Avec régularité, les liens de la Bretagne avec Rennes font l’objet de controverses. La capitale régionale est accusée d’exercer un pouvoir qui serait hégémonique, servant en premier ses intérêts et abandonnant le reste du territoire dans des difficultés économiques et sociales croissantes. Les contempteurs sont nombreux et divers : militants, entrepreneurs, mais parfois aussi élus et universitaires. En 2011, Daniel Delaveau, maire de Rennes (2008- 2014), était interpellé par Jean Ollivro, géographe, et Daniel Cueff, maire de Langouët et conseiller régional. Ces derniers craignaient « l’excessive concentration des crédits publics dans les grandes métropoles » destinée à soutenir en priorité « (…) de grands ensembles administrés sous forme de métropoles, de pôles métropolitains centralisés ou de communautés urbaines ». Le maire de Rennes avait mobilisé ses collègues des autres agglomérations bretonnes pour démontrer leur solidarité. Quand elle lui a succédé en 2014, Nathalie Appéré a exprimé la même aspiration (Le Télégramme, 18 mai 2014) : « Notre région a besoin d’une capitale forte, dotée d’une capacité d’entraînement, et capable de l’aider à surmonter les difficultés temporaires qu’elle traverse. Je suis en effet convaincue que les projets d’envergure lancés à Rennes, au premier rang desquels la Ligne à grande vitesse, qui va considérablement rapprocher notre région de Paris, sont déterminants pour l’avenir de la Bretagne. Ce qui est bon pour Rennes est bon pour la Bretagne, car Rennes est et restera solidaire de sa région. »
Cette déclaration, après le soutien apporté à la demande de Brest d’accéder au statut de métropole, venait tenter de rassurer les acteurs politiques et économiques. Mais si le propos se veut ferme, répond-il vraiment aux inquiétudes ? Pour nombre de commentateurs, c’est encore l’autorité de Rennes qui est rappelée. Or, l’argument est un peu court, en laissant penser que la critique adressée à Rennes était le lot partagé de toutes les capitales. Bien sûr, Paris se voit tout aussi régulièrement accusée d’hégé- monie dans un pays, il est vrai, qui a gardé une culture de la centralisation. Plus près de nous, Brest, cet automne, a été contestée dans sa qualité de métropole par le maire de Quimper, qui ironisait sur « la volonté du prince » et les conséquences néfastes pour le développement de sa ville. Si les discours contre les villes capitales sont donc récurrents, il semble que le cas de Rennes soit distinct. Il y a sans doute un contexte géographique, une histoire et une conjoncture économique qu’il conviendrait de rappeler pour éclairer le débat
D’abord les faits… Pour les visiteurs qui doivent traverser la Bretagne en train ou en automobile, le constat est immédiat et se confirme à l’observation d’une carte routière : le territoire breton est long, formé d’une péninsule lancée vers l’ouest jusqu’au Ponant. Rennes, sa capitale, n’en constitue pas le centre de gravité géographique, mais bien au contraire, disposée entre le littoral de la Manche au nord (vers Saint-Malo) et le golfe du Morbihan au sud (vers Redon), elle en dessine la frontière à l’est. Ce contexte géographique s’accompagne d’une organisation territoriale tout aussi originale constituée d’un dispositif polycentrique de villes moyennes qui borde tout le littoral et repose sur une complémentarité des villes dans un fonctionnement en réseau. Aux deux extrémités, à l’est et à l’ouest, Rennes et Brest, qui ont le statut de métropole depuis le 1er janvier 2015. Entre les deux, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Lannion, Morlaix, Quimper, Concarneau, Lorient, Vannes, puis encore entre elles, tout un fin réseau de petites villes dont le potentiel industriel est demeuré important. Dès les années 1950, c’était la stratégie de développement du Centre d’étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB) que de permettre à ce tissu urbain de se développer. Parmi les initiatives, celle du plan routier breton est sans doute la plus déterminante car le ruban de la route nationale a irrigué tout le trait côtier et son arrière-pays. Mais elle a acté également la position de Rennes, qui constitue de fait la porte d’entrée principale. Or, cette situation a accentué de plus en plus les déséquilibres, à mesure que s’est développée une autre logique d’aménagement du territoire, qui a privilégié la compétitivité à la cohésion.
