les chemins de Damas, de l’oasis à la ville moderne
Lorsque l’on arrive à Damas depuis l’ouest, depuis la montagne, ou depuis la côte méditerranéenne, le Liban, on découvre la ville d’un coup, en franchissant le Qalamûn, le dernier bourrelet du chaînon oriental de la chaîne de l’Anti-Liban. Là, en piémont, s’étend Damas.
L’agglomération de Damas , capitale de la Syrie, concentre environ un cinquième de la population du pays : 3,5 millions d’habitants pour une population totale de 18 millions. Son poids s’est encore renforcé avec l’arrivée, depuis 2003, d’environ un million et demi de réfugiés Irakiens auxquels le signal du retour n’a pas encore été donné. Cet afflux massif (la moitié de la population de l’agglomération) contribue à augmenter la pression sur l’offre résidentielle et sur des équipements déjà obsolètes et surchargés, mais aussi à l’affirmation de la métropole dans la nation et au sein de la région moyen-orientale.
En Syrie, Damas occupe donc une position dominante sur le plan démographique, mais aussi politique – c’est le siège d’un pouvoir autoritaire appuyé sur l’armée, les services secrets et la domination du Parti Baas – ou, de façon plus récente, sur le plan socio-économique
Le site de Damas est exceptionnel : au pied du jebel (montagne) Qasyûn, la ville s’est développée sur un vaste cône de déjection façonné par la rivière du Barada et ses affluents. Cette terre riche en limons, bien irriguée et bénéficiant, bon an mal an, d’une bonne pluviométrie, a donné naissance à l’oasis de la Ghûta – un « paradis » selon certains textes médiévaux – qui fit au cours des siècles autant la réputation de Damas que sa richesse. Ensuite, commence la steppe (badia), vaste étendue plane dont l’aridité croît rapidement à mesure que l’on s’avance vers l’est.
C’est sur ce territoire propice à l’exploitation agricole que Damas a prospéré pendant des siècles. La première mention écrite de la ville semble être celle d’un texte du 11e siècle avant J.-C., qui évoque la capitale d’un petit royaume araméen. Selon l’ensemble des sources, Damas serait la ville continûment habitée la plus ancienne du monde.
Damas s’est appuyée sur ce site pour développer très tôt une activité commerciale articulée aux routes qui, au cours des siècles, ont innervé la région. C’est sous la domination romaine puis byzantine, dont la ville conserve de nombreux vestiges, que Damas devient un centre commercial florissant. Elle connaît son heure de gloire politique en devenant le siège du califat omeyyade avant que celui-ci ne soit transféré à Bagdad sous le califat abbaside. Ce bref épisode a donné naissance à l’une des plus importantes mosquées du monde musulman, la grande Mosquée des Omeyyades, vaste rectangle situé à l’ouest de la ville intra-muros, lieu de prière mais aussi destination de pèlerinages chrétiens et musulmans pour se recueillir sur des reliques, attribuées à Jean-Baptiste.
Elle est ensuite reléguée à un statut plus modeste de ville de province des empires arabes successifs puis de l’empire Ottoman (1516-1918). Damas ne redevient capitale que sous le Mandat français (1920-1946) avec la création de la Syrie par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale. La promulgation de la jeune République syrienne en 1946, puis l’arrivée au pouvoir du parti Baas (1963) et la mainmise de Hafez al-Assad sur le pays quelques années plus tard (1970) finissent par consacrer la nouvelle position de Damas dans le pays. Sous Bachar al-Assad, qui prend la succession de son père à la mort de celui-ci en 2000, Damas s’impose comme le relais privilégié d’une économie nationale en train de se mondialiser.
Pendant des siècles cependant, Damas occupe une surface de 135 ha, au sein de murs fixés dès l’époque romaine, à laquelle viennent s’adjoindre quelques faubourgs le long des routes y menant : Saruja, au nord-ouest de la vieille ville, Qânawat, à l’ouest de celle-ci, ou encore le faubourg du Midan au sud. Ce dernier, longtemps entrepôt à blé de la ville, plaque tournante commerciale structurée par la route du sud en direction de la région agricole du Hauran et point de départ du pèlerinage de la Mecque, est aujourd’hui l’un des quartiers péricentraux de la ville. La mémoire du blé y perdure dans la spécialisation en boulangerie et pâtisserie des boutiques qui en bordent l’artère principale.
