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Initiatives urbaines
#06
Nantes / Rennes
sous le regard croisé
des urbanistes :
Philippe Madec, l’invention du territoire durable
RÉSUMÉ > Après Alexandre Chemetoff, Jean-François Revert, Nicolas Michelin, et Jacques Ferrier, Philippe Madec est le nouvel invité de cette série consacrée aux architectes et urbanistes étant intervenus à la fois à Rennes et à Nantes.

« L’efficacité éco-responsable est certes liée aux métropoles, mais seulement lorsqu’elles ont réussi à révéler les territoires alentour. »

Philippe Madec  

     Philippe Madec est né en 1954 à Carantec, près de Roscoff et Saint-Pol-de-Léon dont il vient de réaménager les places du secteur protégé. Formé à Paris au Grand Palais par l’enseignant charismatique que fut Henri Ciriani, à l’époque passionné plutôt par Louis Kahn que magnétisé par Le Corbusier, Madec prit ensuite la route des Etats-Unis dès le tout début des années 1980. D’autres, parmi les premiers élèves de Ciriani, le suivront ou y sont déjà. Michel Bourdeau travaillera chez Richard Meier à partir de 1983, Michel Kagan est là, à Columbia. Et l’horizon de s’agrandir d’un coup: Madec découvre là-bas l’enseignement d’une autre figure, Kenneth Frampton, et s’interroge sur une notion clé de la théorie architecturale contemporaine: le régionalisme critique.
     Le régionalisme critique, Frampton le définissait ainsi dans sa désormais classique Histoire critique de l’Architecture moderne (1980, trad. 2006, p.334) : « Le terme de « régionalisme critique » ne désigne pas la tradition constructive vernaculaire, jadis produit spontané de l’interaction du climat, de la culture, du mythe et de l’artisanat, mais plutôt les récentes « écoles » régionales qui s’attachent avant tout à représenter et à servir les territoires limités dans lesquels elles sont ancrées. Pour qu’advienne un tel régionalisme, un minimum de prospérité et un consensus d’opposition au centralisme – l’aspiration du moins à une indépendance culturelle, économique et politique – doivent exister. »
     On comprend très vite quel écho pût rencontrer cette notion dans l’esprit du jeune architecte breton installé à New York.
     Le Tessin, le Portugal, aujourd’hui les Flandres et les Pays-Bas et puis aussi la Suisse alémanique... Et la Bretagne? C’est donc Frampton qui lui a permis de comprendre aujourd’hui comment nous sommes passé du modernisme au durable et comment se sont nouées nos retrouvailles avec la culture, la société, la terre et le climat.
     À la toute fin des années 1980, Madec créé son atelier. Il a 35 ans et quelques autres de sa génération sont déjà des « professionnels » aguerris, lauréats des Albums de la jeune architecture ou du Programme Architecture Nouvelle [PAN]. Il commence alors à travailler dans la petite commune de Plourin-lès-Morlaix. Ce compagnonnage au long cours durera plus de quinze ans et sera reconnu et primé à plusieurs reprises. Il lui permettra aussi d’éviter la contrainte majeure de ses jeunes confrères de l’époque: répondre à tous les concours publics pour espérer subsister.

     Installé d’abord à Paris tout en exerçant donc un peu partout en Bretagne, il a sagement ouvert un atelier à Rennes il y a cinq ans. Il l’a ouvert au retour d’un dernier voyage en Chine, une relation de cause à effet, nous a-til dit : « Toi qui travailles à la question du durable, tu vas arrêter d’aller en Chine et ouvrir un atelier à Rennes » ! Et après avoir longtemps enseigné à l’Ensa de Lyon, il prendra dans quelques semaines, à la rentrée 2010, le relais à l’Ensab de l’architecte-urbaniste Jean-François Revert qui avait lui-même témoigné dans ces colonnes l’hiver dernier de ses expériences à Rennes et à Nantes. Il aspire à y développer un enseignement autour de L’invention du territoire durable. Il commence d’ailleurs à en tracer les grandes lignes au fil de l’entretien qu’il nous a accordé.
     Rennes Métropole a fédéré autour d’elle, par son exemple et ses « bonnes pratiques », un chapelet de bourgs, de villages et désormais de villes moyennes. Et l’« atelierphilippemadec » aura travaillé un peu partout autour de Rennes ces dernières années : l’extension de Pacé vers Mondonin et Beausoleil, vers le nord plutôt que vers l’ouest, depuis 1996. Le développement est désormais canalisé, et l’arrivée d’Ikea et de quelques autres monstres à l’ouest le long de la route vers Brest pourra être digérée en toute sérénité. Madec travaille maintenant au nouveau visage du centre et à ses espaces publics en partenariat avec des économistes et des sociologues rassemblés au sein de TMO Régions. Il aura réalisé deux immeubles à Pacé, dont le premier immeuble environnemental construit par le groupe Giboire.

