<
>
Initiatives urbaines
#10
Nantes/Rennes
sous le regard croisé
des urbanistes :
Christian Devillers,
le plus architecte des urbanistes, le plus urbaniste des architectes
RÉSUMÉ > Après Alexandre Chemetoff, Jean-François Revert, Nicolas Michelin, Jacques Ferrier, Philippe Madec, Jean-Pierre Pranlas-Descours, François Grether et François Leclercq, Christian Devillers est le nouvel invité de cette série consacrée aux architectes et urbanistes étant intervenus à la fois à Rennes et à Nantes.

[À propos de Saint-Nazaire] « Pour un urbaniste, il est très passionnant de voir en actes une cité qui fabrique la vie urbaine qui lui manquait. » 
Né en 1946, Christian Devillers est architecte-urbaniste.      

     Un dimanche à l’agence, pour un entretien. L’homme semble coutumier. Du dimanche. Avant de construire cette agence qui désormais exerce, conseille, projette et planifie un peu partout en France, Christian Devillers aura d’abord été un théoricien. Un chercheur et un théoricien qui aura écrit – parmi bien d’autres – un article, une préface et la transcription d’une conférence que l’on conseille immanquablement aux étudiants lorsqu’ils rédigent le mémoire qui couronnera leur scolarité. Bref, lorsqu’ils souhaitent réfléchir aux fondements de leur discipline.

     Un article qui posait enfin l’articulation complexe et un temps consacrée entre typologie architecturale et morphologie urbaine, paru il y après de quarante ans dans les colonnes de L’Architecture d’aujourd’hui alors dirigée par Bernard Huet.
     Une conférence qui posait en 1994 les jalons du projet urbain « à la française » après la décennie de maturation des années 1980. Remarquablement claire, sa transcription vite épuisée fut sur le champ rééditée. Son auteur n’y craignait pas d’affirmer des positions tranchées, par exemple qu’« il faut que les citoyens comprennent que la gestion politique en direct de l’aménagement est une forme illusoire de la démocratie » . À bon entendeur !
     Et enfin une préface, un « avertissement des traducteurs » plutôt, bref mais limpide, où Devillers disait toute son admiration pour l’architecte qui l’aura sans doute le plus intensément marqué: Louis I. Kahn, son enseignant lors de son passage à Philadelphie dont il venait de traduire des textes poétiques à connotation mystique où il était question de silence et de lumière. Trente ans auparavant, le septuagénaire au faîte de sa gloire apprenait chaque année à ses étudiants triés sur le volet à toucher du doigt l’ineffable et le mystère de l’architecture. Kahn, qui concevait le plan d’une maison comme une « société de pièces » ayant leur propre structure, pour éviter qu’« une pensée préconçue de la totalité n’occulte ce que chaque pièce veut être » .

     Peut-être pour cette raison, Christian Devillers conseillera d’ouvrir le cheminement au sein des îlots du secteur Paris-Austerlitz dont il a conduit la réalisation de 1997 à 2004: de véritables traversées piétonnes entre le quai d’Austerlitz et l’avenue Pierre Mendès-France, perçant les immeubles de bureaux. Seul l’un d’entre eux a conservé ce principe, et encore aux heures d’ouverture des bureaux. Nul n’est prophète… Même si Christian Devillers a été successivement consacré pour les deux facettes de son métier, le constructeur et le planificateur, par les deux récompenses les plus prestigieuses : l’Équerre d’argent en 1984 pour un parking à Saint-Denis illuminé par ses panneaux de pavés de verre, et le Grand prix national de l’urbanisme en 1998. Le plus architecte des urbanistes et le plus urbaniste des architectes ?

