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Contributions
#29
Pierre Herbart, le dandy qui libéra Rennes
RÉSUMÉ > Pierre Herbart (1903-1974) joua un rôle de premier plan dans la libération de Rennes sous le nom de « Le Vigan ». L’histoire officielle l’a plus ou moins escamoté. Aucune rue ne porte son nom. Pensez donc ! Écrivain, dandy, homosexuel, cocaïnomane, mécréant, désinvolte… le personnage n’entre pas dans les schémas convenus. Il ne cadre pas avec l’esprit rennais bien pensant. Le temps est venu, peut-être en guise de réhabilitation, de raconter en puisant à quelques sources inédites1 la curieuse aventure d’Herbart à Rennes entre mai et août 1944, épisode parmi d’autres dans la vie tumultueuse d’un écrivain de très haut vol.

     L’homme qui débarque à la gare de Rennes en cette fin mai 44 est un parfait inconnu. La ville dévastée par la guerre est à demi-déserte. C’est la première fois qu’Herbart met les pieds en Bretagne. Le Vigan, c’est son nom de guerre, arrive ici avec une mission de première importance et un titre de délégué « général » du Mouvement de libération nationale (MLN) pour la Bretagne. Cela le fera bien rigoler plus tard d’apprendre que par glissement de langage on lui affuble le vocable pompeux de « Général » Le Vigan, grade d’opérette qui lui est évidemment étranger.

     Le MLN est né au début de cette année 44, fédérant plusieurs mouvements de la Résistance non communiste, dont Combat et surtout Défense de la France auquel appartient Herbart. Vite, ses dirigeants viennent de nommer Herbart chef de la Résistance en Bretagne car au début du mois de mai les principaux membres du réseau breton du mouvement dont son chef Maurice Prestaut, dit « Patro », et son adjoint Pierre Héger, dit « Le Gall », ont été arrêtés à Rennes par la faute d’un militant inexpérimenté2. Il est urgent de remplacer Prestaut, parce que le débarquement est imminent et qu’à l’instant crucial de la Libération par les Alliés la Résistance doit jouer un rôle majeur. Membre de Défense de la France, Herbart qui jusqu’à cette date a surtout agi dans le Sud pour soustraire des jeunes au Service du travail obligatoire se trouve propulsé à Rennes avec la casquette de grand chef.

     À la descente du train, sur le trottoir de l’avenue Janvier, un jeune résistant, Maurice Delarue3, va à la rencontre d’Herbart. Il n’oubliera jamais cet instant : « je vis approcher un homme svelte, de bonne taille, au pas à la fois vif et ondoyant, le front dégarni, avec, comment dire ? Un sourire aigu dans le regard. Je lui donnais la quarantaine. Ce qui en lui me frappa le plus, c’était une élégance décontractée, une désinvolture que le provincial que j’étais jugea en lui-même très « parisienne » – trop peut-être… Il portait un costume de bonne coupe et d’une qualité de tissus étonnante pour l’époque, et un noeud papillon que je lui vis toujours par la suite et qui attirait l’oeil comme un dangereux signe distinctif ».
    Maurice Delarue, qui dresse ainsi le portrait de l’étrange visiteur, est né en 1919 du côté d’Antrain. Il est pion au lycée de Rennes et étudiant à la faculté des lettres quand la guerre éclate. Engagé très tôt dans le mouvement Défense de la France sous le nom de « David », il est en ce mois de mai l’un des rares rescapés du coup de filet qui vient de décimer la Résistance à Rennes. Le Vigan charge aussitôt Delarue « David », devenu son plus proche agent de liaison, de trouver de nouvelles recrues.