     Auparavant, il avait conçu à Cesson-Sévigné les aménagements de la place de l’Eglise d’un autre centre de l’archipel rennais. À Mordelles, il travaille sur la Zac du Val de Sermon, associé aux architectes rennais Dupeux-Philouze – une Zac qui aura failli coûter sa réélection au maire, l’opposition en ayant fait son cheval de bataille. L’atelier a également été retenu pour repenser le centre de Chavagne. Et à Rennes enfin, il est chargé des anciennes brasseries Saint-Hélier, accompagnant les maîtres d’ouvrage et les architectes retenus pour la reconversion de ce quartier : l’atelier y est urbaniste d’opération, avec dessin du plan urbain et suivi des permis de construire. Dans un peu plus d’une année, le chantier de la plus petite Zac de la ville de Rennes sera lancé.

     Enfin, magistral contre-pied, en ces temps de métaphores footballistiques dont usent et abusent volontiers certains hommes politiques en mal d’« éléments de langage », mais contre-pied pour de bon: contrairement à ce que je souhaitais intimement lui faire dire – le développement durable partira des villes et ce sont les métropoles bretonnes qui sauront par là raisonner leur croissance – Philippe Madec m’a très clairement fait comprendre que le mouvement se jouerait autrement. Aussi des campagnes et des proches périphéries, où il travaille donc depuis longtemps, vers le coeur des villes.

PLACE PUBLIQUE > On a parfois l’impression, vu de l’extérieur, qu’à Rennes, les procédures sont bien huilées et les relations pacifiées. Entre architectes, promoteurs et collectivités territoriales, tout ce petit monde semble fonctionner dans une relative harmonie...

PHILIPPE MADEC >
Il est vrai que Rennes Métropole fait preuve d’une véritable culture de la maîtrise d’ouvrage urbaine, d’une mise au point de procédures, éprouvées et rodées dans le temps long. Par exemple, Rennes Métropole fonctionne avec des listes d’architectes qui sont ensuite proposées aux maîtres d’ouvrage. C’est une bonne solution. Travailler en direct avec la Ville de Rennes est aussi extrêmement confortable, partenarial. Nous n’avons jamais travaillé avec Territoires, la société d’économie mixte de Rennes Métropole. Nous avons été consultés à plusieurs reprises, mais ça ne s’est jamais fait. Bon! C’est la loi du sport. La métropole peut aussi s’appuyer sur des collaborations efficaces avec des opérateurs sociaux comme privés, présents depuis longtemps. Je préfère de loin travailler au sein d’un tel milieu constitué plutôt que sur des opérations où jouent au coup par coup des opérateurs nationaux qui passent par là et tentent de faire des affaires au débotté. Les promoteurs historiques rennais sont présents sur un temps long et assument dans la durée leurs opérations, c’est fondamental.

PLACE PUBLIQUE > Concrètement, comment les opérations sont-elles mises en oeuvre?