     Sous son collier argenté d’homme sage, il aura aussi à plusieurs reprises adopté le mode du contre-pied sinon le ton de la provocation. Lorsqu’il défendit par exemple en 1992, en pleine refonte des études, l’enseignement de l’architecture par le projet. Il rejetait alors avec vigueur les disciplines « extérieures », pour insister « sur ce caractère particulier du mode de penser architectural qui le rend à la fois si évident pour ceux qui le pratiquent, au point qu’ils ont du mal à en parler, et difficile à comprendre pour les autres ». La boîte noire? « Comme le cordonnier fait des chaussures, l’architecte fait des projets, et il ne fait que cela » . Alors même qu’il fit si brillamment le chemin en sens inverse au cours des années 1970, nourrissant ses travaux théoriques de ces disciplines?? extérieures. Chez les médecins, un ensemble de disciplines concourt à une pratique, pourquoi pas chez les architectes-urbanistes? Parcours paradoxal, mais toujours avec brio. En 1996, il succédera pour un temps à Pierre Riboulet à la chaire de Composition urbaine de l’école des Ponts-et-Chaussées.

     Dans l’Ouest, depuis sa participation en 1995 à la consultation pour la première phase du projet urbain Ville-Port à Saint-Nazaire jusqu’à la proposition qu’il a rendue l’été dernier pour la seconde phase de l’aménagement de l’Île de Nantes, il aura accompagné les moments forts de la métropole nantaise sans peser autant qu’il l’aurait souhaité sur les grandes décisions d'aménagement.
     En revanche, il a régulièrement édifié depuis le début des années 2000 des bâtiments, des logements principalement, à Nantes et à Rennes. À Rennes, l’agence aura livré le Belem en 2006 sur la Zac de la Mabilais, des maisons groupées à Saint-Jacques pour Arc promotion et l’Opac 35, et puis 10 000 m2 de bureaux près de la gare pour Bouygues Immobilier. À Nantes, les projets foisonnent : pour la Foncière Logement dans le quartier des Dervallières, pour Aiguillon construction et Nantes Habitat, une opération mixte dans le quartier Euronantes près de la gare, et pour Nantes Habitatl’e xtension et la réhabilitation, face au pont Tabarly, de la célèbre Banane d’Angleterre (enfin une deuxième salle d’eau pour les cinq-pièces !), livraison prévue pour l’année à venir. Et puis sur l’Île, livré depuis fin 2008, l’îlot Calberson pour Arc Promotion. La ville est parfaitement quadrillée.
     Christian Devillers est également en charge depuis deux ans de l’autre grand projet nazairien: l’extension du pôle tertiaire autour de la gare et la réorganisation des axes de circulation avec l’arrivée de la ligne de bus à « haut niveau de service ». Dénommé hélYce depuis décembre dernier, référence directe aux activités industrielles, paquebots et avions, son terminus en Y reliera Trignac par Grand Champs et Montoir par Penhoët. Au milieu, la refonte du pont de la Matte.

PLACE PUBLIQUE > Quel regard portez-vous sur Saint-Nazaire après y avoir concouru pour Ville-Port 1 en 1995 et y être en ce moment de retour à l’occasion de Ville-Port 3 seize ans plus tard?

CHRISTIAN DEVILLERS >
J’ai été retenu avec grand plaisir : Saint-Nazaire est une de ces villes auxquelles on s’attache! Si je devais parler de celles auxquelles je suis resté le plus attaché, je citerais Saint-Nazaire, Lorient et Aubervilliers. Pas les plus grandes, pas les plus riches ni les plus pittoresques ou charmantes, mais attachantes justement parce qu’elles ne sont rien de tout cela, et parce que les acteurs se consacrent à leur développement avec une foi et une énergie communicatives. Cette ville moderne construit son propre charme et l’adhésion de sa population à son espace. Pour un urbaniste, il est passionnant de voir en actes une cité qui fabrique la vie urbaine qui lui manquait.

PLACE PUBLIQUE > Malgré les crises…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Saint-Nazaire vit en effet au rythme des crises. En cela, elle est très moderne – et donc fragile. Mais elle s’en sort bien, précisément grâce à la construction permanente de sa vie urbaine qui lui permet de transcender son statut de ville ouvrière.