Jusqu’à la fin du 19e siècle, les murs de la vieille ville incarnent et contiennent donc l’espace urbain et les attributs de la centralité. Au 21e siècle, la douceur des jardins et la luxuriance des vergers disparaissent pourtant sous le rythme rapide de la construction, légale ou non. Quelques poches verdoyantes subsistent encore. Mais, sans politique active de préservation, l’oasis sera bientôt un souvenir littéraire. Or, ce n’est que depuis quelques années que les autorités reconnaissent le problème clairement, sans que pour autant émergent des plans satisfaisants de gestion de la croissance urbaine. La préservation de ce qui reste de Ghûta est l’un des défis posés aux équipes qui travaillent depuis 2009 à l’élaboration d’un nouveau schéma directeur – le premier à voir le jour depuis celui élaboré par l’urbaniste français Michel Ecochard en 1968 et obsolète depuis les années 1980.
À partir du 19e siècle, sous la domination de la Sublime Porte, Damas connaît une première mue d’importance. Plateforme commerciale caravanière déclinante entre La Mecque, Bagdad, l’Asie et la Méditerranée du fait de l’ouverture de nouvelles routes maritimes (dont le canal de Suez en Egypte, en 1869), elle est promue capitale administrative de la province ottomane du Bilâd ach- Châm (Châm est l’autre nom de Damas, Dîmâshq, en arabe). Dans le même temps, la ville amorce une phase de croissance majeure qui correspond au début de la mise en place de la ville moderne : en une cinquantaine d’année (1860-1923), Damas double sa surface.
Cette croissance du tissu urbain correspond à la première extension de la ville au-delà de ses murs. À l’ouest, la croissance se développe à partir la place Merjeh, siège de l’administration ottomane. Merjeh devient une plaque tournante des transports : elle accueille le terminus des lignes flambant neuves du tramway (inauguré en 1907) et dans sa proximité immédiate se trouve la Gare de chemin de fer du Hijâz (inaugurée en 1913).
À partir de Merjeh, la croissance s’oriente également vers le nord, le long de la ligne de tramway et de la route (route de Salhiyyeh) qui dessert villages et quartiers qui se développent. Au pied du mont Qasyûn un nouveau tissu urbain continu, de plus de trois kilomètres, rejoint d’est en ouest le village d’al-Akkad (issu de l’installation de militaires kurdes), le quartier de résidences secondaires de Salhiyyeh, et le nouveau quartier d’al-Muhajirîn, un quartier planifié et peuplé de populations réfugiées et émigrées au 19e siècle. Cette urbanisation en ruban de pied de montagne est accélérée par l’ouverture de la ligne de tramway qui la relie à Merjeh.
Sous le Mandat français (1920-1946), Damas entame une nouvelle phase de son histoire : la ville voit sa population doubler en cinquante ans (Tableau 1), surtout à partir des années 1930.
Ce grand basculement intervient au moment où se transforme, à partir de la fin du 19e siècle, l’organisation économique, agraire et patrimoniale du Moyen-Orient. Cette transformation conduit à une redistribution des richesses entre les différentes activités économiques. Les paysans syriens émigrent vers la ville où émergent des structures de classe qui bousculent les clans et les relations de patronage qui organisaient l’ordre urbain damascène.
La nouvelle ville qui s’érige (immeubles d’habitation, larges artères rectilignes) rompt avec le tissu urbain ancien, caractérisé par des rues étroites, des zones résidentielles difficilement accessibles, une séparation nette de ses fonctions (zones d’habitation et zones commerciales) comme de ses modes d’habiter (vie privée organisée autour de la cour intérieure de la maison unifamiliale).