PHILIPPE MADEC >
Juste un exemple, mais pas si exemplaire que ça d’ailleurs car il s’agit d’une exception, la plus grande Zac privée de la métropole, à Pacé. Le Groupe Launay avait pressenti les évolutions de la commune et acquis nombre de promesses de ventes de terrains. La mairie a organisé et le rapprochement entre Launay et Giboire pour conjuguer les qualités de ces deux opérateurs, leur efficacité et leur savoir-faire. J’ai aussi travaillé avec des gens marqués « ville de Rennes » dans des communes de droite. C’est la qualité fédératrice du projet de Rennes Métropole qui l’autorise. J’ai par exemple fait venir le Larès à Pacé où les sociologues ont accompagné la révision du PLU au début des années 2000. Et puis l’équipe avait également travaillé à Cesson- Sévigné avant 2008. Chercher ses partenariats est indispensable car lorsque vous êtes « parisien », même avec un nom comme le mien, une épaisseur seulement du territoire vous est ouverte, celle qui est tacitement partagée entre les « nationaux ». En revanche, lorsque vous êtes installé sur place, alors le territoire se révèle dans toute son épaisseur et vous permet de réaliser de petits chantiers auxquels vous ne vous seriez jamais attaqué en tant que « parisien », mais qui s’avèrent largement aussi intéressants que les grandes opérations. J’ai ainsi ressenti à un moment donné comme un souhait de décroissance raisonnée dans mon envie de faire: arrêter d’aller loin et revenir faire près de chez moi et des gens que j’apprécie. Et figurez- vous que je n’ai vraiment été appelé à travailler à Nantes qu’à partir du moment où j’ai ouvert mon atelier à Rennes !

PLACE PUBLIQUE > Un autre rapport au territoire engage donc une autre forme d’exercice et d’autres champs d’expérience! Et alors, Nantes Métropole?

PHILIPPE MADEC >
Le premier travail réalisé à Nantes est le cimetière des Sorinières, en lisière du vignoble. Nous avons été accompagnés par un maître d’ouvrage et des élus qui s’étaient sérieusement interrogés sur ce qu’était au juste un cimetière, ce qu’il signifiait, les pratiques et les symboliques qu’il engageait. Les questions posées par le cimetière me sont familières depuis un travail pour Paris dans les années 1990: un cimetière vertical dans chaque arrondissement, un immeuble funéraire pour mettre un terme à cette expulsion des morts vers la périphérie ou vers la province. La ville ne doit pas être amnésique et le cimetière est un lieu de mémoire et de vie particulièrement intense, le lieu de la douleur, de la peine et du chagrin. L’étude n’a pas eu de suites directes à Paris, en revanche j’ai conçu un cimetière pour Arradon, que je suis souvent retourné voir, un autre pour Mordelles ; à Plourin-lès-Morlaix, un abri pour cérémonie civile et un colombarium pour relier la partie ancienne et la nouvelle, et enfin un autre cimetière récemment livré à Carantec.

PLACE PUBLIQUE > Avez-vous travaillé sur l’île de Nantes ?

PHILIPPE MADEC >
Je réalise un immeuble pour la Sni. Son patron de l’époque pour le Grand Ouest était Alain Taulamet. Il créera ensuite, en 2008, Neom Industrie- Immodulair, l’entreprise de fabrication d’habitat modulaire avec qui j’étais lié pour le concours de l’écoquartier de la Vecquerie à Saint-Nazaire, que nous venons de remporter début 2010. À l’époque il venait juste de réaliser une série de maisons préfabriquées à Ploërmel et il souhaitait que nous travaillions ensemble. Nous réalisons donc en ce moment grâce à lui un écoquartier à Montlouis- sur-Loire, qui fait partie de la procédure Villa urbaine durable VUD2 pilotée par le ministère de l’Ecologie, de l’Énergie et du Développement durable. Sur l’île de Nantes, la Sni était responsable du « terrain des gendarmes » – conformément à sa mission. Une consultation y a été lancée pour cinq nouveaux îlots et nous avons été choisis sur l’îlot A, 42 logements en locatif social BBC Effinergie à livrer en 2011. L’architecte rennais Clément Gillet réalise l’îlot B, les nantais de DLW l’îlot C, Quadra l’îlot E1 et l’agence Périphériques l’îlot E2. Le plus petit lot était pour moi le plus stimulant sur le plan de la performance énergétique. Nantes présente en outre l’avantage d’un rapport décomplexé à l’automobile, exigeant seulement 0,76 place de stationnement par logement pour ses programmes sur l’île. En revanche, à Lyon, qui entretient un rapport toujours un peu amoureux avec l’automobile (l’histoire de Berliet, etc.), on exige deux places de stationnement pour tout nouveau logement... Résultat: alors que je devais y construire un immeuble de logements de taille comparable sur la ZAC du Bon Lait – qui est comme l’île de Nantes un terrain où l’on doit donc se fonder profond avec une nappe phréatique proche – l’importance des parkings impose d’y investir 600 000 € dans le sous-sol et l’opération ne peut pas se faire avec ce surcoût-là. Alors qu’à Nantes, l’opération va bientôt être livrée: le durable pose la question des choix des postes budgétaires, et cette évidence mérite d’être constamment rappelée.