Les trois missions du « délégué général »

     Reconstituer et armer un réseau alors décapité, telle est la première mission dont est investi le mystérieux Le Vigan. Ce n’est pas tout. Il doit aussi « le moment venu » substituer aux autorités de Vichy de nouvelles personnes nommées par de Gaulle et les installer dans leur poste de préfets et de maire. « Le moment venu », cela veut dire au moment précis, à la minute même, qui précédera l’entrée des troupes alliées dans Rennes. Car cette action « militaire » résistante est sous-tendue par un enjeu politique : doubler les Américains afin qu’ils ne s’emparent pas du pouvoir à la place de la Résistance. Troisième mission de Le Vigan : faire éditer à Rennes le premier journal libre du pays, à savoir Défense de la France, titre paraissant clandestinement depuis 1941 et qui deviendra après guerre France Soir. Pourquoi Rennes ? Pour le symbole. Parce que l’on se doute qu’après le débarquement à venir, la capitale de la Bretagne sera la première grande ville de France à être libérée du joug allemand. Précisons tout de suite que de ces trois missions Herbart sut, en l’espace de trois mois, s’acquitter parfaitement.

     Il nous faut revenir sur le trottoir de l’avenue Janvier en cette fin mai 1944. Et faire connaissance avec Maurice Delarue, de son nouveau patron : « Il s’exprimait en phrases courtes et nettes (…) Il interrompait son propos de brefs silences accompagnés de coups d’oeil interrogateurs où brillait un brin d’ironie ». Peu après les deux hommes se retrouvent au pied d’une statue dans le parc du Thabor. Là, le jeune Delarue est « sidéré » quand il voit Le Vigan sortir de sa poche une carte Michelin et poser « son index entre l’embouchure de la Seine et le Cotentin », s’exclamant selon une juste intuition : « c’est là qu’aura lieu le débarquement ».
    Delarue est encore plus interloqué par le discours de Le Vigan quand celui-ci lui confie qu’à Rennes « son objectif principal [est] politique ». Il s’agit de « coiffer les Américains au poteau » en s’emparant « des édifices publics pour les remettre aux autorités nommées par de Gaulle ». Naïf, Delarue pensait que l’essentiel était de « bouter les Allemands hors de France » et cela « avec n’importe qui », point final. D’où sa surprise encore, quand Le Vigan ajoute que sa mission consiste aussi à « coiffer les communistes au poteau ! » afin qu’eux non plus ne prennent pas les rênes du territoire libéré. Devant les réactions indignées du jeune homme, Le Vigan lui demande, puisqu’il « a de la sympathie » pour les communistes, de le mettre en rapport avec le Front National, qui est à l’époque le nom du mouvement de Résistance communiste. Ce dont s’acquittera Delarue permettant à Le Vigan après un premier rendezvous avec les communistes dans la campagne d’Antrain de nouer des relations relativement pacifiées avec eux.

     Lors de la même conversation dans le parc du Thabor, Le Vigan taxe Staline de « tyran ». Delarue s’indigne et se voit rétorquer : « On voit que vous ne les connaissez pas [les communistes] comme je les connais. Moi, cher ami, je suis allé à Moscou », ajoutant imprudemment : « C’est moi qui ai fait visiter l’URSS à Gide ». Cette phrase permet à Delarue de découvrir la véritable identité de celui qui se cache sous le pseudonyme de Le Vigan. Il ne peut s’agir que de Pierre Herbart, qui fut l’un des compagnons de Gide – avec Louis Guilloux et Eugène Dabit – lors du fameux voyage des écrivains français invités à Moscou en 1936, voyage qui donnera lieu au Retour d’URSS d’André Gide, l’un des premiers essais ouvrant les yeux de l’intelligentsia de gauche sur la véritable nature du régime soviétique.

