PLACE PUBLIQUE : Dans quelles circonstances Robert Merle, âgé de 36 ans, arrive-t-il à Rennes en 1944 ?
PIERRE MERLE : Après son agrégation d’anglais passée en 1933, mon père prépare une thèse sur Oscar Wilde. Il veut devenir professeur d’université. C’est, selon lui, le statut idéal pour dégager du temps et écrire une oeuvre littéraire. Mais son travail est stoppé par la mobilisation de septembre 1939. Pendant la drôle de guerre, il est agent de liaison jusqu’à la défaite de 1940.
C’est alors qu’il subit l’épisode de Zuydcoote ?
À Zuydcoote, il a la possibilité de monter sur un navire pour l’Angleterre, mais il le rate en attendant ses camarades sur la plage. Ce fut peut-être une chance : les Allemands attendaient que les bateaux soient pleins pour les bombarder. Il rate l’embarquement, sauve quelques camarades et se retrouve prisonnier en Allemagne à Dortmundt. Il ne sera libéré qu’en 1943 pour raisons sanitaires.
Que fait-il à son retour en France ?
Il rejoint le lycée où il enseignait avant la guerre et obtient un congé pour maladie pour une décalcification de la colonne vertébrale due à la malnutrion. Il s’installe dans le midi où il continue sa thèse sur Wilde mais surtout commence à écrire son premier roman Week-end à Zuydcoote dont les événements sont encore tout chauds dans sa mémoire.
Quand il revient en 1943 sa vie conjugale est totalement dissoute ?
Pendant sa captivité, sa mère l’a informé que son épouse Edmée n’avait pas une conduite irréprochable. A son retour, il constate que sa mère disait vrai et il recentre sa vie sur l’écriture d’un roman et sa thèse. Agrégé, doctorant et candidat à un poste d’enseignant du supérieur, il obtient en septembre 1944 un poste de maître de conférences à la faculté des lettres de Rennes.
Que sait-on des premiers pas de Robert Merle dans un Rennes tout juste libéré ?
En fait, il n’habite pas à Rennes mais à Saint-Servan, au moins jusqu’en 1949. Ce choix peut surprendre sauf si l’on sait que les professeurs d’université ne devaient, à l’époque, que trois heures de cours par semaine. Saint- Servan et le choix du littoral expriment son attachement à la mer.
Il enseigne et fait aussi beaucoup de théâtre ?
Le théâtre l’intéresse. Pour sa carrière universitaire, il réalise des traductions de Webster et de Caldwell, notamment. Pour lui-même, il rédige des pièces comme Sisyphe et la Mort, Flamineo… Pour tester ces textes et en améliorer les dialogues, il a besoin de les monter. C’est son côté pragmatique. Il recrute ses acteurs parmi ses étudiants. Parmi eux, au premier rang, il y a Yvonne, 25 ans seulement. Il va sortir avec elle ; elle deviendra sa femme.
Est-il proche du théâtre populaire de cette époque illustré par Jean Vilar ou, à Rennes, par Guy Parigot et la Comédie de l’Ouest ?
Très probablement, il a eu des rapports avec la CDO : Guy Parigot était une connaissance de mes parents. Le théâtre de mon père est engagé. Par sa forme, souvent drôle et satyrique, il cherche un large public et le message est très politique. Sa vie à Rennes correspond à sa politisation à gauche. La guerre a radicalement changé sa vision du monde. Avant celle-ci, il était plutôt orienté à droite. J’ai retrouvé une lettre de lui où, à 17 ans, il écrit : « J’aime beaucoup l’action, surtout l’Action Française ». Le propos est très surprenant quand on connaît ses choix politiques ultérieurs, jusqu’à son adhésion, tardive, au Parti communiste.
Pendant ces premières années rennaises, il travaille aussi à son oeuvre.
D’abord, il termine sa thèse sur Wilde, qu’il soutient en 1948, obtenant dès lors son titre de professeur. Dans le même temps, il termine Week-end à Zuydcoote. Il soumet le manuscrit à Julliard qui le refuse trouvant le style grossier. C’est donc Gallimard, grâce au soutien de Raymond Queneau, qui l’édite. Et le livre obtient le prix Goncourt à l’automne 1949.
Un vrai bouleversement dans sa vie que ce prix Goncourt ?
