mon pull d’écrivain
Hervé Commère est né en 1974 près de Rouen. Après de « brèves études de lettres modernes », il est devenu barman puis patron de bar, d’abord dans la Sarthe puis dans la Manche. Dans la foulée de son premier succès, il écrit à Rennes deux autres romans animés par le même goût de l’intrigue inattendue et du drame racinien avec ses héros « innocents » à la vie soudain piégée par une mécanique mortifère. Ce seront Les Ronds dans l’eau puis Le Deuxième homme, tous deux parus chez Fleuve Noir, livres dans lesquels la géographie rennaise est loin d’être absente. Hervé Commère participe aussi à la création du collectif d’auteurs Calibre 35 auquel il contribue par une nouvelle publiée dans le recueil collectif Rennes, ici Rennes, paru l’an dernier chez Critic.
Il fait toujours partie de cette association rennaise même si depuis deux ans il a quitté la Bretagne pour vivre à Paris. Tout en travaillant dans une librairie, il continue à écrire. Son nouveau roman intitulé Imagine le reste vient juste de sortir.
Le Rennes des écrivains. Le titre de cette rubrique, me concernant, tombe à pic. Écrivain, c’est à Rennes que je le suis devenu. Bien sûr, la date à laquelle on devient écrivain est forcément vague, comment choisir ? Devienton écrivain lorsqu'on commence à écrire ? Dans ce cas, je suis devenu écrivain, comme beaucoup, aux environs de l'adolescence, quelques nouvelles – quelques débuts de nouvelles, pour être exact – deux ou trois mots dans un calepin, et l’impression diffuse que des histoires se profilent. Mais peut-être, avant cela, devient-on écrivain lorsqu’on commence à s’imaginer des choses, des suites possibles, des phrases intéressantes. Dans ce cas, je suis devenu écrivain plus tôt encore, je crois me souvenir que c’était en CE1. Il y a probablement autant de définitions du mot « écrivain » qu’il y a d’auteurs, chacun la sienne, et chacun ses raisons.
Dans un coin de ma tête, j’ai toujours à peu près pensé qu’écrire des romans ne ferait pas de moi un écrivain. Non, je me suis toujours vaguement dit que je serai écrivain si, un jour, un éditeur publiait mon manuscrit. Pour me préserver de tout échec éventuel, je n’avais envoyé nulle part les deux romans que j’avais jusqu’alors écrits. J’exagère : mon premier manuscrit avait été refusé par Gallimard, Grasset et Le Seuil, j’avais arrêté là, convaincu que trois refus suffisaient à tout dire sur la qualité de mes écrits. Précisons que j’avais vingt ans.
Pour que mon deuxième manuscrit conserve son statut de potentiel chef-d’oeuvre, j’avais choisi de ne le faire lire à personne. C’était assez astucieux, voire limpide : tant que personne ne me disait non, tous pouvaient encore me dire oui. Personne ne l’a jamais lu, le chefd’oeuvre est toujours dans une pochette je ne sais pas où et puisque nous sommes entre nous, je peux bien vous l’avouer : je crois qu’il n’avait pas grand intérêt.
Et puis je suis arrivé à Rennes, en 2006, emménageant avec une femme délicieuse. En février dernier, on a fêté nos huit ans de vie commune. En arrivant à Rennes et dans ses bras, j’ai eu l’impression que ma vie commençait. Je ne suis pas certain de bien pouvoir me faire comprendre, mais c’est exactement ça. J’avais, jusqu’à présent, eu le sentiment que je faisais les choses « pour de faux », que ma « vraie » vie était ailleurs, presque là, d’accord, mais alors juste à côté. J’avais l’impression de ne pas être avec moi vraiment, d’être dans une sorte de décalage permanent qui n’était pas complètement désagréable, mais pas vraiment épanouissant non plus. Tout allait bien, oui, mais quand même. Un petit truc, comme un calque qu’on aurait déplacé d’un tout petit millimètre, et qui trouble le tout.
C’est en mettant les pieds dans ma vie que j’ai écrit mon troisième roman. Et ce troisième roman, je l’ai écrit, dès la première ligne, en me disant que cette fois, cela suffisait : écrire était un plaisir immense, oui, et c’est pour ça que j’avais envie de poursuivre, mais se regarder en face et faire avec ce qu’on a, oser s’aventurer, faire lire, insister, voilà ce que je voulais à présent. En vérité, je sais aujourd’hui pourquoi je n’avais pas fait lire mes manuscrits précédents, et pourquoi j’ai posté ce troisième à plus de trente éditeurs : j’étais prêt à ce qu’on me dise non. Je m’entendais suffisamment bien avec moi-même pour ne pas prendre ces refus comme des échecs, encore moins comme des attaques personnelles.
