Une perspective nationale
Rennes est souvent accusée de peser trop lourd dans la géographie de la Bretagne, comme le rappelle Yves Morvan (lire page 25). Nous avons donc comparé le poids des différentes préfectures régionales dans leurs régions respectives, en se limitant aux régions de France métropolitaine compte tenu de la configuration insulaire de nos régions d’Outre-Mer et en éliminant le cas particulier de Paris.
La comparaison est basée sur les découpages permettant de rendre compte au mieux du poids réel des capitales régionales. Pour le poids démographique, on a privilégié l’aire urbaine, c’est-à-dire l’espace des principales migrations domicile-travail. Dans une aire urbaine, 40 % au moins des actifs vont travailler dans le pôle d’emploi principal (d’après l’INSEE). Cet espace des migrations alternantes quotidiennes est celui qui traduit de manière la plus parlante la puissance réelle d’une agglomération. Dans le cas de Rennes, ce vaste espace de navettes compte 690 000 habitants (en 2012). À titre indicatif, les aires urbaines de Nantes et de Brest font respectivement 898 000 et 315 000 habitants.
Le choix de l’aire urbaine permet de ne pas minorer le poids des capitales par rapport à des calculs basés sur a population de la commune (moins de 210 000 hab.), de l’agglomération bâtie en continu (dite unité urbaine) (318 000 hab.) ou encore du territoire institutionnel de « Rennes Métropole » (421 000 hab.). Le choix de l’espace de référence le plus large (l’aire urbaine) doit permettre d’éviter le grief d’avoir cherché à minorer le poids des capitales régionales.
Pour l’emploi, nous avons également choisi l’espace le plus significatif qui est aussi le plus vaste, à savoir la zone d’emploi définie par l’INSEE comme l’espace où la plupart des actifs résident et travaillent.
Une première comparaison simple montre que la Bretagne fait partie des régions où le poids démographique de l’aire urbaine de la préfecture régionale est plutôt faible (infographies 1 et 2). On s’aperçoit que la Bretagne occupe le 14e rang sur 21 régions métropolitaines de province selon ce critère. Son classement serait encore plus bas si on avait intégré l’Outre Mer.
L’aire urbaine de Nantes pèse plus lourd dans les Pays de la Loire (un quart contre un cinquième de la population régionale). Dans huit régions, la capitale regroupe plus d’un tiers de la population et même plus des deux-cinquièmes en Midi-Pyrénées (Toulouse) et Alsace (Strasbourg). Inversement, seules cinq régions de province ont une préfecture pesant moins que Rennes qu’en Bretagne. On ne peut donc affirmer que Rennes soit surdimensionnée selon cet indicateur.
On pourra bien entendu toujours considérer que c’est quand même trop en établissant notamment le parallèle avec le poids de Paris en France dont l’aire urbaine concentre 19,4 % de la population de France métropolitaine. Ce poids est légitimement considéré comme écrasant comparé à la plupart des grands pays développés (Royaume-Uni compris). Il y a toutefois une telle différence d’échelle qu’elle fait perdre toute signification à la transposition sans précaution d’un déséquilibre national à un contexte régional. On ne peut en effet raisonnablement comparer une aire urbaine de 12 341 000 habitants (Paris) à celle de Rennes, 18 fois moins peuplée. Ces deux organismes urbains sont absolument sans commune mesure.
On fera même observer que des métropoles régionales plus puissantes sont le meilleur moyen de contrebalancer le poids de la région-capitale dans la géographie nationale : ce n’est pas en voulant limiter le développement de Rennes qu’on résorbera la prééminence absolue de Paris en France, au contraire.
Les régions vont changer en 2016, leur nombre passant de 22 à 13 en métropole : quel sera à l’avenir le poids des futures capitales dans leur région ? La question est particulièrement intéressante pour la Bretagne dans la mesure c’est l’une des cinq régions (sur 22) ayant échappé aux fusions (carte page suivante). On pourrait logiquement s’attendre à ce que la capitale bretonne pèse désormais davantage dans sa région que dans les nouvelles entités appelées à regrouper deux ou trois régions actuelles. Or, force est de constater que Rennes conservera un poids tout à fait standard, au sein d’un groupe regroupant la moitié des futures régions où le poids de la capitale restera cantonné entre 17 et 23 % (infographies 3 et 4 ). Trois préfectures régionales continueront à peser bien davantage : Marseille, Ajaccio et Lyon. Ainsi, la Bretagne ne se distinguera toujours pas par une capitale exagérément développée.
Pour mesurer le poids économique des bassins des capitales régionales, nous avons pris comme indicateur la masse salariale de leur zone d’emploi, autrement dit le montant de l’ensemble des salaires versés (valeur 2015). Nous avons rapporté cette somme au total des salaires versés dans la région. Le résultat montre des valeurs supérieures au poids démographique pour les raisons avancées par Yves Morvan : tissu économique et profil socioprofessionnel conduisent à y verser des salaires plus importants qu’ailleurs (infographie 5 et 6).