     En 1944, sans être une vedette, Herbart est connu d’une certaine élite. Les gidiens savent que ce curieux personnage né en 1903 dans une riche famille propriétaire des chantiers navals de Dunkerque, a vu son père devenir clochard. Pierre, lui, voyage en Afrique et fréquente très jeune les milieux artistiques parisiens où, homosexuel, il se lie à Jean Cocteau puis à André Gide auprès de qui il vivra pendant plus de vingt ans. Herbart se marie en 1931 avec Élisabeth van Rysselberghe, mère de Catherine, une enfant née de la liaison que Gide eut avec elle4. La même année Herbart publie un premier roman, Le Rôdeur. Anticolonialiste à la suite d’un séjour en Indochine, il adhère au Parti communiste, est embauché à Moscou comme rédacteur en chef de la revue Littérature internationale, fait venir Gide, claque bientôt la porte du PC et publie un retentissant En URSS. Puis la guerre d’Espagne, puis un livre contre le colonialisme, Le Chancre du Niger, puis la Résistance.

     Toutes ces aventures, Herbart les conduit d’une manière apparemment désinvolte, surfant sur elles avec l’élégance d’un beau gosse et la légèreté d’un dandy. L’extraordinaire talent d’Herbart éclatera plus tard dans ses récits autobiographiques comme L’Âge d’or (1953) ou La Ligne de force (1958). Il faut nous arrêter sur ce dernier livre (à lire chez Folio/Gallimard) où il retrace avec ironie et désabusement son itinéraire « militant » qu’il juge décevant. Il admet que son engagement dans la Résistance n’est pas affaire de conviction. « Les idées fussent-elles nobles et justes ne m’atteignent plus », écritil. La Résistance ? Un dérivatif à l’ennui et à l’angoisse de ne rien faire. Le goût romantique aussi d’une « gratuité enfin passible de la peine de mort ». Plus tard, plus trivial et provocateur, il dira que la Résistance lui permettait de se procurer de la drogue plus facilement.

     À la toute fin de La Ligne de force, l’on découvre une dizaine de pages consacrées à l’épisode rennais qu’il introduit par ces mots : « Peu courageux par nature, je me réfugiais dans l’humour ». Le récit lui-même est tout empreint d’une cocasserie qui sied mal, diront certains, à la solennité de ces temps tragiques. Adepte de l’ellipse, Herbart résume son action à Rennes à quatre ou cinq scènes enlevées avec des dialogues dignes d’une comédie : comment il substitua aux préfets de Vichy ceux nommés par de Gaulle, comment il passa la dernière nuit avant l’entrée des Américains dans la ville, comment il se prit de bec avec le gouverneur militaire de la région, comment il accueillit de Gaulle qu’il détesta.

     Sachant Herbart enclin au « mentir-vrai » et habité par un fort idéal littéraire, on peut évidemment s’interroger sur la véracité, surtout quatorze ans après les faits, du récit « à trous » qu’il donne de la Libération de Rennes. Nous pensons qu’il faut croire son compagnon de combat, Maurice Delarue, qui en 1992 considérait ce chapitre de La Ligne de force comme « exact à quelques détails insignifiants près5 ». Ce n’est pas le lieu ici de retracer la tumultueuse histoire de la Libération de Rennes. Mais plutôt de s’interroger sur ce que fut le rôle effectif d’Herbart pendant les trois mois de sa mission bretonne à travers ses écrits et les différents témoignages.

     Au départ, Herbart est à la peine pour mettre sur pied « un commandement unifié de tous les groupes résistants ». Faire passer tous les groupes francs sous le contrôle des FFI. Il doit faire preuve de haute diplomatie. « La besogne fut difficile : en certains coins, les zizanies entre groupes étaient graves », admet Delarue. Toutefois, après le Débarquement les choses s’arrangent, les maquis s’étoffant et acceptant de se placer sous l’autorité du Mouvement de libération nationale. Plus nuancé, Hubert de Solminihac, responsable Défense de la France pour l’Ille-et-Vilaine, estime quant à lui, qu’« Herbart essaie vainement d’obtenir une entente avec d’autres mouvements », notamment le Front national communiste. Le Vigan se heurte à une autre difficulté : alors qu’il compte fermement sur un parachutage d’armes pour équiper les FFI, ce parachutage ne viendra jamais, si bien que l’insurrection, le moment venu, devra se faire avec des moyens très réduits.

