens de consommer. Pour le jeune villageois mal dégrossi que j’étais, la liberté avait ce parfum épais, encrassé. Cette odeur grasse émanait du vivant, du corps organique mais aussi du bruit et de la comédie qu’on y jouait autour des tables ou le long du bar. Un buffet de gare n’est pas un café comme un autre. C’est un lieu de transhumance où le voyageur se rassure au spectacle de ces trains qu’il peut surveiller. Le buffet de ma jeunesse, aujourd’hui disparu, a beaucoup compté dans ce qu’il convient d’appeler mon « apprentissage de la vie ». J’y ai appris à observer l’humaine condition, à me divertir ou m’attrister des ridicules, des feintes, des anxiétés, de l’extrême vulnérabilité du voyageur en attente. La vie comme animation et spectacle s’y est révélée à moi ouvrant à un adolescent les jeux de l’imagination et les mirages du romanesque que je confrontais à mes lectures.
    J’étais un lecteur compulsif dévorant tous les livres qui me passaient sous la main. J’en manquais cruellement. Étant domicilié à Corps-Nuds, l’accès à la bibliothèque municipale m’était interdit. Je fréquentais une marchande de livres d’occasion de la rue de Saint-Malo, une sorcière édentée aux cheveux rares qui m’avait pris en affection. Plongé dans l’obscurité, son magasin était un taudis qui ressemblait à une caverne. L’antre sentait le vieux papier moisi, le grenier et la pisse de chat. Ma soif de lire avait touché la vieille femme. À chaque achat, elle me faisait cadeau d’un volume de poésie provenant de la librairie Alphonse Lemerre, l’éditeur des Parnassiens. Elle en détenait un lot inépuisable. D’où venait-il ? Je conserve un exemplaire des Trophées de José Maria de Heredia avec cette devise de la maison et ce laboureur en couverture : « Fac et spera » (fais et espère). J’en connais encore par coeur une dizaine de sonnets. J’aimais le côté cinémascope de ces poèmes, leur aspect péplum et la fin de l’envoi : « Le piétinement sourd des légions en marche » (La Trebbia). « Sur le ciel enflammé l’Imperator sanglant » (Soir de bataille).

     Ces livres ne suffisaient pas à éteindre mon appétit. Un jour, sur le quai Chateaubriand, je découvrais l’Institut franco-américain. Après une exploration des lieux, je remarquais l’existence d’une bibliothèque où il était permis d’emprunter des livres à sa guise. La plupart de ces derniers étaient des traductions d’oeuvres de romanciers américains. J’eusse préféré des écrivains français plus familiers mais je ne barguignais pas mon plaisir. Une autre représentation du monde, bien plus dépaysante, s’offrait à moi. Une autre façon d’enregistrer les gestes et les paroles, dans un réalisme à la fois plus direct et plus inquiétant : Hemingway, Raymond Chandler, Robert Penn Warren, Thornton Wilder. Néanmoins mon favori restait Edgar Allan Poe. Dans un de ses poèmes, Eurêka, il prétendait avoir découvert le secret de l’univers. Plusieurs épisodes des Aventures de Gordon Pym se déroulent aux îles Kerguelen. Mon attirance pour l’archipel de la Désolation doit beaucoup au mystère qu’il entretenait sur cette terre où, je l’apprendrai plus tard, il n’avait jamais mis les pieds. Les volumes de la bibliothèque américaine venaient tous d’être reliés, ils sentaient non seulement la colle mais cette odeur de pliure caractéristique des livres neufs et entoilés.
    L’institut était un lieu calme et luxueux qu’animait une jeune créature blonde, bien soignée, délurée et distante. Elle avait le chic pour balancer ses cheveux en arrière quand elle enregistrait mon prêt. Son parfum aux notes fraîches de vétiver m’ensorcelait. Elle se permettait parfois d’émettre d’ironiques réflexions sur mes choix comme une discrète exhortation à reprendre la balle au bond. Mais j’étais bien trop timide pour répondre à ce qui m’apparaît aujourd’hui comme un inoffensif marivaudage. Quand je lis un roman américain s’insinue dans le récit son parfum chypré. Je crois l’avoir identifié depuis lors : Miss Dior sorti en 1947, une révolution pour l’époque, une composition jouant sur le vif et le tendre.