PLACE PUBLIQUE > Et même si, en janvier 2011, des industriels ont exprimé publiquement leur vigilance face à un projet urbain qui empièterait excessivement sur les espaces dévolus à leurs activités ?

CHRISTIAN DEVILLERS >
Je n’irai pas plus loin sur Saint-Nazaire, n’étant pas encore tout à fait rentré dans mon projet, mais je citerais l’exemple de Marseille, où j’ai travaillé à la fin des années 1990 entre le fort Saint-Jean et la gare d’Arenc, en rappelant qu’il faut en effet éviter de tout sacrifier à une urbanisation « de bord de l’eau ». Les enjeux sont complexes et il faut bien mesurer ce qu’une activité industrielle apporte en termes de plus-value et de nuisances afin d’équilibrer soigneusement le bilan. Si Saint-Nazaire se transformait en ville balnéaire, plaisancière et purement résidentielle, elle y perdrait certainement son âme.

PLACE PUBLIQUE > J’ai regardé votre projet de 1995, vous y réduisiez la base sous-marine de moitié!

CHRISTIAN DEVILLERS >
J’avais en effet proposé un geste parfaitement sacrilège! L’architecte des Bâtiments de France de l’époque avait d’ailleurs menacé de tout bloquer si mon projet l’emportait, considérant déjà à l’époque la base comme un monument historique. Je proposais donc d’en conserver une moitié, pour y insérer les activités qui y ont trouvé place par la suite, autour de lieux d’animation. Je pensais qu’en détruisant l’autre moitié, on ouvrait franchement et clairement le centre-ville sur les bassins.

PLACE PUBLIQUE > C’est du reste à cet endroit-là que débouche aujourd’hui le centre commercial Ruban bleu.

CHRISTIAN DEVILLERS >
En effet, mais il y a désormais des perméabilités visuelles, sous la base. J’admire le travail de Manuel de Solà Morales. Il a eu la grande intelligence de concevoir un premier projet assez léger qui ne nécessitait pas des moyens considérables et ne tablait pas sur un développement trop optimiste. Tout cela s’est avéré au fond très proche de la réalité, très intelligent. Je me souviens de cette confidence de Manuel : quand on fait un projet urbain, il faut tenir deux choses ; d’un côté, le nivellement général, et de l’autre le garde-corps. J’ai retenu! Et au fond cette confidence retrouve la rampe qui permet de monter sur le toit de la base. Même si ma réponse était un peu moins massive que celle de Claude Vasconi, j’avais pour ma part proposé des buildings, une dizaine d’étages, un peu à l’image du célèbre building actuel placé à l’entrée du port.

PLACE PUBLIQUE > Mais déjà vous mettiez franchement le pied de l’autre côté des bassins, vers le Petit-Maroc…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Cette rive-là bénéficie d’un avenir largement ouvert, qui désormais se précise. En 1995, il était peut-être encore un peu trop tôt. On dit qu’un promoteur doit éviter d’arriver ou trop tard, ou trop tôt, et je crois qu’il en va de même pour un urbaniste: il peut avoir une vision à long terme, mais aucun projet urbain ne se réalise s’il n’est pas en phase avec un processus d’évolution plus général.

PLACE PUBLIQUE > Pour rester au bord de l’eau, quel regard portez-vous sur l’Île de Nantes ?

CHRISTIAN DEVILLERS >
J’ai travaillé plus tardivement à Nantes et j’y travaille encore, d’abord comme architecte plutôt que comme urbaniste, sur l’Île et autour, à Malakoff et Euronantes. Et puis l’an dernier est venue la consultation sur l’avenir de l’Île après le départ d’Alexandre Chemetoff et Laurent Théry. Nous nous sommes à cette occasion plantés assez violemment ! Tout simplement, nous avions mal compris la question, et pourtant ce n’est pas faute d’avoir attentivement regardé l’évolution de ce territoire avec beaucoup d’intérêt et d’admiration, de fascination même.

