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Dossier
#38
Une capitale régionale entre pouvoirs
et partenariats
RÉSUMÉ > L’influence d’une capitale régionale se mesure aussi à travers des indicateurs économiques. Croissance, emploi, richesse : autant de paramètres qui permettent de dessiner le portrait de la métropole en insistant sur les liens à l’œuvre avec les territoires voisins. À cette aune, explique Yves Morvan, Rennes joue un rôle essentiel en Bretagne, à travers les pouvoirs – réels – qu’elle concentre et les partenariats – nombreux – qu’elle suscite.

     Rennes est-elle en Bretagne ? Question qui peut sembler saugrenue, tant l’histoire et la géographie ont donné à Rennes la place qu’on lui connaît au sein de la région armoricaine. Et pourtant, question qui n’est pas innocente quand on entend les critiques qui sont avancées ici ou là… Pour certains, Rennes est « ailleurs » : puisqu’elle prétend jouer dans la « cour des grands », cette ville, qu’on a souvent considérée comme une « ville d’État », s’est coupée de Bretagne, tant elle est tournée vers Paris et le monde… Pour d’autres, si Rennes est bel et bien en Bretagne, la capitale, par son poids, domine tellement la péninsule, qu’elle a brisé l’organisation régionale, détruit un sacro-saint « aménagement équilibré du territoire » et même « joué contre l’intérêt de sa région ». Pour ces « anti-métropolistes », la solution est alors simple : il faut faire l’économie d’une métropole égoïste comme Rennes, prédatrice de toutes les fonctions, en répartissant ses activités et fonctions sur tout le territoire régional. Ce qui ne pourrait que flatter la volonté égalitariste de quelques dessinateurs de cartes de synthèse…

     En fait, on sait combien les territoires régionaux sont devenus interdépendants, voire complémentaires. Pour caractériser la place de la capitale régionale au sein de la région armoricaine et tenter d’évaluer ses capacités d’attraction, de diffusion, voire de répulsion dans ses relations avec les autres territoires bretons, on est vite conduit à analyser le rôle de Rennes en termes de « pouvoirs » dominants. Fonction de capitale oblige. Mais il doit aussi s’analyser en termes de partenariats et d’échanges avec les territoires environnants. Ainsi, ici, on retiendra que la place de Rennes en Bretagne se définit de trois façons : par ses fonctions de commandement, par son pouvoir de polarisation de forces régionales et par sa capacité d’animation.  

     Consacrée politiquement « capitale régionale », il n’est nullement étonnant que siègent à Rennes les administrations déconcentrées de l’État (civiles, militaires, juridiques…) et la plupart des institutions régionales. Dans le même temps, la ville abrite bon nombre de grands organismes (Météo France, Insee, CNRS, France 3 Ouest, Inra, SNCF…) ainsi que les sièges sociaux d’importantes entreprises (Le Duff, Yves Rocher, OuestFrance, Groupama, AGF, Banque Populaire de l’Ouest, Ubisoft…) : avec ses milliers d’emplois salariés publics et privés, Rennes domine ainsi le paysage décisionnel de la région.  

Une polarisation des forces régionales

    Comme toutes les « villes-capitales », Rennes se caractérise par une forte accumulation de population : la ville accueille 6,5 % de la population de la région (et 21 % de la population du département). Simultanément, la part des emplois fournis par Rennes (aujourd’hui 10,3 % des emplois de la Bretagne et 30 % des emplois du département) ne cesse de croître.

     Ce pouvoir de concentration est encore plus fort si on se situe au niveau de Rennes Métropole : avec ses 43 communes, cette communauté accueille 13 % de la population de la région (et même 23 % pour les 15-24 ans) et fournit 18 % des emplois bretons. La croissance de la population de Rennes Métropole s’est effectuée à un rythme bien supérieur à la moyenne régionale (+ 1,1 % par an, contre 0,7 %, entre 2007 et 2012). On a là une concentration qui n’est toutefois pas exceptionnelle : pas de quoi déséquilibrer une région ! C’est encore bien peu par rapport au cas de Nantes Métropole (16,6 % des habitants de la région des Pays de la Loire), ou surtout de Lyon, Bordeaux ou Toulouse au sein de leurs régions respectives : on est bien loin du spectre de la « cathédrale construite dans le désert » !

     Le noyau dur des communes autour de Rennes ne cesse d’attirer : si on se situe cette fois au niveau de l’aire urbaine de Rennes (c’est-à-dire de l’aire qui comprend les communes dont au moins 40 % de la population active est attirée par ce noyau), on note que celle-ci ne cesse de s’élargir au gré des années (+ 51 % d’habitants entre 1980 et 2014), réunissant désormais plus de 21 % de la population bretonne, sur près de 200 communes, et 24 % des emplois régionaux, allant même jusqu’à aspirer des populations actives des départements voisins. Et quand la Bretagne enregistre une perte nette d’emplois salariés privés, entre 2007 et 2012, cette dixième grande aire urbaine française en terme .