PLACE PUBLIQUE > Quel rapport à l’eau entretiennent ces deux villes, Rennes et Nantes ?

PHILIPPE MADEC >
Tout projet, projet urbain et projet architectural, débute par cette interrogation sur le rapport à l’eau, à l’eau en général et à la goutte d’eau en particulier. Où tombe la goutte d’eau? Voilà la vraie question, où tombe-t-elle et où va-t-elle ensuite? Et qu’en faiton? Chercher à maintenir coûte que coûte la perméabilité des sols ne me semble même plus devoir être une question pertinente aujourd’hui. C’est comme ça: la perméabilité s’impose. À Nantes, Alexandre [Chemetoff] avait fait son boulot : il nous avait donné une position et une cote du bâtiment qui permettait de construire sans toucher à la nappe phréatique. Sa faisabilité était impeccable.

PLACE PUBLIQUE > Et le rapport au fleuve?

PHILIPPE MADEC >
C’est une autre question. Le projet d’Alexandre avait fixé un principe très juste: éviter de tourner le dos au fleuve. Mais thermiquement, l’orientation des logements apprécie le sud alors que le fleuve, sur ce terrainlà, se situe au nord. Comme l’espace côté fleuve est occupé par un supermarché avec des arbres qui formaient une première strate, nous n’avons donc tourné que la partie haute de l’immeuble vers le fleuve alors que le reste est vers le sud, vers la lumière et la chaleur.

PLACE PUBLIQUE > Pour le concours de l’éco-quartier de la Vecquerie, à Saint-Nazaire ouest, il me semble que vous êtes le seul parmi les candidats à avoir accompagné votre projet d’un héliodon...

PHILIPPE MADEC >
C’est la base, en effet. Cela m’étonne toujours, du reste, que l’on oublie l’héliodon en chemin! Mais à la Vecquerie, la question de l’eau est centrale. C’est un cas un peu unique, puisque l’atelier y sera à la fois urbaniste et architecte pour y concevoir et implanter 160 logements, occasion rare aujourd’hui: un nouveau quartier. Silene est un maître d’ouvrage engagé, volontaire, exigeant. Sur le talweg de la Vecquerie, l’eau est une condition fondamentale du projet, surtout dans sa partie inférieure. Projeter en haut de ce terrain implique de penser à ce qui va se passer en bas, vers la station de pompage qui ne sent pas très bon, et jusque sur cette magnifique petite plage située en contrebas. Je me souviens d’être passé là-bas un jour d’automne, sur cet endroit magique où il n’y avait qu’une dame sous son parasol en plein après-midi au soleil: c’était serein. Un lieu de paix. Mais ce talweg récupère les eaux de l’ensemble d’un bassin versant. Nous sommes donc partis du principe que tout devait rester sur le terrain: zéro rejet hors de la parcelle. D’où notre proposition à la fois perpendiculaire pour permettre à l’eau de descendre, mais organisée suivant des lignes parallèles aux lignes de pente pour maîtriser cette descente en la répandant horizontalement à chaque palier. Encore une fois, où tombe la goutte d’eau et où se dirige-t-elle? Suivre la goutte d’eau, descendre et faire naître le paysage avec elle. Eau, topographie et soleil, voilà les principes clés pour savoir où les gens vont habiter et comment ils vont s’installer sur un site donné. Le projet est fait, et le reste, c’est de la technique. C’est d’ailleurs pour cette raison que sur ce projet nous avons travaillé avec Infra services, un bureau d’études caennais qui possède une véritable tradition d’une gestion alternative de l’eau: pas de caniveaux, pas de bordures de trottoirs, la présence de l’eau et du végétal au sein de l’espace public... Et la goutte d’eau, un trésor, jusqu’au terme de son parcours: arrivée chez vous, vous la conservez et surtout la réutilisez, dans vos sanitaires ou dans votre cuisine. Mais là c’est la Ddass qui décide.