« L’impression de coucher au bordel »

     Durant les deux mois précédant la Libération, Herbart passe d’une planque à l’autre. Parfois dans la campagne car le groupe « est serré de près par la Gestapo ». L’écrivain loge un temps dans un appartement situé boulevard de la Tour d’Auvergne, mais il le quitte car un piano trône au milieu de la chambre. « J’ai l’impression de coucher au bordel. C’est insupportable », dit-il à Delarue. À un autre moment, il élit domicile chez le docteur Perrot, 7 rue Nationale. La plupart du temps, avant le jour « J », on le trouve au palais Saint-Georges dans le bureau d’Émilienne Martin, dite Pierrette, infirmière de la Croix Rouge. Sa façade médico-sociale cache en fait le PC de la Résistance. Dans toutes ses allées et venues, Herbart se montre « remarquablement prudent alors qu’il était si facile de ne pas l’être et que la prudence, je le sus plus tard, n’était pas dans sa nature », témoigne Delarue.
    Dès son arrivée en Bretagne, Herbart a fait « tout de suite confiance à ceux qui l’accueillaient, des jeunes gens d’une vingtaine d’années pour la plupart. » Il est souvent accompagné de deux « gardes du corps », Robert Franchard, dit « Bob », plusieurs fois cité dans La Ligne de Force, et Favre dit « Claude », tous deux âgés de vingt ans.

     Quel genre de chef était-il ? Là encore il faut se tourner vers Maurice Delarue : « Je l’ai toujours connu sûr de lui, clairvoyant, attentif aux choix du moment, préférant convaincre que d’ordonner ». Il ajoute : « Pendant ses trois mois à la tête du MLN breton, je connus toujours Le Vigan méticuleusement civil. Transmettant ses décisions, je n’ose dire ses ordres, avec une exquise courtoisie ». Générosité aussi. Francis Cleirens, un des responsables de Défense de la France, dit qu’après la Libération, « il fut très gentil avec ses collaborateurs, il s’efforça de caser tout le monde ».

     La civilité d’Herbart est encore soulignée par le même Cleirens quand il évoque les tensions qui s’instaurent entre lui et Victor Le Gorgeu, l’ancien sénateur-maire de Brest, déchu par Vichy, que Le Vigan doit installer comme superpréfet (commissaire régional de la République) dès que Rennes sera libérée. Le Gorgeu voulait « qu’il soit net qu’il tenait son pouvoir du général de Gaulle et non pas d’un mouvement de résistance ». C’était oublier que nul autre que la Résistance n’avait la capacité physique de chasser les anciens préfets. « Les négociations entre Herbart et Le Gorgeu furent délicates, quoique toujours courtoises. Herbart sut faire preuve de beaucoup de diplomatie, de patience et de gentillesse tout au long des pourparlers. »
    Fin juillet, selon le Résistant François Delhomme, Herbart a réussi « à mettre sur pied un plan insurrectionnel qui devait faire ses preuves ». Il est aidé « très efficacement » par Delarue qui connaît beaucoup de monde à Rennes. Par chance, selon Delhomme, la police municipale et la gendarmerie ont « adhéré en masse à Défense de la France » et ont prêté leur concours pour l’insurrection.

Le Vigan déclenche « l’insurrection »

     Les choses se déclenchent le jeudi 3 août, alors que les troupes américaines sont à Maison-Blanche à 5 km au nord de la ville, attendant depuis plusieurs jours faute de munitions et d’essence de pouvoir entrer dans Rennes. Pourtant Herbart les assure sans cesse que les Allemands ont décampé. Ce 3 août, lassé d’attendre, Le Vigan déclenche les opérations parce qu’il a l’intuition, mais non la certitude, que les Américains entreront dans la ville le lendemain. « La prise de pouvoir se fit très facilement », résume Hubert de Solminihac6, dit « Émeric ». Dans l’après-midi, témoigne-t-il : « Francis (Cleirens), Le Vigan, Bob, Claude et vingt hommes occupent la préfecture, moi et dix hommes la mairie ». Boyeldieu est à la Banque de France, Delarue chez l’intendant de police qu’il met en état d’arrestation. Un corps franc a été organisé pour s’emparer de l’imprimerie de L’Ouest-éclair (selon Cleirens).

