Rennes à la peine,
Nantes s’envole
Le poids de l’histoire et la dépendance à la trajectoire sont deux principes bien connus des économistes-géographes. Les effets positifs procurés par l'agglomération des activités se renforcent au fur à mesure que l'agglomération grandit jusqu'à un point où les congestions urbaines apparaissent. Ce que montrent les résultats théoriques et notamment depuis les travaux du prix Nobel Paul Krugman, c'est que lorsque des effets positifs de l'agglomération existent, alors tous les territoires ne gagnent pas. L'inégale répartition des activités économiques et, par conséquent des écarts de visibilité, d’attractivité des territoires, sont des conséquences du laisser-faire et des forces de marché.
Rennes et la Bretagne, aidés par Pierre Marzin1, ont bénéficié d’une dynamique d’agglomération vertueuse dans les années 1960 et probablement pendant une trentaine d'années. À la suite de l’installation du Cnet à Lannion (Centre national d’études des télécommunications), de l'installation de l'École nationale supérieure des télécommunications à Brest, du renforcement du pôle universitaire scientifique et industriel de Rennes, la Bretagne s’est retrouvée favorablement dotée pour l’émergence d’un secteur des télécommunications.
Profitant pleinement du mouvement de réaménagement des territoires puis des différentes lois de décentralisation, les industries, la recherche et l'enseignement supérieur bretons sont alors dominés par des acteurs publics. Cela veut dire que les décisions stratégiques, le recrutement, les mobilités, les projets, les partenariats sont souvent centralisés ou à tout le moins très hiérarchisés. Avec cette organisation où de puissantes directions régionales dominent le territoire est devenu formidablement riche de ses ingénieurs et de ses innovations technologiques.
La configuration spatiale de cette industrie bretonne des télécommunications, principalement dans les 1980 et 1990, est très étoilée. Un coeur fort concentre les acteurs publics de l’industrie, de la formation et de la recherche; une périphérie, plus diffuse, est constituée par de petites organisations qui ont grandi dans l'ombre ou en soustraitant pour les plus grands. Souvent sous perfusion très largement publique, les projets sont nombreux et la culture de la prise de risques est très peu présente. Après tout, le marché du Minitel était acquis. Aussi, Rennes et la Bretagne des télécommunications sont des territoires où l'on administre, on pense, on forme et on développe des produits très (trop?) souvent destinés au marché public hexagonal. Le rapport Alain Minc-Simon Nora de 1977 sur la télématique aura, à son niveau, fixé les ambitions nationales et mis à l'unisson l'ensemble des acteurs de la filière bretonne. Les technopoles et les villes ont consacré cette configuration en accordant une attention toute particulière aux acteurs majeurs de la filière. Il faut comprendre ce passé pour expliquer le présent.
L'histoire nantaise est tout autre. En fait, Nantes n'a pas de passé particulier dans le secteur des télécommunications. C'est une ville historiquement commerciale, peuplée de négociants et naturellement ouverte. Elle est dédiée au commerce et a développé une industrie en rapport avec les échanges. Elle est par nature plus foisonnante. On pensera à la construction navale évidemment, héritage industriel d'une sombre période coloniale. Les entrepôts, les quais, l'esprit d'entreprise marquent encore aujourd'hui le territoire nantais. Le savoir, la connaissance, la recherche ne sont aucunement prioritaires dans cet univers de marchands.
Ce développement tous azimuts a eu un avantage. L'absence de secteurs dominants, organisés autour de quelques acteurs publics eux-mêmes très puissants, a permis la coexistence de centres de décision et d’organisation de taille plus petite. En termes de rayonnement et d'attractivité, le secteur de la technologie, entendu au sens le plus large possible est un secteur parmi d’autres. Ni plus ni moins. Cela a été particulièrement vrai jusqu'au tout début des années 2000, jusqu'à ce qu'une économie locale portée par, et majoritairement tournée vers les services, croise le numérique.
Les récents travaux que nous venons de publier sur la résilience des territoires technologiques donnent un éclairage aux futurs possibles.
Dans une compétition mondiale pour les capitaux, la connaissance et les marchés, la résilience se définit comme la capacité d'un territoire technologique à ne pas s'éteindre avec le cycle de vie du produit et des services qu'il produit ou qu'il contribue à produire.
Aujourd'hui, l'économie numérique est très largement une économie de standards (les mobiles, les systèmes d'exploitation, les modèles d'affaire, les technologies, les infrastructures numériques…): celui qui gagne, c'est celui qui impose son standard. Cela vaut pour la firme, pour l’industrie et pour le territoire qui les héberge. Par exemple, les standards de l'Internet sont aujourd'hui très largement pensés et produits à partir de la Silicon Valley californienne.
À y regarder de plus près, ce qui caractérise le mieux ce territoire, à l’avant-garde depuis près d’un siècle, c’est sa capacité à conjointement exploiter des technologies sur les marchés mondiaux tout en maintenant une très forte capacité collective à pousser la recherche et l’exploration. La porosité entre les frontières académiques, les start-up mais également les mastodontes du web comme Google ou encore Facebook favorisent l’exploitation immédiate des meilleures idées, modèles d’affaire, technologies sur le marché monde.
Et c’est devenu essentiel. Les produits à forts contenus technologiques ont des cycles de vie très courts condamnant les industries qui les pensent et qui les fabriquent à l’innovation continue et souvent ouverte. L’incertitude est aussi beaucoup plus forte et notamment parce que les consommateurs sont plus versatiles, s’habituent à l’abondance, à la gratuité, sont infidèles aux marques, font et défont des produits ou des services par bouche-à-oreille. C’est ce contexte, précisément, qui impose de l’agilité, de la diversité et de la souplesse tant du point de vue de l’organisation qu’au niveau de la filière, qu’au niveau du territoire. Et à ce jeu, les forces d’hier sont peut-être les faiblesses d’aujourd’hui et les handicaps de demain. En effet, la résilience ne peut s’envisager que sous des conditions structurelles précises.