Pour nombre d’acteurs économiques, politiques et de chercheurs, la cause est entendue définitivement : la métropole est une condition indispensable au développement régional. Elle est source de création de richesses, elle est le creuset de l’urbanité et d’une indispensable culture urbaine. Cette logique du développement par la métropole trouve sa cohérence dans un double discours : d’une part, est posé le principe d’une compétition engagée entre les territoires, dans le monde, en Europe et donc en France ; d’autre part, la métropole, disposant des meilleurs atouts, concentrerait les fonctions supérieures (depuis les centres de décision jusqu’aux centres de recherche et aux universités) mais serait aussi en capacité de redistribuer une partie des richesses et d’irriguer les territoires qui l’entourent, selon une diffusion depuis le centre (lire l’article d’Yves Morvan à ce sujet, page 25).
Rennes a bénéficié du contexte de développement des Trente glorieuses pour pouvoir faire correspondre le modèle rapidement esquissé à sa situation. À partir de la fin des années 1950, sous l’impulsion de l’État, et avec l’intervention discrète mais décisive du CELIB, la ville administrative, qui accueillait le tribunal et l’université, s’est en effet diversifiée et a accueilli les usines Citroën. Encore aujourd’hui, les lignes d’assemblage de PSA Peugeot Citroën à la Janais, restent le premier employeur privé de l’agglomération. Mais d’autres activités (la technopole, et les campus universitaires) confortent la diversification. Forte de la croissance démographique de son agglomération et de son dynamisme économique, Rennes entend donc se hisser au rang de ville européenne.
Pourtant, les raisons d’exprimer des réserves sont nombreuses. Car la logique métropolitaine se comprend théoriquement dans un territoire organisé et hiérarchisé dans des limites géographiques qui ne créent pas de perturbations. La disposition particulière de la Bretagne en fait un territoire mal commode en la circonstance. C’est pourquoi s’est établi un « modèle breton » de développement qui a produit une société assez égalitaire et apaisée, selon un système territorial original, sans domination unique. Dans ce contexte, le projet métropolitain rennais ne peut qu’être vu comme une menace. D’autant que les effets d’une rupture se font déjà sentir : la concentration des activités économiques qui s’observe depuis 40 ans, se traduit maintenant par une situation de décrochage entre l’est de la région, qui bénéficie du dynamisme rennais et de l’influence de Nantes, tandis que dans le même temps, l’ouest a cumulé les obstacles : les villes d’État, qui se développaient sous l’impulsion des commandes militaires, ont perdu leur base économique et, en toute hâte, ont dû s’adapter ; les autres activités importantes ont souffert : la pêche a disparu de la plupart des ports (Douarnenez, Concarneau, Le Guilvinec…) ; l’industrie agroalimentaire a suivi une dynamique industrielle de concurrence par les prix qui a entraîné une succession de crises…
Le décrochage est aussi dans les modes de vie. La Rennes urbaine, porteuse de projets urbains denses, fait face à une région où l’appétit pour la maison individuelle et la propriété ne se dément pas. Même lorsque les objectifs de maîtrise de l’extension urbaine sont ambitieux, comme dans le SCoT du pays de Brest, les résultats ne suivent pas. Les espaces urbanisés s’étendent et se complexifient, dans une situation paradoxale : des villes moins grandes mais une plus forte influence.