PLACE PUBLIQUE > Avec l’éco-quartier de la Vecquerie se dessine une aire de développement supplémentaire pour Saint-Nazaire. Mais comment, à l’heure d’un développement durable et raisonné, justifier un nouveau quartier, une nouvelle enclave avec ses règles propres ? Et comment justifier que l’on cherche encore à développer et donc à étendre la ville?

PHILIPPE MADEC >
Avant tout, Saint-Nazaire offre à mon atelier deux occasions uniques d’innovation, d’ailleurs soutenues par la Région: 96 logements THPE ENR en VNAC pour le Crédit immobilier et le projet de La Vecquerie en construction industrialisée modulaire, économique et performante. Ces nouveaux emplacements comme La Vecquerie portent en effet le nom d’ « écoquartiers », mais ce n’est pas notre travail à proprement parler qui « fait » les écoquartiers. Pour moi, l’échelle pertinente, c’est celle de l’« écocité ». Même si nous pouvons, cette fois-ci avec Silene, travailler sur une masse critique intéressante à la Vecquerie, avec 160 logements, nous ne créons pas pour autant un « écoquartier », nous y participons. L’« écoquartier » nécessite en effet une prise en compte globale du territoire. Ce travail est en marche. Nous aurons un « écoquartier » lorsque l’aménagement complet du site sera achevé, lorsque le talweg sera devenu un espace public, lorsque l’opération placée sous la responsabilité du promoteur nantais Adi se tournera également vers le talweg, lorsque la petite place de stationnement des bus, située en partie haute, aura fait l’objet d’un projet urbain avec l’adjonction, par exemple, de quelques commerces... La mixité est l’une des conditions de l’écoquartier, au même titre que les prescriptions environnementales. Ne perdons jamais de vue que l’empreinte écologique de l’occupant d’un immeuble haussmannien travaillant au centre de Paris est meilleure que celle de l’habitant d’une maison passive qui utilise sa voiture pour se rendre à son travail.

PLACE PUBLIQUE > Changer l’habitat, c’est changer la vie?

PHILIPPE MADEC >
Attention, l’avancement vers le développement durable n’est pas toujours spatialisé. C’est avant tout la mutation des modes de vie qui nous permettra de répondre au « facteur 4 » , et non le simple fait de construire un nouvel écoquartier, aussi vertueux soitil. La Vecquerie est donc l’amorce pertinente d’un changement, avec de véritables proximités, des écoles, une crèche qui se construit, un bowling, une grande surface commerciale, mais une amorce seulement. Reste à donner à ce talweg une valeur d’espace public où pourront se côtoyer les piétons et les cycles. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons choisi d’implanter les immeubles collectifs dans la partie basse du site : certes pour des questions d’ensoleillement, mais aussi parce que ce talweg, qui a la même largeur que les Champs-Elysées, doit avoir un point d’accroche solide avec des façades extérieures qui vont s’allumer la nuit et un coeur préservé. Et puis sur un tel site, la proximité de la mer incite à choisir une implantation haute pour privilégier les vues, mais en s’implantant « haut en haut », on interdit aux autres d’exister et de gagner le lointain.

PLACE PUBLIQUE > C’est d’ailleurs la principale critique que l’on peut adresser aux écoquartiers : s’installer à l’intérieur d’un périmètre en soignant ses limites tout en oubliant ses voisins... Mais c’est un peu le lot de tous les « projets de quartier », depuis – au moins – les cités-jardins. Du reste, quel rapport entretenez-vous avec cette histoire, très riche à Rennes? Je pense au Rheu et à l’apport de Gaston Bardet, par exemple...

PHILIPPE MADEC >
Il y a une filiation, c’est indéniable, pas tant avec Bardet de mon côté qu’avec l’histoire des citésjardins, et même avec certains ensembles issus de la loi Loucheur. Tous ces quartiers qui jouaient déjà sur la mitoyenneté, les règles de voisinage, une certaine qualité du dessin des espaces publics, le soin apporté à l’implantation des maisons... Ebenezer Howard est l’un des pères d’une histoire que nous cherchons à prolonger aujourd’hui.

PLACE PUBLIQUE > Et que penser des plots d’habitations dans les bois de la Courrouze?