     À la mairie, le Dr René Patay, maire nommé par Vichy, est contraint par « Émeric » de démissionner. Quant à « la prise de la préfecture », la scène est racontée avec drôlerie par Herbart, selon un déroulement confirmé par Delarue. Des policiers gardent la grille. Dans l’immeuble d’en face, il reste quelques Allemands. Par peur des bombardements, le préfet régional Robert Martin est terré dans les caves de la préfecture, s’éclairant à la bougie. Herbart le convoque dans son propre bureau. Il entre accompagné du préfet d’Ille-et-Vilaine, Émile Bouché-Leclerc. Martin, « pâle et tremblant », prend les choses avec mondanité en « jouant l’innocent du village » (Delarue) alors qu’on découvrira dans sa salle de bains « une mitrailleuse allemande avec les munitions nécessaires » (Cleirens). Herbart tranche, informe les préfets qu’ils sont en état d’arrestation et qu’ils doivent dans un premier temps retourner dans leur cave sous bonne garde. Après quoi, ils seront transférés dans le meilleur hôtel de la ville, l’Hôtel de France, 6, rue de la Monnaie.

     La nuit du 3 au 4, Herbart se rend dans la maison où sont cachés ses deux préfets gaullistes7 : Victor Le Gorgeu et Bernard Cornut-Gentille8 pour leur demander de se tenir prêts. Ils remontent de leur cave, eux aussi, « et boivent un verre de porto » quand soudain, dit Herbart, une « épouvantable explosion » retentit9. C’est la Wehrmarcht qui, revenue à Rennes, fait sauter les ponts de la Vilaine (attentat inutile puisque la dalle qui la recouvre n’est pas touchée). Herbart l’avoue. Une fois sorti dans la rue, il est pris de peur panique. Et s’il se trompait ! Si les Allemands étaient toujours là en force comme le prouve l’explosion ! Si les Américains ne venaient pas ! S’ils se mettaient à bombarder Rennes en dépit des messages qu’il leur fait passer à Maison-Blanche depuis plusieurs jours. C’est encore le cas, ce jeudi 3 août. Le Vigan a envoyé Favre (« Claude ») les avertir à nouveau. « Herbart les a renseignés en temps voulu. Le bombardement a été ainsi évité », dira Hubert de Solminihac dont les propos sont confirmés par Boyeldieu. Notons que d’autres personnes s’arrogeront ensuite la gloire d’avoir averti les Américains et donc sauvé Rennes des bombes, notamment Pierre de Chevigné, gouverneur militaire et officier de liaison de de Gaulle auprès des troupes américaines10.

     Le matin du 4 août dès 9 heures, juste avant que les forces alliées ne pénètrent dans Rennes, une superbe Traction avant Citroën glisse le long des rues. « Bob » est au volant. Le Vigan à son côté. À l’arrière, trônent les deux préfets Le Gorgeu et Cornut-Gentille. Juché sur l’aile droite, « Claude » en « uniforme de fantaisie » déploie un grand drapeau tricolore. Arrivé à la préfecture, Le Gorgeu, « petit homme à cheveux blancs et lorgnons », sort de sa chaussure un petit papier. C’est le texte de sa nomination dont il donne lecture. « Quelques minutes plus tard, poursuit Delarue, une voiture grise à étoile blanche. Un officier français en descend ». C’est de Chevigné, le gouverneur militaire de la région. Enfin les Américains entrent dans Rennes avec leurs chars et fendent la foule en liesse… Ce midi, dans les salons de la préfecture, on savourera l'événement en servant des homards et des bons vins dénichés par Francis Cleirens.

