ses classes à Rennes
Dans la fraîcheur de ce matin d’automne, on presse le pas pour arriver à l’heure à l’école. Liza Jacq, l'institutrice, appelle les enfants : « poent mont er c’hlas, bugale ! ». Nichée dans le quartier du Blosne à Rennes, entourée de barres d’immeubles et d’une petite prairie herbeuse, l’école Diwan démarre la journée au rythme de la langue bretonne. Ici, on parle, on lit, on compte en breton. Avec 146 élèves de la petite section au CM2, c’est l’une des plus grandes écoles Diwan de Bretagne. Non loin de là, de la maternelle au lycée, d’autres enfants entament leur journée, dans des classes bilingues bretonfrançais de l’enseignement public et privé. Aujourd’hui, avec plus de 700 élèves , Rennes est la ville de Bretagne qui scolarise le plus d’enfants en breton.
Étrange chemin parcouru. Comment cette grande ville bourgeoise et administrative, éloignée de la zone bretonnante, s’est-elle progressivement approprié le breton, autrefois langue des ploucs et des paysans, comme l’une des composantes de son identité, voire comme un marqueur essentiel de son ancrage régional ?
Emmanuel Roy, jeune quadragénaire, élève ses deux garçons en breton. Tous deux sont scolarisés en filière bilingue à l’école publique Liberté. Emmanuel n’est pourtant pas né à Rennes, ni même en Bretagne. Il a grandi dans la région parisienne et a appris le breton « dans cette autre grande ville bretonnante qu’est Paris », par attachement à cette langue parlée par sa grand-mère finistérienne. Il est arrivé à Rennes il y a plus de dix ans : « pour moi, sourit-il, venant de Paris, c’était forcément un mieux comme ancrage identitaire. J’étais très content de pouvoir enfin vivre la Bretagne et non plus la fantasmer. Je savais aussi que dans la tête de certains Finistériens, Rennes c’est déjà Paris. Mais dans mon sens, c’était déjà pas mal. »
Comme tant d’autres bretonnants, Emmanuel Roy a d’abord fréquenté assidûment les cours du soir de breton à Skol an Emsav , un pôle d’enseignement du breton créé dans la ferveur militante des années 1970 à Rennes. Depuis sa création, Skol an Emsav (l’école du mouvement breton) propose des cours du soir à un public de retraités ou de jeunes actifs. Mais il est surtout devenu l’un des grands pôles de formation en breton pour adultes, à l’instar d’autres structures basées à Quimper, Landerneau ou Ploemeur. Ici, des jeunes gens pour la plupart en recherche d’emploi, viennent apprendre le breton en formation accélérée, afin d’être à même de le parler couramment 6 mois, voire 9 mois plus tard. La formation fait un tabac, certains candidats sont même sur liste d’attente. Ces stagiaires ont fait le choix d’apprendre cette langue afin de pouvoir l’utiliser dans leur vie quotidienne et surtout professionnelle. Parmi eux, beaucoup de futurs enseignants. En revanche, explique Gwenvaël Jequel, diligent directeur de Skol an Emsav, « très peu de parents viennent prendre des cours. Ils considèrent que ce sont leurs enfants qui font le travail de réappropriation du breton, et cela leur suffit. »
Skol an Emsav n’est pas le seul endroit où l’on pratique la langue bretonne à Rennes : l’Office de la langue bretonne a également pignon sur rue. À l’Université aussi, on parle et on étudie le breton : un cursus de breton existe à Rennes 2 depuis la fin du 19e siècle, quand fut créée la première chaire de celtique en Bretagne. Plus de 200 étudiants y sont inscrits chaque année.
À observer ces jeunes brittophones, bien dans leurs baskets, vivant dans cette grande métropole, on en oublierait presque que Rennes est avant tout une ville de la Haute-Bretagne. Et qui dit Haute-Bretagne dit aussi pays gallo. Cette cité fut probablement, dans un premier temps, une sorte d’îlot francophone, au milieu d’un territoire majoritairement gallésant : « le français a en effet pénétré la société par le biais des classes sociales dominantes, notamment par la concentration d’une certaine aristocratie au Parlement de Bretagne et d’une grande bourgeoisie qui vivait principalement dans les grandes villes », explique Philippe Blanchet, professeur en sociolinguistique à l’Université de Rennes 2. « En même temps, il ne s’agissait pas réellement d’îlots francophones parce que, jusqu’au début du 20e siècle, il n’était pas possible d’être monolingue francophone en Bretagne, sinon on se coupait de la communication avec 80 % de la population ! » On l’ignore souvent, mais le breton n’est pas la seule langue régionale de Bretagne : le gallo, cette langue romane issue du latin, parlée dans la partie est de la Bretagne, compte environ 200 000 locuteurs, à peu près autant que pour le breton à l’ouest de la Bretagne. Une sorte de frontière linguistique court approximativement de Plouha au nord, à l’embouchure de la Vilaine au sud. Elle a évolué au cours des siècles et le dernier tracé fut établi en 1886 par l’ethnologue celtisant Paul Sébillot. On parle donc plutôt français et gallo en Haute-Bretagne, et plutôt français et breton en Basse-Bretagne. D’origine provençale, mais vivant à Rennes depuis plus de 30 ans, Philippe Blanchet s’intéresse de près à la diversité linguistique et n’a eu de cesse d’étudier la situation conjointe du breton et du gallo, notamment en Haute-Bretagne. Il a pu observer le lent processus de revalorisation des langues régionales à partir des années 1970 : « aujourd’hui, il y a une espèce de reconnaissance symbolique de la valeur culturelle et de la valeur – je n’aime pas trop le mot identitaire — d’appartenance à une communauté sociale. Alors qu’il y a 50 ans, le breton était la langue de la honte – et je ne vous parle pas du gallo, c’était encore pire – c’est devenu aujourd’hui du politiquement correct. Et comme Rennes est la capitale administrative et la plus grande ville de Bretagne, cela s’est évidemment produit ici aussi. Très fortement », conclut-il. Dès 1978, en effet, c’est à Rennes qu’est créée la deuxième école Diwan de Bretagne, quand la première avait démarré un an plus tôt à Ploudalmézeau. Même topo en 1982 lorsque la circulaire Savary autorise la création de classes bilingues dans l’enseignement public : après SaintRivoal, dans le Finistère, c’est à Rennes que s’ouvre une classe bilingue en 1983, à l’école Liberté.