PHILIPPE MADEC >
Je m’interroge: aurons-nous, pour finir, de véritables « plots dans les bois » ? Enfin, on ira voir... Mais je pense aussi aux très nombreux projets distingués ces dernières années par des concours d’idées comme Europan: les maisons dans les bois, le bois habité, etc. Ces appellations sont traditionnellement reprises par les professionnels curieux, ouverts et intelligents comme Bernardo Secchi et Paola Vigano. On les retrouve aussi chez les paysagistes. Mais tous ne sont pas comme Alexandre [Chemetoff] : tous les bons paysagistes ne sont pas de bons urbanistes. Et j’entends souvent des paysagistes présenter leurs projets sous ce versant du jardin, de la ville comme un jardin. Le plan d’ensemble est vert, certes, mais quelle sera au juste sa réalité sensible une fois l’ensemble construit ? À la Courrouze, tout dépendra de la perception de la densité bâtie.

PLACE PUBLIQUE > Pensez-vous que ce sont les métropoles qui inviteront la Bretagne à prendre le tournant du durable?

PHILIPPE MADEC >
D’une manière générale, je critique fortement l’un des principes de l’aménagement du territoire français : des métropoles régionales reliées entre elles par de grandes infrastructures. Tous les flux sont donc ramenés vers les métropoles et on en oublie du même coup le territoire qui dès lors perd ses équipements : les écoles ferment, les hôpitaux aussi, les tribunaux, le train ne s’arrête plus... C’est une vision étatique, « Ponts et chaussées », qui entre en conflit avec les logiques locales. En France, lorsque l’on parle de « ville », on ne pense plus qu’aux métropoles, en l’occurrence Nantes-Saint-Nazaire et Rennes. La Bretagne a certes la chance d’avoir des villes qui jouissent d’une histoire, d’une identité et d’une taille critiques, mais l’urbanisation généralisée doit aussi pénétrer toutes les échelles de l’agglomération et ne plus négliger les villes moyennes et petites, les anciens centres du maillage territorial, et ce jusqu’aux bourgs. Nantes et Rennes ont su se construire une maîtrise d’ouvrage éclairée et lancer des projets urbains de valeur, mais ce n’est pas une raison pour laisser la croissance se déverser anarchiquement sur les territoires voisins. Dans le même temps, sur le strict plan d’un développement éco-responsable, certaines communes bretonnes de taille modeste n’ont rien à envier aux métropoles. Je dirais même que certaines d’entre elles sont pionnières et largement reconnues désormais comme exemples au-delà de notre région. Quand je regarde ce numéro de Biocontact, un petit magazine gratuit que j’ai pris au Naturalia du coin, je suis frappé: à côté de Bedzed, le quartier pionnier londonien, passage obligé, je ne trouve que des exemples de bourgs bretons ! Silfiac, dans le Morbihan, un éco-village de vacances, une école d’éco-habitat, une zone artisanale de proximité, un plan intercommunal, vélo-route et voies vertes, une station VTT, un plan communal de randonnée, une ferme éolienne, une épargne de proximité, un système d’assainissement par lagunage, etc. Et dans ce même numéro, on retrouve Langouët et ses 600 habitants, le lotissement des Courtils à Bazouges-sous-Hédé... Il n’y a quand même pas que la Bretagne en France! Même si la plupart des exemples français de ce périodique gratuit – qui tout de même tire à 230 000 exemplaires – sont... bretons ! Et encore, il manque Saint-Nolff, Boquého… Et nul ne peut douter que Rennes est l’exemple premier des Eco- Cités au sens défini par le ministère l’an dernier, avec Nantes.

PLACE PUBLIQUE > Le tournant du durable aura donc été pris d’abord par les campagnes...