Oui, évidemment ! Il entre vraiment dans la vie littéraire, il réalise son rêve. Ce livre arrive au bon moment, quatre ans après la guerre. Avec son langage cru, il propose une forme novatrice pour l’époque. Avec son livre suivant, La mort est mon métier, mon père aura moins de chance.
Le Goncourt lui procure aussi de l’argent ?
C’est avec cet argent que le couple peut acheter une maison au 10, rue Primauguet. Un choix étonnant : c’est une maison jumelée, assez modeste, dans laquelle la famille, en s’agrandissant, va se trouver à l’étroit.
En effet, quatre enfants vont naître durant les années qui suivent.
Oui, quatre enfants, très rapprochés : Françoise en 1951, Philippe en 1953, moi en 1955 et ensuite, Olivier, mon jeune frère. C’est ma mère qui s’occupe de notre éducation avec une employée. Pour mon père, écrire une oeuvre littéraire avec quatre enfants en bas âge, est un pari difficile... Mais il tenait à sa famille, il avait trouvé injuste d’être privé de sa première fille, née avant-guerre et récupérée d’une manière pénible par sa première épouse.
Aux quatre enfants s’ajoute dans la maison, la présence de la mère de Robert Merle, votre grand-mère.
Il vouait à sa mère une grande reconnaissance. Elle s’était battue afin qu’il fasse des études, elle l’avait soutenu durant sa captivité alors que son épouse l’avait abandonné. Cette mère qui se retrouve seule après la guerre vient donc habiter chez son fils, à Rennes. Mais elle est très possessive. La cohabitation est difficile, la situation est très tendue entre les deux femmes de la maison. Je n’ai su qu’en 2003 quand ma mère était malade l’enfer qu’elle avait vécu avec sa belle-mère, rue Primauguet, cette dernière mettant son nez partout, ouvrant le courrier, etc. Situation très pénible pour mon père qui trouva la solution en achetant pour sa mère un appartement, avenue Janvier.
La vie bouillonne à tous les étages, rue Primauguet. Ainsi, votre père, très occupé, trouve le temps d’y construire un bateau de ses propres mains !
Construire un bateau de A à Z correspond à son côté manuel et à sa passion pour la mer et la voile. Il y travaille pendant des mois dans le garage situé au rez-de-chaussée de la maison. Régulièrement, il descend du bureau qu’il a aménagé sous les combles pour s’occuper du bateau. Avec les quatre enfants qui font des siestes, il n’y a pas beaucoup d’occasions de prendre l’air. Ce travail sur le bateau dans le garage, c’est un peu sa sortie. Il fait quelques haltes entre le premier et le deuxième étage, où est la famille, et il se réfugie sous les toits dans son bureau pour faire avancer son manuscrit.
C’est l’époque où il rédige La mort est mon métier.
Le manuscrit lui donne beaucoup de peine. C’est après le Goncourt qu’il a l’idée d’écrire un ouvrage sur la Shoah. Il tombe par hasard sur le livre d’un psychologue américain parlant très bien allemand et qui, au procès de Nuremberg, avait interrogé Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz. Mon père consulte les archives du procès et reconstitue la vie de Rudolf Höss pour la raconter. À un certain moment, il a pensé que si l’on voulait vraiment comprendre un criminel, il fallait se mettre dans sa peau et écrire à la première personne.
Ce qui était très audacieux.
Oui, c’était une démarche intellectuelle qui nécessitait une forme d’empathie. Il lui fut d’ailleurs difficile de rentrer dans un personnage aussi froid, lui qui à l’inverse était quelqu’un de chaleureux, qui allait vers les autres. A la publication, sa grande déception fut que ce livre qui lui avait demandé beaucoup d’efforts, beaucoup de documentation, et où quasiment rien n’était inventé, fut un échec.
La mort est mon métier arrivait trop tôt ?
Oui, il est à contre-courant. C’est l’époque de la communauté européenne de défense, de la réconciliation avec l’Allemagne. Le livre qui rappelle le passé est dérangeant et ignoré par la critique. Il va ressurgir vingt ans plus tard, en 1972, quand il est retiré en poche. Alors il connaîtra un succès. C’est encore aujourd’hui l’un des livres les plus vendus de mon père.
Après l’échec de ce second roman, en 1952, que va faire Robert Merle à Rennes ?