PLACE PUBLIQUE > Une admiration pour le travail d’Alexandre Chemetoff ?

CHRISTIAN DEVILLERS >
Alexandre, je le connais depuis qu’il a 18 ans ! J’ai fait de nombreux projets avec son père, nous avons travaillé ensemble à Saint-Étienne… Nous sommes deux vieux cousins! Même si Alexandre a pris un peu ses distances ces dernières années, j’éprouve beaucoup d’admiration pour son travail. Mais ce qu’ils ont fait, avec Laurent Théry il faut le préciser, demeure paradoxal : leur coup de génie est d’avoir inventé un urbanisme qui ne s’impose pas à travers un projet fort cherchant à modeler le réel, mais un urbanisme qui accueille, partant du réel, du lieu, de ses ambiances, ses sols, ses matériaux, ses restes même… Le bon urbanisme consiste toujours à bien accommoder les restes ! Et ils ont admirablement réussi à capter le legs de ce lieu, un lieu méprisé où l’on se rendait rarement, ou alors pour visiter des entrepôts, ceux de la Trocante ou de Quai 34…

PLACE PUBLIQUE > Alexandre Chemetoff a établi un « planguide », mouvant et dessiné, qui exprime une parenté, au moins dans ses principes, avec votre « plan de référence » élaboré pour Montreuil au début des années 1990…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Une parenté certaine puisque les deux sont des plans dessinés qui mettent en valeur l’espace public et les équipements maîtrisés par la puissance publique. Les deux associent des intentions et des dessins ancrés dans la réalité du lieu. Les deux constituent une référence pour l’action: ils cherchent à guider tout en restant ouverts et susceptibles d’évolutions profondes. Il n’y a pas de périmètre proprement dit. C’est un outil de pilotage à long terme qui offre aussi une représentation lisible, partageable, et discutable de l’urbanisme – alors que le Plan local d’urbanisme demeure une abstraction pour le commun des mortels.

PLACE PUBLIQUE > Alors, où est la différence?

CHRISTIAN DEVILLERS >
Une seule nuance: Alexandre dessine plus finement son plan, plus « artiste », mais il l’explique moins. En effet, j’ai toujours pensé qu’il était très important d’associer le texte et l’image sur le plan de référence: l’un ouvre l’autre, et réciproquement. Le dessin seul demeure trop souvent impénétrable et fige la discussion, entre le prestige intimidant de l’oeuvre et le sentiment d’infériorité que l’on peut éprouver si l’on ne sait pas dessiner. Y associer le texte facilite la discussion: on clarifie ainsi les intentions et l’on explique ses raisons. C’est le rapport entre l’écrit et le dessin qui fonde l’ouverture et la souplesse d’un tel document : on peut modifier l’image tout en gardant le texte intact, et inversement – en sachant bien qu’il ne s’agit pas d’un document réglementaire opposable aux tiers. On peut donc s’en servir à loisir !

PLACE PUBLIQUE > Nous sommes au coeur de la consultation de l’an dernier dont la question principale était, à mon sens : comment renouveler le « plan-guide » après le départ de son auteur ?

CHRISTIAN DEVILLERS >
Alors j’ai répondu: rajouter du texte!

PLACE PUBLIQUE > Ou de l’hypertexte…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Voilà, du texte dans une forme plus contemporaine: en utilisant nos moyens de communication modernes et en associant plus directement les Nantais. Nous avions lu un « urbanisme de l’accueil », caractéristique du travail de Laurent Théry. C’est la grande contribution, fondamentale à mon avis, de l’Île de Nantes à la culture du projet urbain, à cette volonté d’appliquer la démarche de projet à la ville et au territoire. C’est peutêtre un peu grandiloquent, mais les contributions fondamentales ne sont pas si nombreuses ! Et l’élément essentiel qu’Alexandre Chemetoff et Laurent Théry auront apporté avec leur projet, c’est « l’accueil », une forme disponible prête à accueillir.