Et puis j’avais Chloé, à qui j’avais fait lire mes deux précédents chefs-d’oeuvre en bombant le torse. Chloé qui les avait tous les deux terminés en me souriant avec une sorte de tendresse qui ne risquait pas de passer pour de l’enthousiasme. Chloé qui, à la lecture de ce nouveau manuscrit, m’a regardé d’une façon que je ne lui connaissais pas. Chloé, enfin, qui m’a ri au nez quand j’ai pensé le faire lire à trois éditeurs pour commencer.
– Si tu cherchais du travail, tu attendrais un refus pour envoyer un CV ailleurs ?
C’est à Rennes que ça a eu lieu. C’est à Rennes, rue de Lorient exactement, que je suis allé chaque matin ouvrir la boite aux lettres, fébrile, c’est là que j’ai vu mon manuscrit me revenir, accompagné de lettres de refus plus ou moins brèves, c’est à la lecture de certaines d’entre elles que j’ai commencé à y croire (l’une d’elles reste gravée, émanant des éditions des Équateurs, « je ne peux me permettre de vous publier, je n’en ai pas les moyens actuellement, mais j’ai très certainement tort », une autre, de je ne sais plus qui, que prenait fin sur ces mots « auteur à surveiller », bref, quelques « non » que j’ai pris comme des encouragements).
C’est à Rennes, rue de Lorient, que j’ai un jour reçu un appel, un éditeur, oui, qui avait aimé, oui oui, j’entendais bien, un éditeur qui avait aimé, et qui souhaitait me publier. C’est à Rennes que j’ai mis les pieds dans ma vie, et c’est en mettant les pieds dans ma vie que je suis devenu écrivain. C’est à Rennes que j’ai hurlé de joie sur la rocade au volant de ma voiture, en route vers le centre commercial Alma, où j’allais trouver la récompense définitive, ça m’était venu comme ça, d’un coup, juste après ce coup de fil. L’achat que j’ai fait cet après-midi-là, je l’ai encore, et mon souvenir est intact : un pull à col roulé noir. Le pull des Beatles. Mon pull d’écrivain. Et puis ce premier roman est sorti, sous le titre J’attraperai ta mort. J’avais rêvé de me rendre à Paris récupérer moi-même les exemplaires qui m’étaient destinés, et c’est ce que j’ai fait, vêtu de mon beau pull. Dans le train, de retour vers Rennes, j’ai relu mon propre roman, le premier sous la forme d’un livre, et je n’en revenais pas. J’avais l’impression de le découvrir. Une fille, à côté de moi, lisait aussi. Je voulais lui dire, lui montrer, lui offrir, j’étais écrivain, et je n’en croyais pas mes yeux. Le soir, j’ai montré le livre à celle à qui je l’ai dédié : « Pour Chloé, mon Alice ». Ça aussi, je m’en souviens très bien. On avait les larmes aux yeux, dans les bras l’un de l’autre.
Tous les auteurs ont imaginé les mêmes choses lorsqu’ils ont tenu en main leur premier livre, j’en suis certain. Tous se sont dit qu’il était possible qu’un article émerge, qu’un bouche-à-oreille incontrôlable s’en empare, bref, que ce roman vire au succès. Pour ma part, j’ai surfé sur cette vague invisible et intime durant environ trois semaines. Jusqu’à, pour être exact, ma première séance de dédicace. Pour être plus précis encore, jusqu’au premier livre que j’ai signé ce jour-là : une femme peu souriante, voire un peu distante. Elle ne sait pas que je vis un grand moment, que je suis écrivain depuis quelques minutes à peine, même si mon pull à col roulé noir me va comme une seconde peau, armé d’un stylo que je tiens d’une main fébrile sans qu’elle s’en rende compte.
– J’ai lu tous vos livres, me dit-elle.
Elle me dit ça.
Je la regarde, très classe comme seuls les écrivains savent l’être.
– C’est mon premier, Madame.