Ce que nous avons montré, c’est que lorsque la structure, qui d’une certaine façon constitue l’invisible force ou faiblesse collective du territoire relevait plutôt d’une situation (a), alors la tendance au verrouillage des pratiques et des représentations était latente. Entendons-nous: cela ne signifie aucunement qu’il ne se passe rien sur le territoire, ni rien de créatif. Cependant cette périphérie exploratoire est très éclatée, faiblement maillée et finalement marginale au regard du poids des acteurs historiques du coeur.
Au fond, le conformisme peut souvent l’emporter sur le créatif et les comportements disruptifs. Des territoires, mais également des organisations sociales ou productives, sont souvent verrouillés dans cette configuration.
Pour le dire autrement, il peut y avoir un foisonnement d’idées et de bouillonnement à la périphérie de la structure, mais ces pratiques, ces signaux et parfois cette cacophonie ne se diffusent pas ou très mal au coeur du réseau. Avant tout, ce qui marque ces structures, ce sont des rentes de situation, acquises, héritées, reproduites. Elles dominent le coeur du réseau et des questions d’intermédiation, de culture, de confiance, de prise de risque sont souvent invoquées pour expliquer cette absence ou cette faible porosité entre les communautés. Pour reprendre un mot de David Stark, sociologue de l’innovation à Columbia, la dissonance ne fait pas sens. Non, plus justement, on ne cherche pas de sens dans la dissonance.
Les choses sont différentes dans un réseau résilient (b). Le coeur est constitué, c’est une condition nécessaire de la performance et de la visibilité sur des marchés, mais en revanche la périphérie exploratoire est bien mieux connectée à ces acteurs. Les idées, concepts, représentations circulent plus facilement entre les différentes catégories d’acteurs. En d’autres termes, c’est la configuration qui permet le meilleur compromis entre la diversité et la cohésion. Les territoires résilients sont à la fois en mesure d’imposer des standards sur des marchés compétitifs mais laissent également la place aux nouvelles pratiques de telle manière que de l’air frais irrigue continuellement la structure.
Les deux villes et n’en déplaise à ceux qui prônent la coopération, qui l’affichent et qui en font la promotion, sont en compétition frontale pour et par le numérique. Et cela avec des stratégies différentes.
Le territoire nantais ne souffre pas d’une dépendance excessive à son passé technologique et cela a permis depuis une vingtaine d’années au moins, de faire mûrir un projet de territoire qui aujourd’hui se cristallise dans le Quartier de la création. Une place pour les industries de la création, de la culture mais aussi pour les services numériques. Cela passe par une croyance, aujourd’hui reprise par la ministre de l’Innovation et de l’Économie numérique Fleur Pellerin: regrouper, concentrer et fabriquer un cluster fait sens. Ce n’est jamais aussi simple et la proximité géographique présente bien des ambivalences, mais cela présente au moins l’avantage d’incarner le projet de territoire pour les acteurs des différentes filières. Ils s’approprient ainsi plus facilement les pratiques connexes.
L’université, les scènes musiques actuelles, la cantine numérique, des start-up, les ateliers… tout ce petit monde coexiste désormais sur un bout de l’Île de Nantes. Cela se voit, cela se sait, cela se montre. Aujourd’hui, Nantes et les différentes communautés qui alimentent ce collectif sont des acteurs d’une périphérie éclatée qui peu à peu constituent un coeur par densification des relations. Nantes n’est pas un territoire résilient, il n’en possède pas les propriétés structurelles et surtout son assise recherche est fragile, mais il acquiert peu à la peu la légitimité sur les industries de contenus, de la création et sur les services web et numériques.
Le projet rennais, tel que nous le comprenons à travers notre modèle, est plus diffus. L’histoire du territoire pèse de tout son poids sur les choix ou les non-choix qui sont faits aujourd’hui. Les initiatives numériques sont nombreuses mais elles manquent parfois de cohérence et surtout d’inscription dans le temps long. Sans compter que les lieux et les personnes sont particulièrement dispersés. Le principe du parcours est à privilégier pour découvrir la Rennes numérique et créative. Comme si au fond, le coeur suffisait et qu’une stratégie territoriale et numérique fût secondaire.
Risqué, très risqué, dans un régime de concurrence internationale où la visibilité compte plus que tout et où les réels gagnants seront peu nombreux. C’est à ce titre, que Rennes est à rapprocher d’une configuration du territoire ossifiée avec une périphérie riche et bruyante mais un coeur qui, au fond, l’écoute par à-coups. Sur le segment des services numériques et les contenus créatifs, c’est-à-dire sur ce que l’on va mettre dans les tuyaux, Rennes est à la peine alors que Nantes s’envole et l’écart peut se creuser vite.
Dans ce jeu où les forces du marché et les esprits entrepreneuriaux sont structurants, l’acteur public peut jouer deux rôles. Renforcer l’existant, le coeur, et mettre en avant ses pépites, parfois ternies, ou se concentrer sur la périphérie de la structure. Il faut pour cela une vision, parfois de l’agressivité et une stratégie d’ensemble pour mettre le tout en musique. Il faut accepter les risques associés aux nouvelles pratiques, à des nouveaux comportements et les assumer. Est-ce dans les gênes du territoire rennais ? Sans doute plus dans ceux du territoire nantais.