PLACE PUBLIQUE > Et puis peut-être la « faisabilité »…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Oui, mais nous faisons tous un peu cela, même si la possibilité d’échanger avec ses voisins sur la question des hauteurs des bâtiments est en effet originale. Mais l’essentiel est que la Samoa, pilote de projet dédié à l’Île de Nantes – tous les termes comptent, et le fait qu’il n’existe pas d’équivalent à Rennes, par exemple, me semble une clé de lecture fondamentale… – la Samoa, donc, ne réalise pas tranche par tranche un projet ficelé qui évolue doucement dans le temps. Mais elle a réussi d’abord à attirer et faire prendre la vie sur un territoire avant même que tous les bâtiments soient sortis de terre. C’est à mon avis le génie de Laurent qui a trouvé avec Alexandre le fabricant de projet qu’il lui fallait. Sa démarche répondait trait pour trait à cette idée d’accueil, dans d’anciens hangars, ici ou là, d’activités encore embryonnaires. Un bon aménageur ne se borne à vendre du terrain viabilisé, c’est un pilote de projets. La Semapa ou Euralille le font très bien depuis longtemps, mais sur l’Île de Nantes, on a su en plus s’ouvrir à la réalité et créer les conditions préalables à l’adhésion.

PLACE PUBLIQUE > Vous étiez allés jusqu’à reprendre telle quelle une image du plan-guide dans votre propre projet.

CHRISTIAN DEVILLERS >
Oui, en estimant que l’enjeu n’était pas le dessin mais la façon de s’en servir comme d’une forme ouverte à travers des ateliers, des débats, des concertations… Mais encore une fois, nous nous sommes lourdement trompés! Comme d’habitude, dirais-je, les élus attendaient des images qui les fassent un peu rêver et nous n’avons fait rêver personne! Nous sommes tombés complètement à plat.

PLACE PUBLIQUE > Je me souviens de Nicolas Michelin me disant qu’il avait gardé un excellent souvenir de sa participation à la première consultation, en 1999, pour l’Île de Nantes, tout en regrettant, « trop jeune » disait-il, s’y être borné à tirer des possibles en pointillés plutôt que d’appuyer ses traits comme on le fait la maturité venue…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Mais depuis, il ose dessiner! Et séduire. Avec Nicolas Michelin, je crois que nous avons suivi des parcours exactement inverses… C’est un architecte qui considère la ville comme une série de grands bâtiments à dessiner, alors que l’Île de Nantes exprime précisément le contraire. J’ai travaillé sur l’îlot Calberson: la fiche de lot d’Alexandre s’y réduisait à une demipage A4, avec un appentis de menuisier à conserver absolument – mais qu’il aura bien sûr fallu détruire puis reconstruire, pas tout à fait à l’identique d’ailleurs… Vous pouvez imaginer l’entrain du promoteur! Mais l’idée est simple, et très intelligente: mettre des grains de sable, des appentis, dans l’engrenage pour éviter qu’il fonctionne trop bien, pour empêcher la mécanique productive de fonctionner à plein régime dans l’homogénéité du propre et du nouveau. Une ville intéressante est stratifiée. De ce point de vue-là, je dois beaucoup à Alexandre.

PLACE PUBLIQUE > Alors on peut bien comprendre son refus de tailler une « escalope » dans un plan-guide conçu selon une logique inverse…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Lorsque Gérard Collomb a décidé à Lyon de supprimer les parkings sur les berges du Rhône pour y aménager de magnifiques promenades, l’opposition est montée au créneau pour au final se prendre une veste mémorable. Contrairement à Rennes, la chance de Nantes, avec l’Île, avec Malakoff et la gare, est de posséder autant de territoires encore disponibles à proximité immédiate de son centre. Que l’on cherche à y implanter un moteur économique et social tel que le futur CHU ne me semble pas si saugrenu.