PHILIPPE MADEC >
L’efficacité éco-responsable est certes liée aux métropoles mais seulement lorsqu’elles ont réussi à fédérer et révéler autour d’elles, ce qui est le cas de Nantes et Rennes mais pas de toutes les métropoles bretonnes. Il faudrait donc tracer une autre carte de la Bretagne où seraient indiquées toutes ces initiatives pionnières qui expriment une indéniable fibre écologique – parfois malgré l’ancienne sourde hostilité du monde paysan. Il n’y a pas de « petits projets » et toutes les échelles du territoire présentent un intérêt. C’est la leçon de Frampton et du « régionalisme critique ». Parmi ceux de ma génération, je suis peut-être celui qui aura mis le plus souvent les pieds à toutes ces échelles où j’ai rencontré beaucoup de gens exceptionnels. Je pense en premier lieu à Pierre Barbier, l’ancien maire de Plourin. Et puis ces lieux me sont familiers depuis toujours, je viens de Carantec, je viens de la mer... Ce que nous avions pensé à l’époque commence aujourd’hui à être entendu, mais pas toujours avec joie! D’autres régions emboîtent ce pas. Je travaille en ce moment avec la région Paca sur tout le val de la Durance, depuis Briançon jusqu’à Avignon, sur la chronotopie, sur les distances temporelles pertinentes et la localisation des services au sein d’un territoire donné, sur l’équité territoriale. Mais il y a aussi ceux qui ne veulent surtout pas entendre ce que je dis et qui sont, bien souvent, les élus des grandes villes. Soit ils sont parvenus à établir une relation apaisée avec leur territoire et ont compris que de nouveaux liens d’interdépendance allaient se tisser avec l’agriculture, soit ils sont restés sur l’idée qu’il n’existe point de salut hors des métropoles et ne veulent donc rien entendre.

PLACE PUBLIQUE > Et cette ligne de clivage passe parfois au sein d’une même équipe municipale...

PHILIPPE MADEC >
J’étais la semaine dernière à Grenoble à l’occasion de la 3e Biennale en faveur de l’Habitat durable pour un débat avec le maire, Michel Destot, le directeur général du WWF-France, Serge Orru, et ma collègue architecte Françoise-Hélène Jourda. Le maire y défendait mordicus le tram: j’ajoute des lignes et je fais converger tout le monde vers le coeur de la ville. Bref, le discours tenu par nombre de grandes villes autour de la mobilité douce. Mais je crois qu’il faut désormais adopter une autre vision du territoire. La mobilité détruit l’espace public. Trop de technique dans l’espace public l’empêche de tenir son rôle de lieu de convivialité, et trop de mobilité légitime l’inéquité territoriale: vous pouvez bien habiter là-bas puisque vous disposerez du tram pour venir travailler ici. Quel territoire pour moins de mobilité, pour la lenteur et la sédentarité? C’est sur ce type de questions que je travaille en ce moment. Il est utile de compléter le discours de la mobilité par celui de l’immobilité, au moins celui de la proximité, vers moins de mobilité contrainte.

PLACE PUBLIQUE > Il s’agit de l’« acroissance », que vous évoquez au fil de textes récents ?

PHILIPPE MADEC >
J’emprunte cette notion au socio-économiste Serge Latouche et je la préfère à la décroissance: je préfère ralentir, oui. Je me réfère à la slow city, un mouvement italien qui s’inscrit dans la filiation de la slow food, et dont s’inspire par exemple Cergy, une commune de la région lyonnaise – il ne s’agit pas de Cergy-Pontoise – dont le maire est proche du politiste Paul Ariès.

PLACE PUBLIQUE > Qui pour sa part est un partisan de la décroissance...

PHILIPPE MADEC >
En effet, mais je souscris à la notion de lenteur en essayant de penser un territoire qui serait enfin libéré de l’héritage des modernes, de l’héritage d’un Paul Delouvrier qui rêvait que la France ait le même taux de motorisation que l’Amérique. J’imagine un territoire où l’on pourrait vivre sans être amené à se déplacer quotidiennement. C’est à mon sens un bel enjeu d’avenir qui demande cependant beaucoup de courage politique: repenser l’équité territoriale.

PLACE PUBLIQUE > Vous devez poser un regard légèrement sceptique sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes...

PHILIPPE MADEC >
C’est toute la question du développement: en appeler à un ralentissement général n’implique pas que l’on se refuse pour autant à tresser du lien. Où se trouve la juste mesure locale face à l’impérieuse nécessité de participer au sauvetage global.

PLACE PUBLIQUE > Vous pensez à l’axe Saint-Malo – Rennes – Nantes – Saint-Nazaire?

