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Dossier
#28
Rennes, une éternelle cité du livre ?
RÉSUMÉ > Et si l’attachement de Rennes à l' imprimé plongeait ses racines dans un terreau très ancien, fondé sur la certitude de la supériorité de l’écrit sur l’image ou l’objet ? C’est l’hypothèse défendue ici, preuves à l’appui, par l’historien Gauthier Aubert. Notre collaborateur s’interroge également sur les relations compliquées que la ville entretient avec les musées depuis le 18e siècle. Là encore, la préférence accordée au livre dans les milieux intellectuels rennais pourrait expliquer bien des choses.

     Partons d’un constat qui n’a a priori rien à voir avec les livres : au siècle des Lumières, si propice à l’éclosion d’institutions culturelles en province, Rennes ne fait pas partie des villes de France qui ont connu l’ouverture d’un musée. Elle diffère en cela de Besançon, La Rochelle, Nîmes, Arles ou encore Dijon, par exemple. De même, les cartes des collections privées notoirement ouvertes au public au 18e siècle – et que l’on pourrait appeler des « protomusées » – montrent une certaine timidité rennaise en la matière. Seule les collections (scientifiques) du président de Robien émergent au milieu d’un quasi-désert1.

     Il n’est certes pas évident de comprendre le pourquoi d’une telle situation, singulièrement dans le cas d’une ville comme Rennes qui ne peut passer pour une ville sans relief culturel. La capitale bretonne compte en effet nombre de personnes cultivées, et, outre Robien, elle est aussi la ville de La Chalotais, l’homme qui a, entre autres choses, inventé l’expression « éducation nationale ». Derrière ces monuments, d’autres personnages moins connus attestent de l’existence d’un milieu intellectuel relativement dynamique. Au cours du 18e siècle, la ville voit d’ailleurs émerger une bibliothèque semi-publique (celle des avocats), une société d’agriculture (la première de France), une école de chirurgie, un cours de mathématiques, une école de dessin, une autre d’ingénieur, une chambre de lecture, ou encore des loges maçonniques. C’est aussi à cette époque qu’elle devient universitaire en accueillant la faculté de droit, auparavant à Nantes. Mais pas de musée, ou ce qui pourrait en tenir lieu.
    Il n’est pas évident de saisir une absence et sans doute celle-ci ne saurait s’expliquer par un facteur unique. Parmi ceux qui semblent probables, évoquons un possible déficit de patriotisme urbain, qui nuit à l’affirmation d’un évergétisme citadin à la mode italienne (N.D.L.R. : pratique consistant, pour les notables, à faire profiter la collectivité de leurs richesses). À Rennes, les élites sont bretonnes, et, pour elles, la capitale du vieux duché est d’abord une ville théâtre du pouvoir à laquelle ils ne s’attachent guère. Or, pour qu’il y ait musée, il faut aussi qu’il y ait au moins un peu d’amour de sa ville. À cela peut s’ajouter une certaine indifférence à l’idée de publicité de la culture et du savoir. Car il y a en Bretagne en général et sur les bords de la Vilaine en particulier des collectionneurs, mais ils ne semblent pas soucieux de faire connaître leurs merveilles au « public ». Seul Robien échappe à cette réalité, mais il faut dire que l’homme entretient des réseaux jusqu’au coeur du Paris savant, et vit de fait à l’heure de cette nouvelle Rome.

     Mais il est peut-être un autre paramètre, plus profond que ceux évoqués. Étudiant la naissance des premiers musées dans la France provinciale d’avant la Révolution, l’historien de l’art Édouard Pommier remarquait que pour qu'apparaisse ce type d’institutions caractéristiques du Siècle des Lumières, il fallait avoir « renoncé au dogme traditionnel de la supériorité du livre sur l’objet2 ». De manière connexe, d’aucuns ont d’ailleurs pu remarquer que l’image avait longtemps été dominée par l’écrit3. La question qui se pose alors est de savoir si les Rennais des Lumières étaient particulièrement attachés à l’écrit, au savoir et à la culture livresque ? De fait, on l’a dit, la ville abrite une bibliothèque, celle des avocats, qui peut tenir lieu, bon an mal an, de bibliothèque publique. Parallèlement, le président de la Bourdonnaye-Montluc, autre figure des Lumières rennaises, envisage un moment de créer une bibliothèque publique pour le clergé. Autant d’éléments qui nous mettent sur la piste de l’attachement sensible des Rennais au livre, que d’autres indices confirment. En scrutant, grâce aux inventaires après décès, ce que les gens ont chez eux, il apparaît que les groupes sociaux qui constituent le socle des élites locales privilégient sensiblement le livre comme outil de culture primordial. De là, en comparant l’investissement en peintures et gravures d’une part, et l’investissement en livres d’autre part, il apparaît nettement que la bibliothèque est plus importante que la galerie. Seuls, parmi les élites bretonnes ici considérées (cf. graphique), les négociants – essentiellement nantais et malouins – se distinguent du fait d’une part réduite consacrée aux livres, sans pour autant que les images dominent. Chez les ecclésiastiques et les avocats, véritable coeur de la cité – à défaut d’en être la tête –, l’investissement en livre est notoirement premier.

     Ainsi, Rennes, capitale provinciale au temps des Lumières, présente-t-elle le visage d’une ville du livre car c’est une ville de magistrats, d’avocats et d’ecclésiastiques et que le négoce y pèse bien peu. La Révolution ne mettra pas fin à cette situation. Au siècle suivant, les gens du livre continuent d’y tenir le haut du pavé : magistrats, avocats et ecclésiastiques – renforcés progressivement par les universitaires – jouent toujours un rôle prépondérant dans la définition de la tonalité urbaine.
    Cette réalité demeure longtemps sans doute, et seules les mutations sociologiques profondes de la seconde moitié du 20e siècle semblent avoir conduit à une inflexion. Inflexion, et non rupture cependant si on songe que, par exemple, la ville de Rennes se distingue parmi les grandes villes de France par quelques absences qui ne sont qu’en apparence étranges, comme de n’avoir ni musée d’histoire de la ville, ni muséum d’histoire naturelle. À l’ombre du Parlement restauré, le dogme de la supériorité du livre ferait-il de la résistance ?