PLACE PUBLIQUE > Mais il est déjà en plein coeur de la ville, ce CHU!

CHRISTIAN DEVILLERS >
Il pourra essaimer sur l’Île. Dans ma débâcle de l’oral, le maire m’a demandé ce que je pensais de ce choix de localisation. Pertinent, lui ai-je répondu, si l’on relie ce nouvel hôpital au futur Quartier de la création en regroupant les chercheurs de haut niveau.

PLACE PUBLIQUE > La classe moyenne a donc été définitivement supplantée par la « classe créative » comme moteur de développement des villes…

CHRISTIAN DEVILLERS >
J’éprouve quelques réserves sur la « classe créative » comme moteur du développement de l’humanité, mais à Nantes et sur l’Île, je crois que cette notion trouve sa pertinence. Qui, en ce moment, migre vers Nantes? Précisément cette « classe créative », attirée en premier lieu par le littoral.

PLACE PUBLIQUE > « L’effet côte Ouest »! Un prodige pour une ville située tout de même à une soixantaine de kilomètres de la mer… Rennes est aussi proche, à quelques kilomètres près, de Saint-Malo que Nantes l’est de Saint- Nazaire.

CHRISTIAN DEVILLERS >
Mais la différence, c’est l’estuaire – même si peu de monde y avait mis les pieds avant que Jean Blaise n’y lance ses vedettes. Et puis Nantes est un port, tout de même! Enfin, l’ambiance de Rennes est différente, plus sérieuse, plus retenue. Rennes ne dispose pas d’une île. Le centre ville y est assez compact : le développement s’y joue à la périphérie. Mais la maîtrise foncière, remarquable, a permis d’éviter d’y fabriquer des banlieues difficiles. Les quartiers modernes n’ont jamais subi les dérives constatées ailleurs. C’est là le côté sérieux de Rennes. Sérieux, efficace, et extrêmement responsable sur le plan social.

PLACE PUBLIQUE > On associe donc Nantes à André Breton et à Jacques Demy, et Rennes à l’austérité et au sérieux des « cathos de gauche »!

CHRISTIAN DEVILLERS >
Les deux ambiances sont différentes! Il faut aussi compter à Nantes avec l’empreinte des chantiers navals et l’histoire ouvrière, couplée à celle d’une grande bourgeoisie très riche. Alors que Rennes est une capitale administrative avec des élites universitaires plus modestes, et tardivement urbanisée avec les implantations conjuguées de Peugeot et Rennes-Atalante. Cette technopole est toujours restée l’une des plus dynamiques en France, et rarissime, elle a réussi à conserver l’élan des années 1980 pendant que la plupart des autres créations du même type déclinaient après le départ des entreprises pionnières. Même si les ressorts et les principes – je dirais même les valeurs – sont donc différents, la réussite urbaine de Rennes est aussi, dans son genre, remarquable. Jusqu’à la ville-archipel. Ensuite c’est plus compliqué… Cette réussite a reposé sur la maîtrise foncière et l’alliance avec les forces économiques locales, en premier lieu les promoteurs rennais qui ont remarquablement réussi puisqu’ils n’étaient pas contraints de « porter le terrain », d’endosser une charge foncière supportée plutôt par la puissance publique. Le terrain est mis à disposition au bon moment par la Ville, le rêve de tout promoteur ! Une collaboration en bonne intelligence avec les Girard d’Arc promotion, Lamotte, Blot, Giboire, tous les promoteurs rennais avec qui j’ai d’ailleurs le plaisir de travailler, je pense en particulier à Arc promotion. Ils se sont enrichis, mais ils ont en même temps très bien joué le jeu. Nous venons par exemple de gagner avec le groupe Legendre la consultation pour le nouveau centre de recherche de Technicolor, la pépite du groupe Thomson, 900 chercheurs, 18 000 m2 à réaliser dans les deux ans, déménagement compris, à Cesson- Sévigné. Un exploit rendu possible grâce au groupe Legendre, qui est devenu la plus grande entreprise de gros oeuvre de l’Ouest, développée par Jean-Paul Legendre, pas encore 60 ans, maçon à 16 ans dans l’entreprise de son père avec cinq compagnons. En l’occurrence, l’entrepreneur prend tous les risques et les grands groupes nationaux engagés sur la consultation n’ont pas suivi. La Bretagne est une terre d’entrepreneurs !