Concernant la Bretagne, on constate qu’elle occupe à nouveau le milieu du tableau, avec même davantage de régions où la zone d’emploi préfectorale pèse plus que l’inverse. Rennes fait moins d’un tiers de la richesse régionale. Son poids économique est comparable à celui de Dijon en Bourgogne. On pourra objecter que c’est plus que celui de Lille dans le Nord-Pas-de-Calais ou de Marseille en PACA, mais là encore il faut raison garder et ne pas considérer comme exactement symétrique le cas de villes plus que millionnaires (en habitants) dont la masse salariale de la zone d’emploi excède largement celle de Rennes (1,6 milliard) avec 2,2 milliards à Lille et 2,8 à Marseille. On observera en outre que parmi les régions actuelles, certaines se caractérisent par un poids économique de leur capitale autrement plus considérable puisque la ZE de Toulouse distribue près des deux tiers des salaires de la pourtant vaste Midi-Pyrénées tandis que l’inattendue Limoges en concentre plus de la moitié. Bordeaux (Aquitaine), Clermont-Ferrand (Auvergne) ou Rouen (Haute-Normandie) approchent également la moitié.
En fait, la contestation de la domination de Rennes en Bretagne ne résulte pas seulement de son poids démographique ou économique supposé excessif. Elle est aussi le fruit du dynamisme démographique persistant de la moitié sud-est de la Bretagne depuis une génération alors que la moitié nord-ouest voit sa population stagner.
La géographie de la Bretagne est aussi responsable de la mise en cause de la prédominance de Rennes, capitale située à l’extrémité orientale de la région si bien que sa tutelle sur la Basse-Bretagne et le Centre Bretagne peut paraître pesante et lointaine. La perception d’une capitale régionale de surcroît bien mieux reliée à Paris (et Roissy) que le reste de la région vivant mal sa périphéricité ainsi que l’opposition culturelle entre Bretagne bretonnante et Haute-Bretagne avivent les tensions et renforcent les critiques à l’adresse de Rennes, vue comme une sorte de petit Paris. Son dynamisme économique suscite des jalousies compréhensibles, notamment de la part des villes moyennes et de Brest sa rivale.
Le réseau urbain breton se caractérise pourtant par le poids également modeste de son aire urbaine la plus peuplée (Rennes) par rapport à sa dauphine immédiate (Brest).
Pour mesurer si un territoire est dominé par sa capitale, on calcule un indice de primatie en divisant la population de la plus grande ville par celle de la deuxième. L’indice de primatie de la France métropolitaine est ainsi de 5,57 (l’aire urbaine de Paris pèse près de six fois celle de Lyon, 2e agglomération française). Cet indice est de 3 en moyenne dans les pays développés. Quand il est supérieur à 5, le réseau urbain national est considéré comme très déséquilibré.
On peut faire le même calcul par région. Or, le rapport de taille démographique entre les aires urbaines de Rennes et Brest est de 2,2, situant une fois encore la Bretagne dans la moyenne (12e rang sur 21), au même titre que Pays de la Loire (Nantes et Angers), Nord-Pasde-Calais (Lille et Douai-Lens) ou Haute-Normandie (Brest et Le Havre) (infographie 7). Certaines régions se caractérisent par un déséquilibre autrement plus spectaculaire : Toulouse pèse onze fois plus que Brive-laGaillarde, 2e agglomération régionale, Clermont-Ferrand près de six fois plus que Vichy et Bordeaux quatre fois plus que Bayonne-Anglet-Biarritz !
Inversement, les géographes ont longuement débattu des avantages et inconvénients des réseaux urbains régionaux bipolaires comme Rennes et Brest : avoir deux villes de taille équivalente (rapport proche de 1) comme la Corse (Ajaccio et Bastia), la Lorraine (Nancy et Metz), le Centre (Tours et Orléans) ou Poitou-Charentes (Poitiers et La Rochelle) aura été source d’âpres rivalités sinon de paralysie et fait regretter à certains l’absence de métropole régionale incontestée comme Lyon ou Lille.
En se fondant sur l’observation des débats parlementaires et régionaux déclenchés par la réforme de la carte régionale, certains géographes estiment que les régions ont tendance à exagérer l’enjeu de leur capitale. Notre pays est si centralisé et tellement polarisé par Paris qu’on s’imagine que l’impact du statut de capitale régionale sur son développement et sur les écarts consécutifs de croissance au sein de la région sera analogue à ceux observés entre la capitale et la province. Mes collègues évoquent une « culture inconsciente » où la préfecture régionale serait « à l’image de Paris en France ». Dans la plupart des États fédéraux, ni la capitale du pays (Washington, Canberra, Ottawa, Berne, Bonn avant la réunification…) ni les capitales des différents États ne sont généralement les plus grandes villes. Le faible niveau de décentralisation institutionnelle (même après la réforme actuelle) devrait nous ôter toute inquiétude. Qui savait que la capitale de Champagne-Ardenne n’était pas Reims mais Châlons-en-Champagne ? Cette préfecture régionale a-t-elle pour autant connu une croissance fulgurante ? Certes, les futures régions seront plus grandes et donc les administrations plus étoffées. Mais vu les économies d’échelle attendues – qui devraient normalement diminuer le personnel – et le partage de certaines fonctions entre plusieurs villes régionales – envisagé dans sept régions –, cet effet sur la croissance différentielle des territoires devrait être réduit. La portée du statut de capitale sera surtout d’ordre symbolique. Ainsi, si jamais la capitale de Bretagne retournait à Vannes ou si la réunification de la Bretagne ou sa fusion avec Pays de la Loire devaient un jour ôter à Rennes son statut de préfecture régionale au profit de Nantes, les conséquences ne seraient pas dramatiques.