Je crois qu’elle ne m’a pas cru. J’ai écrit je ne sais plus quoi. Elle a pris le livre, et est sortie. Moi, je suis resté sur ma chaise, souriant d’une façon que je suppose un peu timide. C’était donc ça, être écrivain.
La suite, heureusement, a été plus flatteuse. Flatteuse est bien le mot qui convient : le plaisir est dans l’écriture. La suite, les possibles éloges ou les critiques plus ou moins constructives, ne sont que les conséquences d’un acte déjà passé. Le livre, à présent, existe, et vit sa vie. On espère en recueillir quelques plaisirs, à la lecture de billets çà et là sur les blogs, ou lors de nominations dans un prix ou un autre. Pour ma part, cela s’est bien passé. J’attraperai ta mort a plu, a fait l’objet de quelques articles, dont un dans L’Express, agrémenté d’une photo sur laquelle je vous laisse deviner quel beau pull j’arborais. Et puis est venue ma première sélection à un prix littéraire, dix romans issus de petites maisons d’éditions, parmi lesquels le mien. Je ne l’ai pas eu, j’ai été deuxième. Il a été attribué à un irlandais dont j’ai oublié le nom, auteur d’une quinzaine de romans déjà, qui, lors de la remise du prix, m’a pris contre lui comme ils le font là-bas. J’ai appris par la suite que cela s’appelle un hug. Je ne connaissais pas. Je lui ai fait la bise. Il a fait semblant de ne pas s’en étonner. Heureusement, j’avais mon pull à col roulé noir, sans lequel il m’aurait sans doute pris pour un novice ou un inculte.
Et puis est venu mon second roman, publié cette fois chez un grand éditeur, puisque le premier avait entre-temps disparu, Les Ronds dans l’eau, chez Fleuve Noir. L’occasion, cette fois, d’être sélectionné dans six prix différents, et d’en remporter deux, l’occasion aussi de voir parfois plusieurs personnes, les unes derrière les autres, en train d’attendre pour une dédicace : bordel, j’étais écrivain ! C’est à cette période que je me suis rendu dans un des centres commerciaux de Rennes, qui m’avait invité pour six heures de signature un beau samedi après midi. Je n’en suis plus certain, mais je portais probablement mon pull fétiche. J’avais aussi un stylo neuf, et un enthousiasme à toute épreuve. La première personne à m’avoir parlé ce jour-là, après plus d’une heure passée sur ma chaise dans l’indifférence générale de la galerie marchande, est un homme qui, tout doucement, a collé son chariot de supermarché vide contre ma table d’écrivain.
– Vous pouvez me le garder pendant que je vais faire une course ?
J’ai balbutié « oui ». Le second à m’avoir adressé la parole, une bonne heure plus tard, voulait savoir où se trouvaient les toilettes. Ce jour-là, j’ai signé un seul et unique livre, à quelqu’un que j’avais croisé par le passé, qui m’avait reconnu.
– Tu as écrit un bouquin ? !
Avant d’arriver à Rennes en 2006, j’avais tenu deux bars avec succès, j’étais un ancien commerçant plutôt prospère, et pensais le rester, investissant dans un commerce de restauration qui fut au final un échec retentissant. Je ne savais pas que je quitterai la Bretagne six ans plus tard, d’une part sans plus un sou, auréolé du statut d’écrivain d’autre part. C’est de Paris que je vous écris, où je vis depuis presque deux ans maintenant. Ça non plus, ça n’était pas prévu. Ici, j’ai l’impression d’être chez moi, d’avoir pour de bon trouvé le calme. Je n’ai pas mis mon beau pull noir pour vous écrire, je ne le porte plus autant qu’avant. Je vais quand même me prendre en photo avec, pour illustrer ces quelques pages. Chloé dort dans la pièce d’à côté. Mon quatrième roman est sorti en juin. J’ai écrit les trois précédents à Rennes, celui-ci, je l’ai écrit ici. Ça s’appelle Imagine le reste. Je crois que ce n’est pas un hasard. On imagine toujours le reste, et l’on se trompe souvent, et la vie n’est pas moins belle pour autant, parfois même est-elle plus jolie encore que dans les rêves absurdes qu’on avait pu faire. Dieu sait de quoi sera fait l’avenir, où Chloé et moi nous trouverons d’ici quelques années, quels sont les romans que j’écrirai encore et quels seront les commentaires que les gens pourront me faire en me demandant une dédicace.
Dieu sait quelles seront la coupe et la couleur du prochain pull que j’achèterai.