PLACE PUBLIQUE > Une terre d’entrepreneurs et de promoteurs qui auraient fécondé une écriture architecturale particulière?

CHRISTIAN DEVILLERS >
La caractéristique de ces deux villes, Rennes et Nantes, n’est pas tant l’architecture elle-même que l’urbain au sens large, les montages préalables, la gestion urbaine… Tout ceci ayant bien entendu un effet direct sur l’architecture: on n’y voit guère de bâtiments sensationnels, mais on y retrouve un excellent tissu d’architectes locaux, installés jusqu’à La Roche-sur-Yon comme Jean-Claude Pondevie. Les bons architectes sont désormais légion dans le Grand Ouest; je pourrais en citer quarante, des David Cras, Jean Guervilly, Gaëlle Péneau… Tous ces gens ne ressemblent pas aux petites stars que l’on supporte de plus en plus difficilement à Paris. Ils sont moins dans la distinction, comme disait le regretté Bernard Huet, que dans la qualité d’un travail moderne, soigné, raffiné et sans prétention déplacée, toujours assez proche de la réalité économique et qui fonctionne bien. Quand on construit à 2000 € le m2 à Paris, on le fait à 1200 € à Rennes : fort logiquement cela ne donne pas les mêmes architectures. J’ai tendance à préférer ce que l’on fait à Rennes ! C’est dans l’Ouest que j’éprouve le plus de plaisir. L’ambiance y est cordiale et franche, l’envie est là; c’est dans l’Ouest que les acteurs sont les plus directs. Travailler à Marseille, c’est impossible! Bordeaux dérive vers la starification et devient compliqué. De même à Lyon où l’on a remplacé, pour la conduite de la vitrine du projet Lyon-Confluence, François Grether par Herzog et de Meuron. C’est tout à fait significatif et je ne suis pas certain du résultat. Ce n’est pas le genre de Rennes ou Nantes, même si des architectes célèbres y travaillent. Ces deux villes accueillent deux bonnes écoles d’architecture et des institutions culturelles dynamiques. L’Ouest marche bien, c’est indéniable, et il est agréable d’y travailler.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont les « territoires de projet » au sein de ces deux villes ?

CHRISTIAN DEVILLERS >
À Nantes, beaucoup de chantiers restent à mener sur l’Île, la gare et Malakoff, sur des territoires centraux. Le Sud-Loire sera aussi touché. De l’autre côté de l’île, à la pointe ouest, la jonction devrait s’opérer bientôt avec Chantenay. L’autre volet, c’est l’estuaire. À Rennes, la gare et la Courrouze, divine surprise de terrains libérés à proximité du centre, offrent de beaux enjeux, mais l’autre gros projet, c’est l’éco-cité de Via Silva1 que nous conduisons actuellement sur un territoire de près de 700 ha situé à l’intérieur de la rocade au nord-est, sur Cesson-Sévigné, Thorigné-Fouillard et Rennes plus marginalement. C’est un projet pour 40 000 habitants et 20 000 à 25 000 emplois dans le prolongement naturel d’Atalante-Beaulieu, en somme l’équivalent de villes comme Saint-Brieuc ou Vannes, ou la ville nouvelle d’Evry. Bref, un projet gigantesque qui démarre bien doucement cependant.