     La Libération de Rennes s’est déroulée sans dégâts humains majeurs bien qu’à Maison-Blanche 50 soldats américains furent tués et que l’on déplora, le 2 juillet le départ in extremis d’un train de prisonniers sortis de Jacques-Cartier, dont certains ne revinrent pas. Pour l’historien Olivier Wieviorka11, les résultats obtenus par les résistants bretons « relèvent du miracle » eu égard à la faiblesse de leurs moyens. Ainsi à Rennes, avec seulement une trentaine d’hommes engagés, « le MLN assure une transmission pacifique du pouvoir ». Acteur-clé de cette réussite, le « général Le Vigan » n’en a pas fini avec sa mission rennaise, en ce vendredi 4 août. Dans les jours qui viennent, il lui faut organiser le lancement de l’édition rennaise du journal Défense de la France qui paraît quelques jours plus tard (à lire dans notre prochain numéro).

Il empêche les excès de l’épuration

     Il veut aussi mener un autre combat qui lui tient à coeur : empêcher les excès de l’épuration. Dans un tiroir du bureau du préfet Martin, il a découvert le 3 août un dossier : « Une chemise portant [son] nom en belles lettres gothiques ». C’est un rapport de policiers et de dénonciateurs relatant ses « allers et venues dans ce département ». Pour mettre fin à ses agissements, les autorités indiquent que le recours à la milice s’impose. Après lecture, Herbart a une réaction peu banale. Il brûle le dossier. Car, écrit-il : « j’avais assez d’imagination pour deviner à quels excès se livreraient sous peu nos Fouquier-Tinville de province ».
    Quelques jours plus tard, il visite les prisons en compagnie de Jean Marin pour, dit-il, « essayer de modérer le zèle vengeur du Comité d’épuration. » Enfin, pour empêcher les dérives, il se fait nommer vice-président du Comité de local de libération présidé par le magistrat Ernest Kerambrun. Ce comité « avait été organisé entre Rennais, raconte Maurice Delarue. Il fallait qu’il [Herbart] s’introduise là-dedans, et là son rôle a été – c’était une chose qui visiblement le préoccupait – d’éviter des exécutions, des exactions ». Pour Delarue, s’il n’y a pas eu beaucoup de règlements de comptes mortels à Rennes, « c’est un peu à lui qu’on le doit. Il ne le voulait pas. Ce n’était pas du tout un sanguinaire, ce n’était pas un cynique, c’était un homme de coeur, finalement. »

     Le Vigan assiste à un dernier événement avant de quitter Rennes. C’est la venue du général de Gaulle « avec sa suite » le 20 août. Entre les deux, le courant ne passe pas. Herbart voit dans le général la pose grandiloquente, un côté solennel qu’il abhorre. Il y a une scène, sous les ors de la préfecture, où de Gaulle lui offre un cigare puis le traite avec mépris parce qu’il ne sait pas l’allumer dans les règles. Quand Herbart lui parle d’un ami commun qui vient de se faire tuer, de Gaulle lui répond « avec ce détachement des hommes d’État pour qui les amis morts sont des espèces de lâcheurs ».

     Herbart oubliera Rennes tout comme Rennes oubliera Herbart. Rentré à Paris, il ambitionne de devenir le patron de France Soir, nouveau titre de Défense de la France, qui paraît à partir de novembre. Mais il se fait doubler par Pierre Lazareff. Alors il entre à Combat, le journal de son ami Camus. Fonde au même moment un hebdomadaire culturel de haut niveau, Terre des Hommes. Mais cette aventure journalistique se termine deux ans plus tard, tandis que son beau roman Alcyon (1945) connaît un réel succès d’estime. Après la mort de Gide en 1952, il perd ses appuis, la drogue et l’alcool le minent. Avec nonchalance, il publie encore plusieurs livres remarquables comme L’Âge d’or, La Ligne de force, La Licorne. Devient hémiplégique. Puis meurt à Grasse en 1974 dans un dénuement total, oublié de tous. Son corps est inhumé dans la fosse commune avant de connaître une sépulture plus digne.