     La polarisation autour de Rennes se confirme si on mesure maintenant la masse des salaires versés : se situant cette fois au niveau de la zone d’emploi, et en ne considérant que les emplois concurrentiels, hors administrations publiques (Acoss et Ursaff, 2014), on calcule que la zone rennaise, avec 24 % de la population régionale et 26 % des emplois, génère 31 % de la masse salariale régionale perçue au lieu de travail. De 2007 à 2012, cette masse a crû plus vite (+ 7 %) qu’au niveau régional (+ 4,5 %). Ces performances s’expliquent largement par l’importance et le degré de qualification élevé des personnels (près de 40 % des cadres fonctionnels métropolitains de Bretagne, le tiers des chercheurs régionaux…).

     Tout cela peut paraître impressionnant. Mais il faut rappeler, là encore, que d’autres métropoles françaises pèsent de façon encore plus forte au sein de leur région, comme Toulouse, Bordeaux et même Nantes. Et rappeler aussi qu’à la différence de bien d’autres régions, la Bretagne possède plusieurs autres zones d’emploi fortes, rééquilibrant ainsi le territoire régional, avec Brest bien sûr (13 % de la masse salariale des emplois concurrentiels), mais aussi Lorient, Vannes ou Saint-Brieuc (chacune de ces zones assurant entre 7 à 8 % de cette même masse).

     À partir du nombre d’emplois et l’importance de la masse salariale, et malgré l’absence de données précises sur le PIB rennais, on peut calculer que Rennes Métropole représente de l’ordre de 31 % du PIB breton (et de 76 % du PIB du département), proportions qui sont encore inférieures à celles qui sont constatées dans les autres grandes métropoles françaises.  

     Il est clair que Rennes a contribué au renforcement d’une certaine polarisation de forces démographiques, économiques, scientifiques, culturelles, parce qu’il était nécessaire de regrouper des facteurs nombreux et diversifiés afin de créer un écosystème favorable au développement. D’où son statut de « métropole » consacré par la loi… Mais le fait que ces grandes villes puissent être des locomotives du développement régional reste encore discuté, souvent pour des raisons purement politiques, quand elles ne sont pas idéologiques. Une certaine doxa à la mode voudrait même que les métropoles, en aspirant toutes les forces régionales, freinent l’essor régional et condamnent au déclin tous les territoires périphériques. Ne risque-t-on pas de refaire à l’échelle des régions ce que certains, souvent bien à tort du reste, reprochent à Paris ? Qu’en est-il ?

     En premier lieu, l’importance de cette polarisation doit être tempérée : il existe, en Bretagne, et beaucoup plus que dans d’autres régions, un ensemble de villes moyennes qui « polarisent » aussi autour d’elles ; elles connaissent souvent des taux de croissance démographique supérieurs à ceux de la ville de Rennes, montent en gamme d’innovation et assurent d’importantes fonctions « métropolitaines » (formation supérieure, recherche, services de haut de gamme…). Parfois aussi, c’est même dans des villes de moindre taille (Dinard, Roscoff, Lannion, Fougères, Saint Pol de Léon…) ou dans des petits bourgs ruraux ou des lieux spécialisés (Pleubian, Malestroit…) qu’on trouve des ensembles de recherche-développement, des nurseries numériques ou autres structures d’innovation.  

     En second lieu, le développement de Rennes ne s’oppose pas nettement à celui de la région. Parce qu’on ne se situe plus dans cette ancienne géographie administrative des sites urbains sagement emboîtés les uns dans les autres et liés entre eux par des relations verticales, faites d’autorité et de commandements, suivant une hiérarchie bien structurée par la distance, allant du bourg à la capitale, en passant par le chef-lieu de département. Aujourd’hui, la société ne fonctionne plus de la sorte : les territoires sont de plus en plus interdépendants, entretenant entre eux d’intenses relations, constituées par des réseaux horizontaux discontinus qui s’enchevêtrent (et qui sont d’ailleurs plus développés en Bretagne que dans bien d’autres régions) ; avec les révolutions de la communication, la métrique traditionnelle des distances y perd de son pouvoir organisateur. De façon générale, on se situe plutôt dans la perspective d’une dynamique de « percolation interactive » qui anime l’écheveau des relations : à partir d’un centre, les flux d’innovations, les services, les idées et autres effets de dynamisation ruissellent, souvent par des chemins inattendus, et, en retour, les forces des périphéries viennent renforcer les capacités du centre : l’importance des liens l’emporte sur le poids des lieux.

     De façon plus précise, dans cette perspective, le pôle de Rennes, en position de charnière au sein de ces relations faites de réciprocités, assure des fonctions d’animation qui se manifestent de plusieurs façons.  

