La machine a un long cou, télescopique, une mâchoire avec des dents acérées, elle souffle par deux naseaux une vapeur d’eau en jet puissant. La machine a toutes les apparences d’un dragon et son appétit est gargantuesque. Ogre précis : c’est décidé, la barre Balleroy fera son dîner. Projet à longue portée, décision décennale. Le temps de la ville est plutôt lent, entre l’idée qui germe, la décision qui macère, les financements multiples à organiser, entre les premiers actes, ceux notamment qui concernent les habitants. La ville y arrive. Le temps que les habitants habitent ailleurs, que le métro s’avance avec sa nouvelle station et son quartier embelli, à portée de centre, à portée de tours ! Maurepas, on le dit, viendrait d’un « mauvais repas » qu’un prince, rapidement venu et aussitôt reparti, y prit. Est-ce notre anthropomorphisme qui réduit l’engin aux dents qui croquent et qui craquent ou notre admiration pour l’agent qui, dans sa cabine, se transforme un chirurgien du béton.
Spectacle terminé. Que tant de gens du quartier sont passés voir. Les hommes à l’arrêt, les femmes à petit pas qui traînent sans stopper leur caddie. Tous tournant la tête. Regardant la vie des murs, ses traces effacées, les papiers peints, leurs déchirures définitives, les vols planés de baignoires, les chutes libres de plafonds. Restent en tas plusieurs générations. Des vies d’habitants, un spectre d’habitation, leurs traces. Un tas de gravats. La ville est aussi cela, ce tas de nos poussières. Nos restes. Place Sainte Anne, un cimetière réapparaît au grand jour. Que tant de gens aussi sont venus regarder, et les gestes chirurgicaux aussi, avec la balayette et le couteau, des archéologues. D’autres vies viendront et d’autres tables seront mises à Maurepas où prendre de bons repas !
Au dos des villes, c’est comme jadis au dos des fermes, là que réside ce dont on ne sait plus quoi faire, la ferraille, les restes, ce qui ne se mange pas, se détruit lentement et dont même les cochons ne veulent. Où va le rebut lorsque les appartements rapetissent et que les normes d’hygiène et de sécurité élargissent leur champ ? Où vont les restes lorsqu’il faut défendre son territoire contre les objets que la consommation subsume ? Au dos des entrepôts, il reste quelques derniers bidons, des tubes, des planches aux chagrins de palettes ou des pneus que l’hiver sublime. Pneus neige évidemment ! Au dos de la ville, reste un lieu incroyable de rencontres, y compris les jours de fermeture, ceci étant dûment indiqué sur les panneaux avec des horaires précis. Il y a toujours quelque biffin qui cherche, convoite et négocie autour des déchèteries. Mot tellement délicat que d’une municipalité l’autre, l’avez-vous remarqué, sa signalétique orthographique diffère !
Georges Maillols a redessiné la ville, skyline renouvelée. On fête à juste titre les cent ans de l’architecte. Les années 60 à 80 sont les siennes. Son crayon s’adapte aux gens, une allure de navire pour les riches de la Barre Saint-Just, des lignes pures à Bourg l’évêque voué aux classes médianes du haut et puis à Cleunay ou au Blosne, les lignes sont moins fortes, se brisent, les angles se répètent pour les CSP-. La lutte des classes est, ici, concrète. Sauf la maigrichonne barre de fer par laquelle tient la tour habitée, première en France de si grande hauteur, d’où la Loi découla. À quoi tiennent les Horizons ? À ce trait d’acier ou ce n’est qu’un clin d’oeil au grand Maillols à qui Rennes doit son horizon d’équerres et de compas.
La ville est un formidable récit de rendez-vous pris, ratés ou honorés, tenus ou de lapins infâmes. Des gens se croisent, montent et descendent les rues, frottent leurs manteaux, lèvent leurs chapeaux, les regards par moment prennent rendez-vous, les êtres affirment, s’affirment, sûrs d’y être et d’autres flottent, hésitent perpétuellement. Qu’apprend-on boulevard de Sévigné, que la marquise ne sait sur quel pied danser ! Est-elle ici ? Est-elle par-là ? Le furet est donc rennais, ce que la chanson n’avait pas dit !
Entre les deux tours des Horizons et les deux de la Cathédrale, Le pont Bagoul enjambe non seulement l’Ille mais désormais son street-art ! Sur le pont, où ça bagoulait donc, commères et compères à comparer les prix ou commenter le temps qu’il fait, les messages se font au pochoir : « Je suis ici », dit le bitume. Belle affirmation ! Certitude ontologique ! Rendez- vous au beau milieu du pont Bagoul ! Le furet passe par ici ou repassera par là, mais, pas de doute, l’inscription tient lieu de convocation. Les bagouleurs passent le pont. Guettons celle ou celui qui, à cet endroit précis, s’arrête, ceux qui s’y retrouvent, s’y enlacent. Peut-être un rendez-vous avec la première phrase d’un roman !
Reste la poésie ! Hermétique plus ou moins ! La mettre à la cave n’est pas le premier réflexe. La poésie conventionnelle convoquerait plutôt l’azur ou les nuées. À Rennes, ce n’est pas si sûr. Sur une rive du Canal Saint-Martin, pas besoin de passerelle pour atteindre la Maison de la poésie, mais les mots enjambent l’eau. Ils provoquent, attachent, attaquent ou convoquent, dégoutent ou fascinent. Ouvrons les yeux sans effroi, les loups sont entrés dans Paris et les rats par ici. Le gardien des tours au pied desquelles le vers fut inscrit a, au plus vite, gommé cette herméneutique murale ! Les rats voient dans le désir obscur des poètes de rue.