Il va se tourner vers l’engagement politique. Il créé le Comité rennais pour la solution pacifique du problème allemand. Il s’oppose au projet européen qui prévoit la militarisation de l’Europe telle que voulue par les Américains. Lui qui a perdu son père à la Première Guerre et qui a connu les camps durant la Seconde, estime que réarmer l’Allemagne, réarmer l’Europe, c’est une absurdité. C’est courir le risque d’une troisième guerre mondiale.
C’est donc un mouvement anti-européen ?
Le combat n’est pas contre l’Europe, il est contre la guerre. C’est l’idée que quand on commence à s’armer, on va vers la guerre. Pas question de replacer un baril de poudre au centre de l’Europe.
Pour lui, s’engager dans la politique, n’est-ce pas renoncer à se consacrer à l’oeuvre littéraire ?
Après l’échec de La Mort est mon métier, construire une oeuvre littéraire ne va plus de soi. Je pense qu’avec l’engagement politique, mon père compense aussi une vie familiale et conjugale qui ne le satisfait plus. Il est au mitan de sa vie, il approche de la cinquantaine, il se pose des questions, il cherche autre chose. Certes, il continue à écrire, notamment des pièces de théâtre, mais ces projets là ne sont pas à la mesure des ambitions d’un ancien prix Goncourt. Il faudra attendre dix ans pour, qu’avec L’Île, il reprenne pied dans la littérature.
Il devient durant ces années 50 leader d’un petit parti politique, La Nouvelle Gauche, mais sa carrière politique est brisée à cause d’une calomnie? (voir encadré ci-contre).
Il fut en effet le président départemental d’Ille-et-Vilaine de La Nouvelle Gauche. Mais un leader national l’a accusé de s’être comporté comme un salaud avec ses camarades durant sa captivité. Bien que blanchi de ces accusations, mon père écoeuré par les moeurs politiques, démissionnera de la Nouvelle Gauche en mars 1957.
Comment s’en relève-t-il ?
Rien ne va plus. Sa carrière littéraire est au point mort. Sa carrière politique est stoppée. Ses relations conjugales ne vont pas très bien et tous ses jeunes enfants autour de lui le fatiguent. Toutefois, durant ces dernières années rennaises, il passe des vacances à Saint-Malo, beaucoup à Carnac. Son fameux bateau baptisé Zuydcoote est mis à l’eau à La Trinité. De Saint Malo à Carnac, le temps ne peut convenir à un amoureux du soleil : il ne faut pas oublier qu’il est né à Tébessa en Algérie…
Contrairement à d’autres écrivains, il n’a jamais exprimé un grand amour de la Bretagne.
Avant la guerre, agrégé d’anglais, il a d’abord demandé Bordeaux, puis Marseille, par attirance pour le soleil qui lui rappelle son enfance. Pour lui, la Bretagne qu’il découvre en 1944, c’est un beau pays par ses côtes, mais un pays où le soleil n’est pas suffisamment présent.
Certes mais il est reste quand même treize ans à Rennes.
C’est vrai. Sûrement à cause de la mer et aussi parce que son épouse est de Bretagne et ne veut pas en partir. Quand il s’était engagé dans le Comité rennais puis dans la Nouvelle Gauche, il avait tissé des relations, constitué un cercle d’amis. En quittant ce parti, c’est son milieu social qu’il quitte. Les relations avec ma mère sont distendues. Il arrive à la fin d’un cycle.
Est-ce que la Bretagne apparaît dans son oeuvre ?
Pas du tout. Ce qui apparaît, c’est le bateau. Dans L’île, Purcell, le héros, construit son bateau, comme lui. La Bretagne, il l’aime seulement pour la mer, en regrettant le manque de chaleur.
Pourtant, il créé et préside à Rennes l’association des écrivains de l’Ouest. Surprenant, compte tenu de son peu d’ancrage dans la région ?
L’association des écrivains de l’Ouest naît en 1955. Mon père a toujours voulu oeuvrer à promouvoir la littérature. Il avait l’idée que la promotion du livre devait se faire par les prix littéraires, et au fond, l’histoire lui a donné raison : beaucoup de villes ont désormais leur prix.
Robert Merle, nommé à Bordeaux quitte Rennes en 1957… nous allons abréger cette évocation d’une carrière qui connaîtra encore une foule de rebondissements.