Aujourd’hui, on croise donc çà et là à Rennes, nombre de personnes qui parlent breton. Mais c’est parfois l’affaire d’un tout petit monde. « Oui, admet Gwenvaël Jequel, le directeur de Skol an Emsav, je connais pratiquement tous les bretonnants de Rennes. On appartient à une communauté, comme les locuteurs de gaélique à Belfast ou à Galway. Mais ce n’est pas un crime d’appartenir à une communauté, non ? ». Il espère néanmoins voir cette petite communauté s’élargir, grâce au succès actuel des formations longues. « C’est sûr que c’est un petit monde, sourit Emmanuel Roy. Mais ça peut avoir un côté bien sympathique aussi ». À son arrivée à Rennes, ce Breton d’adoption avait été un peu frustré par la difficulté à rencontrer des brittophones hors de la salle de classe : « le seul bain linguistique, c’est celui que proposent les cours. D’où ce développement d’un breton des villes, rennais ou autre, qui se développe en vase clos parce qu’il n’est pas innervé par un bain linguistique représentatif des différents parlers. C’est parfois un peu frustrant. ».
Dans le but de rendre l’existence de la langue bretonne plus visible, la Ville de Rennes a récemment décidé de modifier certaines plaques de rues et de places. La Place des Lices se nomme désormais aussi Plasenn al lisoù et Rue Victor Hugo, Straed Victor Hugo. Emmanuel Roy s’enthousiasme de cette nouvelle signalétique : « La visibilité du breton dans l’espace public, c’est essentiel ! Il y a un côté symbolique qui est très important ». Certains militants réclament aussi que la signalétique de la future ligne de métro soit entièrement bilingue, comme c’est par exemple le cas sur la ligne de tramway Luas5 , à Dublin. Durant quelques mois, la conseillère municipale à la diversité linguistique, Ana Sohier, a réuni dans un groupe de travail des associations qui militent en faveur de la langue bretonne. Suite à ces travaux, une feuille de route en faveur du breton sera votée au Conseil Municipal courant novembre. De nouveaux panneaux de rues français-breton verront le jour à Rennes, d’ici la fin du mandat et les supports de communication, comme les cartons d’invitation pour Les Transmusicales, seront entièrement bilingues.
Une telle politique en faveur du breton, sans prise en compte de l’autre langue régionale qu’est le gallo, ne semble pas troubler Ana Sohier : « le monde change, la société change. Les bretonnants sont nombreux à Rennes. Il y a une vraie demande sociale en faveur du breton », explique-t-elle. Elle rappelle que la Ville soutient financièrement les associations gallésantes mais pas question en revanche d’adopter une signalisation trilingue français-breton-gallo à Rennes : la polémique dure depuis longtemps et les militants en faveur du gallo ne l’entendent pas de cette oreille (lire l’entretien avec Bertràn Obrée ci-contre). Philippe Blanchet, professeur à l’Université de Rennes 2, est favorable à la multiplication des panneaux de rues bilingues dans le centre-ville. « Que l’on écrive Ti-kêr6 sur la mairie de Rennes, cela ne me pose aucun problème ! Le fait que ce soit écrit en breton permet de casser l’idéologie du monolinguisme français. En plus, Rennes est la capitale de la Bretagne. Le breton est l’une des langues de la Bretagne, donc, dans la capitale, il y a du breton. Mais j’aimerais bien que ça soit aussi écrit en gallo. Il n’y a pas de raison que ce le soit uniquement en breton. ». Il cite l’exemple de la Catalogne, où les Catalans cherchent à imposer leur langue aux Valenciens : « dans plusieurs situations, on voit les militants des langues régionales reproduire les phénomènes de domination contre lesquels ils prétendent se battre », rappelle-t-il.
Et si Rennes regardait ailleurs, histoire de se donner de nouvelles idées ? À Bayonne, par exemple, les panneaux sont trilingues français-basque et… gascon ! Car jusqu’au début du 20e siècle, c’est surtout le gascon que l’on parlait dans cette ville. Puis, de nombreux Basques de l’arrière-pays vinrent s’y installer tout au long du siècle dernier. Ainsi cohabitent aujourd’hui ces trois langues, auxquelles viennent aujourd’hui s’ajouter les langues des migrants.
Dans quelques jours, du 2 au 21 novembre 2015, de nombreux Rennais, brittophones ou non, viendront fouler le parquet de l’un des plus gros festoù-noz urbains de Bretagne, Yaouank. On y vient pour danser, écouter de la musique, mais pas seulement. Emmanuel Roy y retrouve « un des seuls moments dans la vie rennaise où justement il y a un côté village. Où tout à coup, pendant toute une soirée, je rencontre un bretonnant tous les 10 mètres. Je finis par y aller plus pour ça que pour la musique ou la danse ! ». La langue crée du lien.