En 2006 fut lancée une série de consultations publiques sur le réaménagement de propriétés religieuses à Sillery, banlieue chic de la ville de Québec. La vente récente de certaines de ces propriétés conduisit la municipalité à définir les paramètres encadrant les projets de reconversion et de nouvelles constructions, qui s’annonçaient nombreux. Mais l’exercice s’avéra particulièrement délicat.
En effet, il s’agit là des rares terrains disponibles au coeur de la ville qui, de surcroît, présentent des qualités paysagères exceptionnelles. Ces terrains, où édifices conventuels voisinent avec d’anciennes grandes résidences dans un vaste espace boisé, constituent un arrondissement patrimonial depuis 1964. Situés sur un promontoire en bordure du fleuve Saint-Laurent, ils forment un ruban vert qui, intégrant quelques parcelles d’habitation résidentielle insérées ici et là, s’étire sur la majeure partie de Sillery. Le paysage s’y fait ample ; la nature, un brin sauvage et la vue, franchement imprenable. Si toutes les parties impliquées − les citoyens, les acteurs institutionnels et les promoteurs – s’entendent rapidement sur la nécessité de mettre en valeur ce site patrimonial, les termes de cet accord sont en revanche loin de faire l’unanimité. Car ils touchent à la nature même d’un projet qu’il s’agit d’esquisser collectivement. Dans quelle perspective la mise en valeur revendiquée s’inscrit-elle ? Surtout, quels objectifs sert-elle ?
En fait, de quel projet parle-t-on ? Voilà bien la question restée implicite qui sous-tend tout le débat apparaissant aujourd’hui sans issue. Les échanges ont cédé le pas à un débat virulent et manichéen où l’articulation des projets de la cité et de la ville promise par la considération patrimoniale, en particulier par la mobilisation citoyenne qu’elle a ouverte, est au point mort. Au fil du temps, la monopolisation du discours par des positions conservatoires conventionnelles n’aura pas permis de nourrir l’élaboration d’un projet urbain riche qui ne cherche plus uniquement à figer le territoire.
Nous relatons ici les trois grands moments qui jalonnent ce débat, caractérisés chacun par un état d’esprit qui oscille entre une mise en tension des positions potentiellement féconde et leur polarisation menant à un affrontement stérile.
Pour la maire Andrée Boucher, le parti à prendre dans le réaménagement des propriétés religieuses s’impose de lui-même : « Los Angeles a son Beverly Hills, toutes les grandes villes ont leur quartier de prestige, Québec doit en avoir un3 ! » Dans ce contexte, les porteurs de projet sont aussi nombreux qu’empressés.
Conscients des incidences significatives du réaménagement de ce secteur sur l’ensemble de Sillery, les Sillerois sont certes préoccupés et circonspects, mais ne semblent pas fermés à d’éventuels projets. Cependant, les consultations publiques menées entre avril et septembre 2006 auront tôt fait d’exacerber leurs inquiétudes.
Un ton d’urgence est donné à ces consultations dont le but est pourtant de définir les orientations et les grands paramètres d’un programme particulier d’urbanisme (PPU)4 pour le secteur. Alors que le réaménagement des propriétés religieuses implique de repenser les rapports entre les voisinages et ces propriétés, la vision proposée repose essentiellement sur des projets immobiliers de grande envergure, imaginés site par site ; la beauté du paysage naturel, notamment sa topographie, est considérée comme seule garante d’une conception d’ensemble. Les citoyens craignent une transformation radicale de leur milieu telle qu’elle entraînerait une baisse de valeur foncière. L’augmentation de la densité d’occupation, l’intensification du transit et l’obturation des percées visuelles sont avancées. De plus, les terrains des édifices conventuels qui jusqu’à présent s’apparentent à des parcs ne seront plus accessibles aux citoyens. En effet, les communautés religieuses toléraient les promeneurs, généralement des voisins, finalement assez peu nombreux. Devant les doléances des Sillerois, les citoyens de Québec sont plutôt dubitatifs et les communautés religieuses, irritées ainsi que l’exprime soeur Odile Fortin : « À Sillery, vous savez, ils ont l’habitude d’avoir des parcs partout. Mais ce n’est pas à eux, les parcs5 ! » Sourde aux craintes des citoyens, la municipalité campe sur ses positions. La situation devient de plus en plus tendue et les relations se durcissent. Cependant, un concours de circonstances mettra le débat en veilleuse jusqu’en 2010.
