Avec une situation stratégique au centre de la bande côtière chinoise, à l’embouchure du Yangzi Jiang, Shanghai est devenue très tôt un centre d’échanges économiques importants. Après les guerres de l’opium, les occupations étrangères en ont influencé l’urbanisme. Depuis les années 1950, Shanghai a connu de nombreux changements qui se reflètent dans la pratique de l’aménagement urbain . La grande révolution a marqué la ville par la construction de nombreuses infrastructures et de zones industrielles dans les banlieues proches, comme à Pengpu ou Dachang au nord ou encore Taopu à l’ouest.
L’adoption en décembre 1958 d’un plan d’urbanisme a permis de donner une autre dimension à cette stratégie. Sous l’influence des Britanniques, les autorités shanghaiennes décident de construire des villes-satellites dans une ceinture verte à une distance de 20 à 70 km du centre-ville. De nouvelles industries ont été intégrées aux nouveaux projets de logements et la création des villes-satellites a permis de dédensifier le centre de Shanghai.
Dès 1979, avec la fin du maoïsme, quatre zones économiques spéciales sont créées. Shanghai, au même titre que d’autres villes côtières, fait ensuite l’objet d’une attention particulière. Afin de soutenir l’activité économique, plusieurs zones spéciales de développement économique et technologique sont ouvertes (par exemple à Hongqiao, Minhang et Caohejing). Elles ont permis l’avènement d’une « économie de marché socialiste ». Au centre de cette ambition, les villes deviennent les moteurs de la croissance économique du pays. L’ouverture chinoise correspond aussi au mouvement général de mondialisation. Celui-ci s’accompagne de toute une série de restructurations territoriales qui met en avant l’importance des plus grandes villes, notamment celles situées à proximité de la côte.
Ce phénomène de métropolisation est généralement entendu comme un double mouvement. Le premier renvoie plutôt au processus interne de structuration de l’urbanisation sous l’effet des stratégies de localisation des ménages et des entreprises. La ville s’étale, favorisant l’apparition de nouvelles spécialisations territoriales et de nouvelles centralités. Shanghai n’échappe pas à ces restructurations spatiales qui laissent apparaître une ville à trois vitesses. L’espace central connaît un renouveau avec la remise en valeur du Bund par exemple et de nouveaux espaces se développent rapidement comme la zone de Pudong qui couvre 522 km2. Mais au même moment d’autres parties de la métropole sont largement ignorées.
La deuxième perspective est plus globale et insiste plutôt sur le développement d’un système de métropoles dans un contexte économique de concurrence généralisée. Ce binôme globalisation-métropolisation constitue finalement la substance même des grandes transformations des villes contemporaines. La métropolisation du territoire chinois passe par trois grandes métropoles qui rayonnent sur le monde et veulent atteindre le statut de ville globale. Tout d’abord, Hong Kong qui a profité de son statut de colonie britannique pour polariser un large espace notamment avec ses activités financières mais aussi logistiques. Ensuite Pékin avec son statut de capitale et dernièrement l’organisation des jeux Olympiques de 2008. Et, enfin, Shanghai, l’une des vitrines du gouvernement en matière d’ouverture vers l’extérieur.
Dans cette compétition internationale entre les villes du monde, la stratégie marketing shanghaienne s’appuie sur l’organisation de l’exposition universelle de 2010. Au même titre que les J.O. de 2008, cette manifestation symbolise l’ouverture de la Chine vers l’extérieur. L’Expo 2010 a débuté le 1er mai et se terminera le 31 octobre 2010 sur le thème « Better City, Better Life » (« Une meilleure ville, une meilleure vie »). Plus de 170 pays y participent et plus de 70 millions de visiteurs, principalement en provenance de Chine, sont attendus.
Ces dernières décennies, le modèle de gouvernance shanghaien a fortement évolué en s’ouvrant aux acteurs privés. Ce tournant néolibéral peut se lire dans l’espace urbain où des messages publicitaires omniprésents symbolisent la modernisation de Shanghai. Les grandes multinationales comme McDonalds, Pepsi, Visa ou encore KFC rappellent le poids des investissements étrangers dans la dynamique de la ville. La théorie des régimes urbains ou encore celle des coalitions de croissance avancent l’idée selon laquelle la gouvernance des villes est souvent caractérisée par un arrangement entre les acteurs publics et privés afin de favoriser la croissance économique. Alors que ces analyses ont émergé à partir des villes américaines, on peut l’appliquer au cas de Shanghai et parler de « coalition socialiste de croissance » même si le secteur public contrôle la majeure partie des ressources politiques et économiques.