PLACE PUBLIQUE > Rennes métropole hésite encore un peu à communiquer sur ce projet…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Il faut revenir un peu en arrière. La « ville-archipel » a été un moment important car elle a permis aux Rennais de passer de la traditionnelle gestion foncière de la ville à l’échelle de la métropole. C’est ce modèle qui a été choisi pour la périphérie, tirant notamment les enseignements du « morceau de ville » de Saint-Jacques issu de la volonté et de l’ambition de Daniel Delaveau, un maire constructeur comme il n’y en a guère. Pour le reste, on ne peut plus assurer que chaque île de cet archipel métropolitain pourra continuer à grandir tout en restant relié au centre: les nécessités du développement durable changent la donne et imposent des choix en faveur des pôles les plus importants dont témoignent la gare et l’éco-cité Via Silva. Par exemple, juste à côté, au nord, Betton ne pourra pas continuer à développer ses activités commerciales en rase campagne, alors que l’on va développer tout près l’équivalent d’une ville moyenne. Comme nous avons affaire à des élus intelligents, le virage se prend en ce moment. La directive n’est pas encore explicite, mais l’orientation est là et il faut faire des choix en tirant parti du métro et de l’étoile ferroviaire. Par ailleurs, Rennes est une ville très peu dense: il faut penser à densifier son centre. Enfin, si l’on compare avec l’Île de Nantes, il faut reconnaître que de gros moyens ont été investis dans le processus du projet, son animation et sa communication notamment. Il me semble que l’on accompagne avec plus de réticences le démarrage de Via Silva. Le maire de Saint-Jacques Emmanuel Couet, président de la Sem Territoires et chargé de l’aménagement au sein de Rennes Métropole, aurait tout intérêt à s’inspirer de l’exemple de la Samoa en créant une Sem dédiée au projet. Il s’y est jusqu’ici refusé, mais je ne désespère pas de le convaincre. L’ampleur du projet le mérite. Il faut dépasser cette gouvernance centraliste, assez autoritaire, et intégrer les Cessonnais au projet. Le processus est en cours, le maire de Cesson préside désormais le comité de pilotage du projet, le périmètre des Zac évolue, mais une seule Sem pour toute la métropole rennaise, c’est insuffisant et inefficace. Les Rennais sont plutôt des gestionnaires alors qu’ils tiennent, en l’occurrence, un projet remarquablement ambitieux. Il est temps de le faire savoir. Trop tard, dommage, Laurent Théry est parti pour Lille!

PLACE PUBLIQUE > Comment qualifier les projets urbains rennais ?

CHRISTIAN DEVILLERS >
Pas de projet tapageur, mais une grande variété, un champ assez large d’expérimentations ainsi qu’une tradition d’innovation autour de l’habitat. Je suis en revanche un peu sceptique sur le devenir de la Courrouze. Pour être entré dans le projet en participant à des concours d’architecture, j’ai eu le sentiment d’ambitions un peu débordantes, débordant parfois même Bernardo Secchi et Paola Vigano, le duo d’urbanistes en charge de la Zac. Rennes dispose en revanche d’excellents services, compétents, et comptant de fortes personnalités comme celle de Christian Lepetit, par exemple, arrivé de Grenoble. Ces services sont les héritiers directs d’une tradition brillante du meilleur urbanisme municipal, celui qui s’est construit autour de la notion de projet. Le tableau est très positif, et il suffirait juste, à mon sens, de resserrer les enjeux : affirmer plus clairement et mieux préciser le projet urbain à l’échelle de la métropole. Une fois passé le stade de la « ville-archipel », nous sommes aujourd’hui, à Rennes, en pleine mutation.

PLACE PUBLIQUE > Nantes a sans doute eu la chance au même moment de « trouver » Saint-Nazaire, ignorée trop longtemps, pour relancer ainsi son projet urbain métropolitain, tandis que Rennes cherche encore le sien…

CHRISTIAN DEVILLERS >
Mais si l’entente peine à se nouer avec Saint-Malo, pourquoi ne pas la chercher avec Vannes, ou même Lorient ?