Le décès subit de la maire Boucher amène la tenue d’une élection municipale à la fin 2007. Le nouveau maire, Régis Labeaume, reporte tout, préférant attendre le dépôt du Cadre de gestion promis par le ministère de la Culture pour cet arrondissement historique. Par ailleurs, il a d’autres projets de développement qui obtiennent un large consensus populaire.
Derrière le calme apparent, un travail de préparation se fait en coulisses de part et d’autre. La Ville mène des études préparatoires à la construction. Les groupes associatifs montent leurs dossiers et s’activent à trouver des appuis. Certains groupes forment la Coalition pour l’arrondissement historique de Sillery, qui devient rapidement l’une des voix prédominantes du débat.
En avril 2010, le ministère de la Culture dépose enfin le Cadre de gestion pour les grandes propriétés de Sillery. Ce document prend appui sur l’étude de caractérisation réalisée en 2004 qui identifie les éléments patrimoniaux devant être considérés dans les plans de développement et de réaménagement urbains sur le territoire d’arrondissement historique. Ce cadre de gestion est avant tout un guide, il ne contient ni prescriptions ni critères précis quant aux types de projets et à leurs paramètres ; l’autorisation des projets est à l’entière discrétion du Ministre lui-même.
Six orientations sont proposées afin de baliser les interventions sur les grandes propriétés. Ces orientations visent d’abord la conservation du caractère paysager, et ce, par le maintien des grands espaces, des nombreux parcs boisés et des percées visuelles qu’offre le site de Sillery. Elles ciblent particulièrement les attributs architecturaux en insistant sur le respect de la typologie du cadre bâti, notamment la taille des parcelles. Afin d’assurer l’intégration des nouveaux immeubles, leur hauteur ne doit pas excéder celle de la cime des arbres.
En lien avec le souhait affirmé du Ministère de favoriser la création du patrimoine de demain, les pastiches et reproductions à l’ancienne sont découragés. Cependant, le document offre peu de principes encadrant la réinterprétation architecturale et encore moins urbanistique. Ainsi, au chapitre des vocations du site, le document se limite à mentionner qu’il faut choisir des activités compatibles avec l’architecture des édifices n’exigeant que des modifications de faible incidence sur le caractère existant.
Le lieu est réduit au bâtiment, et son apport souhaité et souhaitable aux différentes échelles de la structure et de la vie urbaine n’est pas envisagé. Dans ce contexte, il devient particulièrement difficile de penser des paramètres d’interventions qui s’inscrivent dans un projet urbain, vision large du devenir non seulement de l’arrondissement historique mais de Sillery dans son ensemble.
L’accueil que ce document reçoit auprès des groupes citoyens et de la Coalition est d’abord favorable. Tous se disent « soulagés » et voient dans ce document un moyen efficace de freiner l’implantation de nouveaux bâtiments dans l’arrondissement historique6. Après l’adoption du Cadre de gestion, le Ministère autorise des projets résidentiels qu’il juge conformes. Plusieurs projets sont autorisés, dont un projet résidentiel de 100 logements (programme Woodfield) situé sur le boisé d’un cimetière ancien, le cimetière Saint-Patrick. Amputé d’une importante bande de terrain attenante à la rue, ce dernier serait enclavé, repoussé dans ses confins. Déception et colère se font sentir, et la Coalition multiplie les démarches.Le devenir de l’arrondissement historique de Sillery fait régulièrement la manchette des journaux. L’organisme fédéral Héritage Canada le place sur la liste des sites menacés7. Des spécialistes et des universitaires approchés par la Coalition fournissent des expertises favorables à une conservation telle quelle, notamment par la création d’un circuit touristique le reliant au Vieux-Québec intramuros, site du patrimoine mondial de l’Unesco, puis par un projet de « parc des grands domaines ». Des pressions sont faites pour l’imposition d’un moratoire. Progressivement, le débat se polarise, l’affrontement se prépare.