L’organisation de l’Expo 2010 est l’un des objectifs de cette coalition socialiste de croissance. La ville de Shanghai garde le leadership de l’opération. Mais elle travaille avec les acteurs privés chinois mais aussi du monde entier. Dans cette perspective, alors que l’investissement total pour l’Expo 2010 est estimé à trois milliards de dollars américains, 43 % viennent de sources gouvernementales, 36 % d’entreprises privés et 21 % du secteur bancaire.
Le retentissement international de l’Expo 2010 est un instrument qui doit permettre de placer Shanghai sur la carte des grandes métropoles mondiales pour soutenir son attractivité économique, attirer de nouveaux investissements et assurer le développement de la coalition de croissance.
L’expo s’inscrit dans une stratégie générale qui vise à transformer le paysage urbain en faisant appel à des stars internationales de l’architecture, invitées à dessiner un nouveau front de gratte-ciel (skyline), ainsi qu’à une expertise internationale en matière de planification. L’inauguration, en août 2008, du Shanghai world financial center, la plus haute tour de Chine continentale (aujourd’hui le troisième plus haut gratte-ciel du monde après la Burj al-Arab à Dubaï et Taipei 101) illustre cette compétition entre les plus grandes métropoles asiatiques.
Le périmètre de la future exposition permet de renouveler les modes traditionnels d’occupation du sol de certains espaces centraux détenus par des grandes compagnies d’État et autres joint-ventures. Le site retenu entre les ponts Nanpu et Lupu, le long de la rivière Huangpu, se trouve au centre de la métropole shanghaienne et l’aire d’exposition couvre 5,28 km2. Sept compagnies provenant de différentes parties du monde ont pris part à une compétition organisée pour déterminer l’organisation et l’aspect général du site. La proposition adoptée est celle d’une compagnie française (qui incorporait des éléments de partenaires étrangers). Elle comprenait la construction d’un canal pour croiser les deux rives de la rivière et permettre de marquer le paysage urbain en signifiant la présence de l’exposition.
De plus, l’organisation de cette manifestation permet d’améliorer la capacité de management urbain de la municipalité, par exemple en accélérant les programmes de rénovation et de développement de nouvelles infrastructures à l’image de l’aéroport international et du réseau de trains Maglev à sustentation électromagnétique.
Le Maglev relie l’aéroport international de Shanghai Hongqiao au centre-ville. C’est la première exploitation mondiale de la technologie allemande de grande vitesse utilisant la lévitation magnétique pour atteindre 400 km/h. La construction de la ligne a débuté en mars 2001 et celle-ci est entrée en service en 2004. En janvier 2006, la municipalité a présenté le projet d’une nouvelle ligne entre l’aéroport de Hongqiao, celui de Pudong, la gare centrale-sud de Shanghai, le site de l’Expo 2010 et la ville de Hangzhou, à 200 km au sud-ouest, dans la province du Zhejiang. Cette extension approuvée en février 2006 devait être réalisée en 2010 pour 35 milliards de yuans (3,7 milliard d’euros). Mais de nombreuses protestations de riverains ont conduit à sa redéfinition.
Plusieurs milliers de personnes se sont mobilisées afin de dénoncer deux types de risques. Risques pour la santé publique d’abord: alors que les règles de prudence exigeraient une zone verte tampon d’au moins 150 m de chaque côté de la ligne, les autorités n’ont prévu qu’une distance d’une vingtaine de mètres des habitations. Les riverains craignent donc les risques d’éventuelles radiations électromagnétiques. D’autre part, les protestations ont mis en avant la possibilité d’une dépréciation des terrains et des immeubles proches de la ligne. Ces protestations peuvent être reliées aux mouvements de type Nimby (« Not in my backyard »: « Pas dans ma cour »). Dès le printemps 2007, la municipalité a suspendu son projet, puis en décembre, elle a proposé de limiter la vitesse du train en zone habitée et annoncé un nouveau tracé après deux semaines de consultation. Durant l’année 2008, le projet est resté au point mort, puis en mars 2009 une redéfinition a été officialisée. Le Maglev reliera les deux aéroports entre eux mais ne se rendra pas à Hangzhou. Cette liaison sera assurée par une ligne de train à grande vitesse (utilisant une technologie traditionnelle) déjà en construction.