Les classes moyennes et la bourgeoisie damascène quittent la vieille ville pour rejoindre ces nouveaux quartiers et leurs immeubles modernes, jugés plus confortables que la maison traditionnelle à cour, et plus conformes aux nouveaux critères de distinction de classe qui s’élaborent. Les tissus anciens (ville intramuros et faubourgs) entament alors un processus de densification rapide sous la pression de migrants ruraux de plus en plus nombreux à partir des années 1930. Conjugué à l’appauvrissement général de la population résidente, cette densification conduit à la dégradation des infrastructures individuelles et collectives.
Le grand basculement vers la ville extramuros a laissé à l’intérieur des murs une petite industrie artisanale constituée d’ateliers (non enregistrés pour la plupart d’entre eux) et les sûq-s, qui demeurent une pièce centrale de l’activité commerciale damascène jusqu’au début du 21e siècle, à la fois pour le commerce de détail (achat de vêtements et de bijoux pour les populations modestes) et le commerce de gros, même si leur importance relative a décru au cours des décennies.
La vieille ville demeure également un espace religieux très vivant, pratiqué aussi par les Damascènes de quartiers plus éloignés : la Grande Mosquée des Omeyyades est le troisième lieu saint de l’islam. Son rayonnement dépasse les limites de Damas et s’étend à l’ensemble de la Syrie et du monde musulman.
La translation des centres politiques et économiques dans les nouveaux quartiers suit rapidement la croissance urbaine. Au cours de la période mandataire, cette translation se fait autour de la place Merjeh, autour du Grand Sérail. Elle bascule par la suite vers le centre-ville moderne, où s’installent le Parlement (en 1932), les ministères de la Syrie indépendante et la Banque centrale (en 1953) ainsi que les services administratifs (agences bancaires, poste nationale). C’est également le cas des grandes institutions de prestige qui accompagnent la modernisation de la ville du Protectorat puis de la première République syrienne : l’Université de Damas, dont les bâtiments originels se situent dans le quartier de Baramkeh à l’ouest de la vieille ville; le Musée de Damas, dont le bâtiment actuel, inauguré en 1936, se situe le long du fleuve du Barada, au nord de Baramkeh et à proximité du site de la Foire internationale de Damas (1955).
C’est également dans ce quartier que s’implantent les grandes institutions d’enseignement privées et les écoles gouvernementales. Une nouvelle vie sociale s’y organise à destination des classes moyennes et supérieures autour des clubs, lieux de sociabilité semi-fermés accessibles sur une base corporatiste ou purement élitiste. Les hôtels à l’européenne s’y concentrent, notamment les trois seuls hôtels cinq-étoiles que Damas comptait jusque dans les années 2000: le Cham Palace, de propriété et de gestion syrienne ; le Méridien et le Sheraton, tous deux propriétés de l’État mais gérés par des groupes internationaux. Le nouveau centre-ville s’affirme également du point de vue commercial : face à l’économie du sûq, la distribution en boutiques de rue gagne les nouvelles artères, en particulier autour de la rue al-Salhiyyeh (puis la rue Hamra, ouverte en 1974) dans le domaine du prêt-à-porter.
Au cours de la seconde moitié du 20e siècle, la population de l’agglomération passe de 340 000 habitants en 1950 à 1,2 million en 1980 et dépasse les 3,5 millions en 2004, reflétant l’attractivité de Damas. À l’exode rural s’ajoute l’attractivité de l’appareil gouvernemental et d’une administration en expansion. Par ailleurs, des conditions favorables d’installation sont faites à certaines catégories de population, en particulier les militaires dont la majorité se recrute dans la minorité alaouite (à laquelle appartient le président Hafez al-Assad), dont une grande partie quitte pour Damas leur région d’origine.
À partir des années 1970, la ville moderne devient également un manifeste politique du nouveau pouvoir baasiste. À l’ouest, la place des Omeyyades en devient la vitrine. Elle accueille le siège de l’Organisation syrienne de Radio et de Télévision, l’Institut supérieur des arts dramatiques (1977), la Bibliothèque nationale al-Assad (1984), l’Opéra de Damas (2004)… Dans ce périmètre, le quartier de Mezzeh devient le lieu de résidence des classes moyennes et supérieures. De nombreuses institutions publiques et ministères y siègent, dans la prolongation des quartiers d’Abû Rûmaneh et Malki, où se concentrent les ambassades, les principaux services de sécurité et la Présidence (le Palais du Peuple, érigé par Hafez al-Assad sur une colline surplombant Damas, n’est utilisé que lors des cérémonies d’apparat).