PHILIPPE MADEC >
Il faut prendre en compte les équilibres généraux : 1 kilomètre de tramway = 20 millions d’euros. Que peut-on faire avec 20 millions d’euros ? D’une manière générale, je regrette l’hégémonie de la réponse technique à la question posée par la mobilité. Moins de mobilité ne signifie pas plus de mobilité du tout. Nous restons rivés sur l’association de pensée entre mobilité et liberté. C’est vrai dans les bourgs, mais dans les métropoles, mobilité ne rime plus systématiquement avec liberté et ramène trop souvent soit à la contrainte, soit à une forme de dépendance. Il faut rééquilibrer tout cela. Les liens seront toujours nécessaires, mais dans quels types de liens souhaitons-nous investir, voilà la question. Quant à l’axe Saint-Malo – Saint-Nazaire, les « deux Saint », c’est précisément ce type de questionnement que je souhaite mener à travers mon enseignement à la rentrée prochaine à l’Ensab. Oui, on peut travailler le long de cet axe, mais l’on peut également choisir de faire un pas de côté pour regarder fonctionner l’axe. Et cela me semble bien plus instructif. Comment vit-on à Redon? Quelle(s) relation( s) dois-je inventer avec cet axe pour bien vivre à Redon? Le territoire n’est pas la seule ressource, la population en est une aussi, et je préfère donc parler de terroir. Tout n’est pas spatialisé. Ce grand axe ne doit donc pas oublier tout ce qui l’entoure, sinon il finira par faire comme tous les autres grands axes: raccrocher une zone d’activités à une autre. Qui plus est, un tel axe fonctionne déjà aujourd’hui, à Bain-de-Bretagne, Derval, Nozay... L’épaisseur du territoire importe plus à mon sens que les grands axes qui le traversent. C’est toute la question de la « biorégion » qu’il faut désormais arrêter de concevoir autour d’axes et plus seulement à partir des métropoles.

PLACE PUBLIQUE > Inverser le « point de vue », des marges vers le centre?

PHILIPPE MADEC >
Tout à fait : si vous partez toujours du centre, vous finissez immanquablement par laisser en chemin des « territoires-poubelles ». Et puis il faut s’interroger sur les circuits courts, l’approvisionnement, la capacité des territoires à satisfaire les populations qui les habitent.

PLACE PUBLIQUE > Fabriquer la ville, c’est faire de la politique autrement, pour reprendre un célèbre slogan?

PHILIPPE MADEC >
Fabriquer la ville autrement, c’est forcément faire de la politique autrement ! Dans mon esprit, la ville de demain ne se situera pas aux antipodes de la ville contemporaine. Les transformations seront minimes, mais fondamentales. Nous n’avons ni le temps, ni les moyens, ni la matière, ni les ressources pour inventer une ville radicalement différente, ni à Rennes, ni à Nantes. Le contexte physique, le « stock » existant ne variera qu’à la marge, mais tout s’en trouvera un peu métamorphosé et en premier lieu les modes de vie. C’est du reste pour cette raison qu’en tant qu’architecte je m’intéresse autant aux questions liées à la vie quotidienne. Tous les imaginaires ne sont pas spatialisés, et les imaginaires comportementaux et financiers sont aussi prépondérants : partage et redécoupage des logements existants, vieillissement de la population et recomposition des familles, prise en compte du sentiment et des liens affectifs dans les rapports que nous entretenons avec les territoires... Voilà, me semble-t-il, des pistes d’avenir.

PLACE PUBLIQUE > Pensez-vous que les écoles d’architecture sont prêtes à incorporer ces nécessaires mutations du savoir et du savoir-faire des architectes ?

PHILIPPE MADEC >
L’attachement des écoles d’architecture aux questions formelles est somme toute logique. Qui, sinon elles, enseignera la mise en forme? Et au bout du compte, tout prend forme. Notre entretien a pris une forme qui l’a rendu communicable. Mais les écoles d’architecture doivent aussi faire preuve d’un nécessaire détachement face à ces questions formelles si elles prétendent ouvrir d’autres pistes de réflexion. Il faut donc redonner de l’importance à la parole dans les écoles, sans pour autant renouer avec le rejet excessif du dessin qui eut cours après 1968. Ceci dit, le débat est sur ce point-là relativement apaisé aujourd’hui : l’architecte tient définitivement un rôle majeur dans le processus participatif autour d’une opération d’urbanisme tout simplement parce qu’il sait dessiner. Mais il lui reste à apprendre à mieux parler !