    Rennes existait si peu pour moi. Le décor que je ne voyais pas s’est imposé à moi beaucoup plus tard, de plus en plus nettement à mesure que les années passaient. La vérité est que j’avais tout enregistré. Une cloche qui tinte fait remonter en moi la sonnerie mélancolique du carillon de la Place de la Mairie. J’en détestais l’air. Il symbolisait pour moi l’immobilité de la vieille cité, une forme de tristesse satisfaite : ainsi allait la succession du temps. Passez, pauvres humains ! Il n’y avait ni présent ni futur mais ce passé remâché, cette vérité figée des jours dont il fallait se contenter.

     À bien y réfléchir, Rennes a été pour moi le lieu de la divulgation. Non pas de la sensation – elle est née à Corps-Nuds et lui appartient irrémédiablement – mais de la connaissance, ce domaine du savoir qui ouvre à la culture, à l’usage de la liberté, au goût, au jugement. Ainsi, je me suis aperçu, plusieurs années après sa publication, que le titre de mon livre, La Chambre noire de Longwood, tirait son origine du club de cinéma d’art et d’essai, La Chambre Noire, créé par l’abbé Lemarchand, aumônier étudiant qui deviendra plus tard l’écrivain Jean Sulivan. Petite parenthèse : mon premier auteur en chair et en os sera Henri Queffélec. Je l’entrevis dédicaçant son dernier livre derrière la vitrine de la Librairie de la Cité sur les quais. C’était donc cela un écrivain, non pas un être immatériel, soumis au souffle créateur, loin des vivants, mais cet homme un peu gauche qui se penchait gentiment vers ses lectrices, se mouchait, tambourinait avec ses doigts pendant les temps morts entre deux signatures.
    La Chambre Noire où j’avais réussi à m’introduire malgré mon jeune âge a marqué tout une génération d’étudiants. Je fréquentais aussi assidûment tous les cinémas de la ville excepté Le Club (aujourd’hui l’Arvor) trop proche de Saint-Martin. Il ne fallait pas trop abuser. J’avais réussi en effet à me faire dispenser des cours de gym, ce qui me permettait de disparaître pour m’enfermer dans la salle de l’Eden ou du Royal. Ce cinéma situé place du Calvaire m’a procuré une effervescence, une émotion que je n’ai jamais retrouvée par la suite en regardant un film. Cette excitation de l’attente, le documentaire ennuyeux, la publicité locale en damiers qui nous impatientait – je me souviens de la promotion pour la maison de disques Bossard-Bonnel. Et ce rideau cramoisi qui lentement remontait en se fronçant élégamment pour découvrir peu à peu l’écran. Ce désir qui dans quelques instants allait être assouvi, cette expectative, cet énervement délicieux et cette euphorie composaient l’un des sentiments les plus troublants que j’ai jamais éprouvé, sans doute parce qu’il relève de la promesse, ce contrat déposé au coeur de tout être humain renfermant cette certitude exquise : ce qui va survenir sera à la hauteur de mon espérance. Qu’importe si j’étais déçu à la sortie. Rien ne remplaçait ce pacte et cette confiance préalable. Cet enivrement était étroitement mêlé à l’atmosphère du Royal. Une odeur de renfermé, légèrement poussiéreuse qui se confondait avec le parfum de désodorisant. À l’époque, ces produits n’avaient pas cette note factice et agressive que l’on connaît aujourd’hui. Celui-là sentait le musc et la bergamote aux intonations chatoyantes et un peu capiteuses. Une odeur à la fois grisante et dynamique qui rendait un peu plus envoûtant le cérémonial.
    La séance pouvait commencer. Il n’y a de vrai et de stimulant que les commencements. Rennes, cité bien tard bien-aimée. La ville de mes éveils d’adolescent, la scène de tous mes commencements…