Ce renoncement des autorités publiques illustre bien la capacité de groupes de citoyens à influencer les démarches de planification urbaine. Les effets du syndrome Nimby face au Maglev sont à relier à l’émergence d’une classe moyenne urbaine capable de comprendre les enjeux d’aménagement et de se mobiliser afin d’influencer le contenu des projets: les mobilisations ont été particulièrement importantes dans l’arrondissement de Minhang, une nouvelle banlieue pour « cols blancs » située dans le sud de Shanghai. Dans cette perspective, l’exemple chinois du Maglev révèle les mêmes difficultés qu’en Occident à réaliser le tournant participatif en matière d’urbanisme. Dès lors, les mobilisations Nimby sont souvent l’unique chance pour les citoyens d’influer sur les décisions d’aménagement. La situation de Shanghai tend à se rapprocher du modèle occidental. Avec l’émergence de nouveaux dialogues avec la sphère privée et la société civile au sein de l’appareil du Parti, la coalition socialiste de croissance évolue. Toutefois, ce mouvement se limite à une certaine élite.
L’illusion de l’idéal collaboratif dans la planification urbaine chinoise renvoie surtout à l’exclusion des mingong (travailleurs migrants de statut rural) des forums de la planification. Alors qu’ils sont les piliers du développement de la ville, ils sont largement marginalisés et ne bénéficient pas des mêmes droits que les autres shanghaiens. Au-delà de l’aspect potentiellement explosif de cette situation, cela souligne la nécessité d’ouvrir les systèmes de gouvernance locale chinoise sans laquelle une véritable planification harmonieuse ne peut être envisagée.
La Chine n’échappe pas à la mode mondiale en faveur du développement durable. Ainsi à l’occasion de l’adoption du 11e plan quinquennal (2006-2010), l’assemblée populaire nationale a insisté sur l’aspect qualitatif de la croissance économique, notamment du point de vue social et environnemental. Le plan propose un nouveau modèle de développement économique, fondé sur une utilisation plus efficace des ressources, et souligne la responsabilité des administrations territoriales dans la mise en oeuvre de ces objectifs. La formulation d’un modèle chinois de planification urbaine pourrait donc passer par ce concept de développement harmonieux qui permettrait de faire la synthèse entre l’approche chinoise et les différentes influences occidentales.
Dans la métropole de Shanghai, le projet d’écocité à Dongtan focalise l’attention. Dongtan est un projet de ville écologique qui, comme le Maglev, était censée voir le jour pour l’Expo 2010. Cette éco-cité serait située sur l’île de Chongming, au milieu des marais, à l’embouchure du Yangzi Jiang au nord de Shanghai. Construite sur 86 km2, la ville compterait initialement entre 50 000 et 80 000 habitants, mais il est prévu que 500 000 personnes s’y seront installées en 2050. Confrontée à des pénuries d’énergie et à une pollution récurrente, la Chine testerait avec Dongtan la construction d’une écoville, conçue en tant que telle dès le départ. Cette méthode permet de mettre en place, grandeur nature, les dernières innovations techniques et urbanistiques en termes de production d’énergie verte, d’isolation, de circulations douces notamment.
La société britannique Arup a élaboré la planification de cette ville nouvelle en s’inspirant de l’éco-village anglais appelé Bedzed (Beddington zero energy development). Situé dans la banlieue sud de Londres, il fonctionne sans énergies fossiles et sans rejets de CO2. Toutefois, le projet de Dongtan se heurte à de nombreuses critiques. En effet, de vastes étendues marécageuses sur la pointe sudest de l’île, classées réserve naturelle, sont une étape migratoire pour des oiseaux rares (les spatules à face noire notamment). Des professionnels de l’Institut d’urbanisme de l’université Tongji à Shanghai s’interrogent ainsi sur la pertinence du choix du site, alors même que des terres restent à développer dans les districts de Pudong et Nanhui, à l’est de Shanghai. Le directeur de l’Institut, Zhao Min, indique: « Je suis contre ce projet comme la plupart de mes collègues ici ». Les critiques se concentrent sur le système de drainage à mettre en place, de même que sur la complexité des fondations à construire. Par ailleurs, les experts notent que l’empreinte écologique du projet reste importante (2,2 ha par personne), que la mixité sociale n’est pas réelle ou encore que les transports vers le centre-ville de Shanghai ne seront pas suffisants.
