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Contributions
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RÉSUMÉ > L’écrivain Pierre Herbart fut sous le nom de Le Vigan un artisan majeur de la Libération de Rennes en août 1944 (voir notre article « Le dandy qui libéra Rennes » dans le précédent numéro de Place Publique). Pourquoi la ville ne l’a-t-elle jamais reconnu à sa vraie place ? Pourquoi l’a-t-elle fait tomber dans l’oubli ? Pourquoi s’est-il fait oublier ? Essai d’explication.

     Rennes ignore Herbart. Osons parler d’omertà à causes multiples. Cela tient d’abord au côté atypique, insaisissable, pour ne pas dire sulfureux, du personnage. Dans une ville modérée et conformiste, on ne se voit pas honorer un homosexuel doublé d’un cocaïnomane. Sa figure suspecte de mécréant, sa désinvolture d’artiste, sa posture volontiers ironique, le rendent difficilement éligible au panthéon rennais, nonobstant le sérieux réel de son action, sa clairvoyance et son efficacité reconnue. L’autre raison tient à l’attitude même de Pierre Herbart. Par distanciation critique, refus viscéral de tout effet de manche, il s’interdira de porter la Résistance au pinacle. N’était-il pas, insiste Maurice Delarue, « adversaire de toute emphase et de l’esbroufe à quoi portait l’air du temps ». La Résistance ? « Bourrage de crâne à des fins de propagande. Cette fameuse Résistance, c’était des histoires de boy-scouts », se plaira-t-il ensuite à proclamer devant l’écrivain Jacques Brenner1.

     C’est pourquoi il réprouve l’attitude souvent intéressée de ses amis Résistants. Dès fin août 44, relate Francis Cleirens, son adjoint à Rennes, il « part à Paris et revient furieux parce qu’il a constaté que maintenant chacun pense à ses intérêts personnels, intrigue pour être à la Consultative, etc.2. » Lui, Le Vigan, refusera les honneurs et les places. « J’entends encore sa colère quelques jours après la Libération, rapporte Maurice Delarue : « Vous n’imaginez pas ce qu’« ils » ont le culot de me proposer ?... Une médaille3 ! » Oui, Herbart, « c’est l’anti-Malraux, refus de l’hystérie et de la légende autoproclamée », selon la formule de son biographe Jean-Luc Moreau4.
    Mais la principale raison de la mise à l’écart de Pierre Herbart est politique. L’escamotage est le fait plus ou moins conscient des personnes et des partis qui, à la Libération et pour de longues années, vont prendre les rênes de la ville. C’est comme s’ils avaient installé une conspiration du silence autour de Le Vigan et, au-delà, autour de Défense de la France. D’une part, le mouvement échouant après guerre à devenir un acteur de poids sur l’échiquier politique se fit oublier. Par ailleurs, les principaux responsables de ce réseau à l’effectif limité quittèrent Rennes après la Libération aussi vite qu’ils y étaient arrivés. L’auraient-ils voulu, qu’ils ne purent ni entretenir sur place « la flamme du souvenir » ni s’intégrer à un « récit » de la ville qui s’est construit sans eux et dans lequel, pourtant, ils avaient toute leur place5.

     Est-ce pour toutes ces raisons que le nom d’Herbart-Le Vigan n’est pas une seule fois mentionné dans les livres de souvenirs couvrant la période de la Libération de Rennes ? Charles de Gaulle dans la page de ses Mémoires de guerre6 qui évoque son passage rennais d’août 44 ignore Herbart, qu’il a bien rencontré, alors qu’il cite abondamment ceux avec qui il partagea les petits fours de la préfecture. Jean Marin qui resta sur place plusieurs jours au côté d’Herbart le passe sous silence dans son livre Petit bois pour un grand feu. Quant à Henri Fréville, qui le côtoya en tant que délégué à l’information, il ne prononce jamais son nom dans son livre La Presse bretonne dans la tourmente, alors qu’ensemble ils ont mis sur pied la parution à Rennes du journal Défense de la France.
    Ajoutons que la recherche universitaire locale emboîte le pas des politiques pour maintenir Herbart (et ses amis) dans un statut d’invisibilité. Les historiens qui ont écrit sur la période en Bretagne se contentent de reprendre quelques lignes convenues sur le « général Le Vigan », sèche notule circulant en boucle d’un livre à l’autre et revenant à le présenter comme un artisan subalterne de la libération de la ville.
    La vérité est que la personnalité et la position politique d’Herbart ont dès le départ dérangé les politiciens locaux voire suscité leur méfiance. On le comprend déjà à travers les rencontres peu cordiales qu’il eut en tant que délégué général du Mouvement de libération nationale avec Victor Le Gorgeu et avec Pierre de Chevigné.

     Nous l’avons dit, Le Gorgeu le commissaire régional de la République nommé par de Gaulle est agacé de devoir se soumettre aux Résistants pour s’installer dans son poste. Il faut toute la diplomatie d’Herbart durant l’été 1944 pour arrondir les angles. Quand Le Gorgeu entre dans la préfecture au matin du 4 août, il félicite Herbart d’avoir « dirigé militairement les “opérations” », « il insistait beaucoup sur “militairement ” afin qu’on ne confondît pas ses pouvoirs avec les miens », note l’écrivain dans La Ligne de force. Herbart « n’était pas dupe » de ce « militairement » qui était « une façon d’évincer un gêneur politique », écrit Maurice Delarue, témoin de la scène.
    Gêneur politique, Herbart le fut aussi aux yeux du colonel Pierre Gabriel Adhéaume de Chevigné, gouverneur militaire des régions libérées, qui le toise de son mépris (voir notre article pages précédantes sur Défense de la France). À vrai dire, personne n’est très chaud pour lui offrir les presses du Pré-Botté afin d’y accueillir le plus grand journal de la Résistance. « Une fois son vrai nom connu, (Herbart) n’inspire pas confiance, vu ses engagements passés », note Jean-Luc Moreau. Et si Henri Fréville consent à donner son feu vert à la parution de Défense de la France, c’est à condition que le journal décampe de Rennes dès que Paris sera libéré.

Les démocrates-chrétiens s’en méfient

     Il faut bien comprendre qu’on est ici dans la famille des démocrates chrétiens. Chevigné deviendra plusieurs fois secrétaire d’État sous la IVe République avec l’étiquette MRP, quant à Fréville, MRP lui aussi, il deviendra maire de Rennes après en avoir été adjoint. C’est lui qui a intercédé pour que les clefs de L’Ouest-Eclair soient confiées à Paul Hutin, démocrate-chrétien et futur député MRP. Dans ce cercle vertueux, Herbart et ses amis ne pouvaient que déranger, tel de vilains « canards » dont il était préférable d’éloigner la présence. Comme l’écrit Maurice Delarue, publier Défense de la France « sous la direction d’un mal-pensant, anti-stalinien sûrement mais peut-être trotskiste, ce qui risquait d’être pire, n’était pas au programme des nouvelles autorités », intéressées avant toute chose à publier un journal qui soit « dans la ligne démocrate-chrétienne de l’ancien Ouest-Éclair. »
    C’est peut-être là, pensons-nous, dans la discrète connivence d’une famille idéologique soucieuse d’assurer localement un pouvoir durable que la Libération lui donnait à saisir, qu’il faut voir l’une des causes de la rupture muette mais tenace entre Rennes et Pierre Herbart. À quand la réconciliation ?