Une porte d’entrée à l’international

     Tout d’abord, du fait des fonctions internationales qu’elle développe (accueil de firmes étrangères, insertion des chercheurs dans des réseaux européens et mondiaux, infrastructures de transport vers l’extérieur, partenariats avec des villes étrangères, présence de consulats, centre de congrès, foires…), la place de Rennes contribue largement à projeter la Bretagne dans les réseaux internationaux et constitue un relais désormais important dans la mondialisation. Au regard de nombreux critères (investissements internationaux, présences d’acteurs étrangers…), elle est la plus « internationalisée » des zones d’emploi régionales.

     Pour autant, elle ne pourrait jouer ce rôle de relais sans s’appuyer sur l’ensemble des compétences de toutes les autres collectivités de la région, sur leur image et sur leurs politiques d’attractivité. Et réciproquement : dans cette perspective de percolation interactive, les talents se renforcent mutuellement.  

Une offre d’équipements et de services

     Par ailleurs, les équipements rennais (santé, culture, formation, sport, transport…) rayonnent bien au-delà de la ville, tandis que la capitale bretonne, grâce à sa capacité à développer de services de tertiaire supérieur (conseil, finances, expertise, brevets, main-d’œuvre très qualifiée…), secrète de plus en plus les gisements de croissance dont les entreprises aux alentours ont besoin pour assurer leur essor.  

     De surcroît, on peut considérer l’agglomération rennaise comme une machine à distribuer des salaires (et aussi des impôts) : du fait de la mobilité des actifs et de la déconnexion qui existe entre leur lieu de travail et leur lieu de résidence, les revenus métropolitains irriguent les territoires proches, et même parfois au-delà des limites départementales (ou même régionales). Les sommes distribuées aux « navetteurs » entretiennent une importante économie présentielle dans leurs communes de résidence et y suscitent d’incontestables effets multiplicateurs de revenus et de demandes.

     Grâce à sa base productive importante, on peut aussi considérer l’agglomération rennaise comme une machine à créer ou à soutenir des emplois. Il en va ainsi à partir de l’ensemble des commandes publiques et privées émanant des acteurs de la capitale bretonne (dans le BTP, par exemple) ou des achats et investissements assurés à l’extérieur par les habitants de la métropole. Idem pour les dynamiques créées à partir des pôles d’entraînements technologiques de toutes sortes développés ces dernières années (pôles de compétitivité, B-Com, plates-formes technologiques, incubateur Emergys, Rennes Atalante, pôle cyberdéfense, réseaux de transfert des biotechnologies…). Il en va toujours ainsi à partir des formations universitaires rennaises qui, en se délocalisant ou en participant à l’essor de nombreux sites (Saint-Malo, Vannes, Fougères…), ont dynamisé maints territoires… Il en va enfin ainsi à partir des importantes relations de co-traitance et de sous-traitance que les entreprises rennaises entretiennent avec de très nombreuses sociétés régionales.

     Il faut toutefois noter, par rapport à ce dernier point, que les « effets d’entraînement » amont et aval des activités métropolitaines rennaises sur leurs territoires environnants, à partir des activités contemporaines dominantes (électronique, exploitation du numérique, des biotechnologies…), sont beaucoup plus faibles que ceux des activités industrielles d’hier (l’automobile, par exemple). En majeure partie parce que ces nouvelles activités mettent en jeu moins de composants que les anciennes activités. Ou parce que les activités « high-tech » d’aujourd’hui pratiquent moins l’externalisation de leurs fonctions que les activités manufacturières d’hier.  

     Enfin, quand on mesure l’ensemble des relations qui unissent les grandes aires bretonnes, entre elles ou avec des pôles extérieurs (Insee et Agences de développement, 2014), on constate que l’aire rennaise, espace d’intermédiation de nombreux réseaux bretons qui s’empilent, connecte 50 % de ces flux régionaux, en tant que réceptacle de flux importants et en provenance de la quasi-totalité des autres aires urbaines… Ces flux concernent, outre les importantes migrations domiciletravail à l’intérieur de l’aire rennaise ou avec les aires voisines, les migrations résidentielles des étudiants et des retraités (44 % du total des relations), les relations entre les sièges des firmes et leurs établissements (50 % des relations), les transferts d’établissements (39 % des relations, où on constate que Rennes laisse partir plus d’établissements qu’elle n’en capte).

     Rennes est bien en Bretagne. Pour remplir son rôle de capitale, elle concentre des forces régionales. Même si, parfois, c’est au-delà de ce qu’il serait nécessaire pour que fonctionne une métropole. Elle anime le tissu régional et percole activement. Même si ce n’est pas autant qu’on pourrait le souhaiter pour assurer un mythique « rééquilibrage » des territoires. Mais, en tout cas, si ne miser que sur Rennes pour entraîner le développement régional reste insuffisant, ne pas miser sur l’« effet métropolitain » rennais pour animer la croissance de la Bretagne serait très grave : l’inscription de Rennes dans le tissu régional conditionne son succès, tout comme elle conditionne celui de la région.