La croissance spectaculaire de Damas se traduit surtout, dans cette période, par un double mouvement de densification des quartiers existants et d’extension spatiale. De nouveaux quartiers s’érigent. Certains à la suite de programmes gouvernementaux : quartiers de logements sociaux, notamment au nord, mais aussi logements destinés aux classes moyennes, comme le quartier de Dûmmar développé sur les plateaux de l’Anti-Liban en arrière du Qasyûn dans une tentative de protéger les terres fertiles de l’oasis. D’autres sont le fruit de l’investissement privé. Par ailleurs, l’accueil de réfugiés palestiniens à la suite de la création de l’État d’Israël est à l’origine de l’édification rapide de camps à partir des années 1950 (tel Mukhayyam al-Yarmouk, le plus grand camp de réfugiés palestiniens de Syrie, situé au sud de Damas, aujourd’hui complètement intégré au tissu urbain). Enfin, la construction illégale s’affirme comme l’une des principales modalités d’édification de la métropole damascène : en 2010, on estime que l’habitat illégal représente 35 % de la construction damascène !
Avec les débuts de la libéralisation économique (première loi de libéralisation en 1991, mais surtout à partir de 2003), Damas s’affirme comme la ville-relais de l’ouverture économique en Syrie. La dynamique de concentration de l’appareil décisionnaire économique dans la capitale est enclenchée.
Au sein de la ville, la relance de l’investissement privé conduit à l’émergence de nouvelles centralités et de nouveaux équipements, liés à l’émergence d’une économie de la consommation : enseignes de marques, en grande partie étrangères ; pôles d’attraction pour la jeunesse urbaine… C’est en particulier le cas du quartier de Chaalan, dans la ville moderne : les premières enseignes internationales y sont ouvertes dès les années 1990 ; s’y multiplient cafés, échoppes de jus de fruit, lieux de passajero, espaces de rencontre lors des longues nuits du printemps et de l’été. De même, depuis les années 2005, les premiers centres commerciaux sont sortis de terre. Encore modestes, ils sont les postes avancés de la vague des shopping malls géants, financés par les grands groupes arabes du Golfe persique, en cours d’érection en périphérie de l’agglomération sur les plateaux de l’Anti-Liban.
De grands groupes privés syriens ont par ailleurs annoncé des projets de tours multifonctionnelles (bureaux, centres commerciaux, résidences, hôtels) au coeur de la ville moderne, entre la place des Omeyyades et la vieille ville. Certains de ces chantiers reflètent la volonté des autorités de revivifier des quartiers centraux de la métropole, et d’en faire une vitrine attractive autour du développement d’activités commerciales et touristiques de luxe, socialement très sélectives.
La vieille ville elle-même, longtemps délaissée des circuits d’investissement privé, fait l’objet d’un renouveau. Sa partie orientale, loin de la Grande Mosquée, est devenue au cours des années 2000 un espace de sortie nocturne pour la bourgeoisie : de nombreux restaurants, bars de nuit, hôtels-boutiques et galeries d’art se sont installés dans des demeures restaurées, sans que cela ne conduise pour autant, à l’heure actuelle, à une dynamique de gentrification résidentielle.
D’une ville parmi les autres de l’espace ottoman, Damas s’affirme donc, au début du 21e siècle, comme la métropole dominante en Syrie. Sa croissance très rapide et mal contrôlée depuis l’indépendance, dans un contexte d’État autoritaire et dirigiste que la libéralisation récente de l’économie ne fait qu’aménager, se traduit par une série de défis pour le 21e siècle : l’amélioration des conditions d’habitat et de la situation socio-économique de ses habitants, la mise à niveau d’infrastructures urbaines très dégradées et surchargées (notamment dans les transports), la mise en oeuvre d’une politique de développement urbain capable de préserver les ressources naturelles (eau, air, espaces verts) et la gestion d’inégalités socio-économiques que la libéralisation économique accroît.