En octobre 2012, la nouvelle loi sur le patrimoine culturel entre en vigueur. En vertu de celle-ci, les arrondissements historiques deviennent des « sites patrimoniaux » pour chacun desquels un plan de conservation doit être fait. Préservation, réhabilitation et mise en valeur du site en constituent les grands objectifs8. Il s’agit d’un document plus exhaustif que le Cadre de gestion qu’il remplace. Compte tenu de la situation, le premier Plan de conservation portera sur le site patrimonial de Sillery. Ce plan, selon le souhait du ministre de la Culture, sera soumis à la population, invitée à une série de séances de consultation organisée par le Conseil du patrimoine culturel du Québec (CPCQ)9. Puis, un moratoire est imposé.
S’il est accueilli positivement par les groupes favorables au développement immobilier, le Plan de conservation soulève l’indignation de la Coalition, qui y voit une version édulcorée du Cadre de gestion. L’intention de conservation est affirmée certes, mais les éléments à considérer et les principes restent les mêmes. La Coalition déplore qu’il s’agisse encore une fois d’un document qui vise à orienter les interventions plutôt qu’à les restreindre, laissant une trop « grande marge de manoeuvre […] aux décisions discrétionnaires ministérielles10 ». Elle réclame, non sans une certaine véhémence, un véritable projet de conservation.
Au terme du processus consultatif, le CPCQ remet son avis au ministre de la Culture, s’appuyant à la fois sur l’expertise des membres qui le composent et sur les arguments présentés lors des consultations et contenus dans les mémoires déposés. Les positions de la Coalition sont largement reprises, ainsi que celles de ses signataires qui ont aussi déposé des mémoires en leur nom propre. Elles visent directement le manque de fermeté du Plan de conservation, notamment dans le vocabulaire peu restrictif qu’il utilise, et son incapacité à assurer la conservation et la protection du site patrimonial. Cependant, l’avis ne contient pas d’indications quant aux types d’interventions à faire, tant ceux proposés par la Coalition que ceux contenus dans d’autres mémoires signés par des architectes, des urbanistes et des promoteurs.
L’exaspération remplace alors la déception. L’annonce d’une nouvelle table de concertation et de l’ouverture du Ministère à d’autres consultations publiques, notamment sur la redéfinition des limites du site patrimonial, ne réussit pas à apaiser les Sillerois, quelles que soient leurs positions. Qui plus est, le Ministère annonce qu’il envisage d’amender prochainement la Loi sur les biens culturels de sorte à avoir le pouvoir de désigner des zones non constructibles, actuellement du seul ressort du Ministère des affaires municipales, des régions et de l’occupation du territoire (MAMROT). Le repli sur une pratique conservatoire est consacré et, avec lui, l’assimilation du projet d’urbanisme au projet de conservation. Dès lors, l’apport fécond promis par la considération patrimoniale sur l’élaboration d’un projet urbain, en particulier par la mobilisation citoyenne qu’elle a ouverte, est lourdement compromis. Le débat se déplace à présent sur le terrain politico-juridique. Le feu fert accordé juste avant Noël par le ministre de la Culture au projet Woodfield de construction sur le boisé du cimetière Saint-Patrick, en dépit d’un avis défavorable du CPQC, a déclenché une avalanche de critiques dans la presse locale, qui n’hésite pas à évoquer la situation sous le nom de « bourbier Woodfied » (Éditorial du Soleil, le 22 janvier 2014).
Multiplication et invalidation à tour de rôle des documents de planification, monopolisation du débat par un discours conservatoire conventionnel, le cas de Sillery est révélateur. Il témoigne des défis et des enjeux de l’apport de la considération patrimoniale dans la façon même de penser les projets d’urbanisme, de cerner les contours d’un devenir possible et souhaitable. Cet apport qui appelle à la réinterprétation est partie prenante d’un délibéré non seulement autour du quoi, comment et pourquoi mais aussi du quand conserver et mettre en valeur. L’exercice de ce délibéré, à son tour, exige d’imaginer et de comparer des projets de différents ordres. Mais encore faut-il que l’urbanisme soit en mesure de se saisir de la considération patrimoniale, et ce, autrement qu’en en faisant un élément de procédure.