Fort des leçons de son expérience politique malheureuse, il retourne à la littérature. Ce sera L’Île, plus tard Derrière la vitre, autour des événements de 68 à Nanterre. Le plus incroyable, ce fut la nouvelle carrière qu’il entama à sa retraite de l’université. A 69 ans, il débute la série Fortune de France et ses quatorze volumes qui connurent un succès considérable.
Était-il un homme heureux ?
Oui, il eut du bonheur avec les femmes qu’il a rencontrées, même si un jour il m’a confié : « J’ai échoué dans ma vie affective ». Il a eu aussi le bonheur d’avoir réussi une oeuvre. Durant ses derniers jours, il disait : « j’ai eu de la chance car j’ai eu une longue vie et six beaux enfants ». Résumé surprenant.
Quel père était-il avec ses enfants?
Chacun de ses enfants répondrait différemment. J’ai eu la chance d’avoir une bonne relation avec lui, même si elle était épisodique. Nous avons quand même passé des vacances ensemble pendant quarante ans ! Je me suis en partie identifié à lui. Ce n’est pas un hasard si j’ai fini par passer une agrégation et devenir professeur à l’université. C’est cette proximité avec lui qui m’a permis de pouvoir écrire sa biographie.
Une fois qu’il a quitté Rennes, il revient vous voir. Il vous ouvre un compte illimité à la librairie Les Nourritures Terrestres.
C’est l’histoire d’un enfant qui a été privé de livres. Il a voulu donner à ses propres enfants la possibilité d’accès à la lecture. Ceci a beaucoup joué dans notre accession à la culture. Pour lui, le livre n’avait pas de prix et c’était un beau cadeau de nous faire accéder aux livres des Nourritures gratuitement. Je dois dire que je n’en ai pas trop profité : je n’osais pas.
Comment expliquez-vous le silence autour de Robert Merle aujourd’hui à Rennes ?
Il y a une petite allée qui porte son nom quelque part. Cela s’explique par le fait qu’il ne s’est jamais attaché à un lieu. Il a vécu dans de multiples endroits (Toulouse, Caen, Rouen, Neuilly, Rambouillet…). Son vrai lieu, c’est sa table de travail, son stylo, son imaginaire. Sa postérité ne peut pas être territoriale. Il est trop cosmopolite. Ses romans voyagent. D’ailleurs, il n’a jamais eu de réseau social important. Il ne le cultivait pas. Ce qui lui importait, c’était ses heures d’écriture matinale et sa famille.
Et la postérité littéraire de Robert Merle en France. Mérite-t-il mieux que l’étiquette de romancier populaire qu’on lui accorde ?
Il y a des écrivains connus mais qui finalement vendent très peu. Tandis que lui reste un écrivain très lu. Si la reconnaissance du milieu littéraire est assez limitée, du moins mon père a-t-il la reconnaissance de ses lecteurs. Il a toujours eu une certaine indifférence à l’égard du milieu littéraire. Il était contre une forme d’élitisme qu’il trouvait exécrable. Il n’a jamais cherché les honneurs littéraires.
Vous venez de publier de lui, un inédit posthume : Dernier été à Primerol. Pourquoi ?
Quand mon père est mort, je me suis retrouvé dans sa maison avec mes frères et soeurs. J’ai ramené chez moi des caisses d’archives. Parmi ces tonnes de papiers que nous avons classés, il y avait un petit carnet au crayon, illisible, gribouillé de partout. J’ai abandonné la lecture. En septembre 2012, je revois ce texte en me disant que cet essai de roman écrit au retour de captivité pouvait être intéressant. Mon épouse a accepté de retranscrire l’ensemble, parfois avec une loupe. La qualité littéraire du texte nous a décidé à le publier.
Pourquoi Robert Merle ne l’avait-il pas publié, ce livre qui met en parallèle le bonheur de l’avant-guerre sur la Côte d’Azur et les affres de la captivité ?
Il a enterré ce premier essai littéraire de 1943, parce qu’il y parle de son épouse Edmée, appelée la Louve, d’une manière heureuse. Cette histoire heureuse était devenue malheureuse puisque cette femme l’avait trahi pendant la guerre. Raconter un bonheur perdu était une démarche amère…