Alors que les plans ont été dessinés en 2005 et que les travaux devaient commencer fin 2006, le chantier n’a toujours pas démarré. L’objectif d’un début de réalisation pour 2010 a été abandonné et alors que la société censée réaliser les travaux n’a plus les droits sur les sols, l’agence britannique Arup, qui a conçu le projet, indique qu’il n’y a pas d’horizon précis pour la réalisation de l’écocité. Il semblerait que le projet ait perdu son principal supporter lorsque Chen Liangyu, le chef du parti communiste à Shanghai, a été condamné à la prison en 2006 après un scandale de corruption. La crise économique qui s’est déclenchée en 2008 a sûrement porté le coup fatal. Dongtan fait même la démonstration des désillusions qui peuvent accompagner cette mode du développement durable. Aujourd’hui seules quelques éoliennes et quelques serres ont été réalisées et servent d’alibis à ceux qui défendent encore le projet. Toutefois un pont à haubans de 10 km ainsi qu’un tunnel sont déjà en cours de construction et annoncent donc l’inévitable accélération de l’urbanisation de l’île. En bordure du site de Dongtan, des tours d’habitations sont déjà occupées. L’environnement et le développement durable ont bien entendu été utilisés comme outil marketing mais rien dans ces constructions ne semble véritablement durable
Par ailleurs, comme pour éviter le même type de protestation qu’avec le Maglev, les populations locales semblent avoir été largement exclues du projet, la plupart des paysans installés sur le site de Dongtan ignorent même son existence. Cette confidentialité vis-à-vis des riverains renforce l’idée que Dongtan a surtout été un exercice de communication. D’une part, la large médiatisation à l’échelle internationale a permis de promouvoir l’expo 2010 et d’autre part de soutenir le développement de la société Arup qui connaît un fort développement de ses activités en Chine. Finalement cet exercice de propagande a permis aux autorités publiques de détourner l’attention des véritables enjeux d’un développement urbain durable à Shanghai.
Le concept de développement durable a toutefois permis de développer une synthèse avec les influences occidentales. Elle est formulée par la formule de l’« urbanisation harmonieuse » qui pourrait devenir le nouveau paradigme chinois en matière d’urbanisme. L’idée de développement ou de société harmonieuse a été avancée en 2004 lors de la 4e session plénière du 16e Comité central du PCC comme un nouvel objectif à atteindre. D’ailleurs après Nairobi (2002), Barcelone (2004) et Vancouver (2006), Nankin a accueilli la quatrième édition du Forum urbain mondial des Nations Unies, du 3 au 6 novembre 2008, avec pour thème: « Urbanisation harmonieuse: les défis d’un développement territorial équilibré ». L’organisation de cet événement s’inscrit dans la même lignée que le thème de l’Expo 2010 de Shanghai.
Les caractéristiques de cette approche chinoise de la planification prennent en compte les apports occidentaux, mais laissent encore apparaître de nombreuses interrogations qui remettent en cause le caractère véritablement harmonieux des villes chinoises. Sur le plan de l’harmonie économique, de nombreuses questions restent en suspens afin d’assurer le bon fonctionnement des mécanismes du marché, notamment les marchés fonciers et immobiliers. Sur le plan de l’harmonie environnementale, face aux dimensions de la dynamique d’urbanisation, il convient de porter une attention particulière à la protection des ressources naturelles et agricoles. De même, la modernisation des espaces urbains devrait s’effectuer dans le respect du patrimoine architectural et urbain. Plus généralement, le développement et la reconfiguration des villes ne doit pas oublier certains espaces, notamment les franges métropolitaines, afin de ne pas renforcer les effets de la polarisation spatiale. Sur le plan de l’harmonie sociale, l’émergence d’une approche collaborative pose la question des inégalités sociales et des demandes de réformes politiques. Le développement des métropoles s’accompagne, presque mécaniquement, d’un renforcement des inégalités sociales, ce qui renvoie principalement aux millions de mingong qui sont marginalisés. De plus, les déplacements de population dans le cadre de projets immobiliers donnent lieu à de nombreuses expropriations souvent sources de conflits. Dans un contexte de forte spéculation immobilière, beaucoup de nouveaux logements neufs restent vacants alors que les anciens résidents ou encore les mingong qui les ont construits ne peuvent les occuper.
Dans ces conditions, l’importance des logiques de polarisation socio-spatiale pourrait devenir explosive si elles continuaient à être ignorées. Plus généralement, la construction d’une société harmonieuse suppose le développement de nouveaux mécanismes démocratiques. Nous pouvons imaginer que « la direction du PCC joue un rôle de médiateur et d’arbitre entre les intérêts et les aspirations de groupes socioéconomiques disparates5 », mais seule l’organisation d’élections libres ou encore l’émancipation des comités de résidents permettraient une véritable participation des citoyens aux mécanismes de planification. L’idéologie officielle de l’urbanisation harmonieuse est ainsi dès aujourd’hui mise à l’épreuve de l’urbanisation massive. Au-delà du fossé qui peut exister entre théories et pratiques, l’avenir nous indiquera quelle est l’épaisseur de ce concept: correspond-il à la formulation d’un paradigme chinois ou sert-il juste à offrir de nouveaux éléments de langage pour masquer la persistance des pratiques traditionnelles comme peut le démontrer l’échec du projet de Dongtan? Ce défi pour la planification urbaine chinoise est important car, en l’absence de villes harmonieuses, une société harmonieuse ne sera probablement pas possible.