L’écart croissant se concrétise alors dans un contexte nouveau qui exaspère sans doute la crise : le projet de ligne à grande vitesse rapproche Rennes de Paris, mais malgré les investissements d’amélioration du réseau, l’éloigne du territoire breton ; le dialogue renoué avec Nantes et les synergies avec Saint-Malo créent un ensemble territorial qui dispose de toutes les fonctions urbaines, des accès à la mer, des objets patrimoniaux, des animations culturelles et peut-être demain d’un aéroport dont on pressent qu’il aura vocation à supplanter les équipements régionaux qui subsistent encore. Les protestations de bonne foi quant à la solidarité, pas plus que les études des organismes d’État, ne parviennent à éteindre les inquiétudes. Ces dernières s’accroissent au contraire, lorsque l’État, au nom des économies nécessaires, encourage à rassembler partout les forces autour des pôles régionaux. Et la chronique complète régulièrement la liste des abandons d’autonomie : les fusions de CCI ont privilégié le site de Rennes alors que la majeure partie des personnels étaient dans le département du Finistère ; la définition des pays touristiques révèle les obstacles qui éloignent ceux de Basse-Bretagne…
La proximité et les formes de coopération ciblée entre agglomérations du grand Ouest ne suffisent donc pas à contenir les multiples formes de concurrence et l’obligation pour toutes les villes de tracer par des initiatives propres, leur sentier de croissance. Les axes de développement doivent être définis de longue date. Et ils doivent être ensuite confortés pour espérer des résultats. L’université est à cet égard un bon exemple illustré par le cas de Brest, engagé dès la fin des années 1950. Le souhait d’une présence universitaire se retrouve alors dans le Programme d’action régionale pour la Bretagne, rédigé par le CELIB : « La position géographique de Rennes étant (…) assez éloignée de l’ouest de Bretagne, il paraît souhaitable de créer dans cette partie (…), à Brest par exemple, un enseignement de propédeutique ». Le CELIB fit de cette création universitaire un de ses objectifs qu’il présenta au ministre de l’Éducation nationale le 23 janvier 1958. Dès 1959, un collège scientifique universitaire était créé. Alors que la reconstruction s’achevait, Georges Lombard (1925-2010), tout juste élu maire de Brest, a très tôt compris l’atout que pouvait constituer une université. Dès 1960, sans même attendre l’autorisation officielle, il entreprit donc le chantier d’un collège littéraire universitaire. Un peu plus tard, la même détermination devait permettre l’ouverture d’un enseignement de droit : mais la proposition a essuyé un refus ministériel sec, motivé par une violente opposition des universitaires rennais. Brest finança donc sur ses fonds un institut municipal et dut attendre jusqu’en 1968, et l’arrivée du centre national d’exploitation des océans, pour atteindre le potentiel scientifique qui lui permettait enfin d’accéder au statut plein d’université.
L’Université de Bretagne occidentale compte aujourd’hui 17 000 étudiants, 2 500 enseignants, chercheurs et personnels administratifs. Son poids économique en fait un acteur décisif pour l’ensemble de la basse Bretagne et ne saurait sans dommage disparaître aujourd’hui. Mais les transformations du paysage scientifique et les avis des experts des programmes dits d’excellence encouragent une nouvelle fois à privilégier la relégation des acteurs de la Basse Bretagne. En effet, la candidature des universités du Grand Ouest, réunie dans une communauté d’universités et d’écoles, a été rejetée par les experts car ils trouvaient que la prise de décision n’était pas assez explicitement concentrée. Pour y répondre, une nouvelle candidature est en cours, mais elle n’est plus portée que par les seules universités de Rennes et Nantes, pour respecter la gouvernance centralisée attendue des évaluateurs. La compétition mondiale ne saurait s’embarrasser des particularismes locaux.
À l’heure où les solidarités nationales s’amenuisent, tant par la réduction de l’intervention de l’État et de ses services que par la fin programmée des monopoles de services comme la SNCF, la Poste, EDF et GDF, ce sont les territoires les plus éloignés et les moins denses qui sont les plus affectés. Ces derniers doivent trouver des solutions de compensation ou de remplacement pour maintenir une qualité suffisante à leur cadre de vie. Mais c’est plus largement tout le territoire qui est touché. L’agglomération rennaise vit aussi une conjoncture moins favorable. Le secteur automobile, une des sources de sa prospérité industrielle, a vécu une crise sans précédent, qui pourrait connaître des répliques à court terme. L’activité est durablement réduite et le désengagement entamé se traduit par la vente de 52 hectares de terrains désormais vacants que la collectivité devra reconvertir. Fragilisée dans sa base économique, engagée dans une relation complexe de compétition et de coopération avec Nantes, Rennes n’aura-t-elle pas la tentation de capter les ressources qui passeront par elle et de trouver vers l’est les possibilités d’un rayonnement plus équilibré ? C’est ainsi que fut interprété l’engagement de la Maire de la ville pour une réunion des régions Bretagne et Pays de Loire au moment du redécoupage territorial.
Tensions ravivées La question de Rennes comme capitale bretonne développe donc de multiples ramifications qui renvoient à l’histoire, à la culture, à la géographie, mais aussi au développement économique. Si les querelles avaient semblé moins présentes jusqu’à la fin des années 2000, la mise en exergue d’une succession de difficultés économiques a ravivé les tensions et ranimé les soupçons, d’autant que, même dans un monde globalisé qui privilégie les relations en réseau, la distance reste un frein. Dès lors, la position avancée de Rennes, si elle lui apporte l’assurance de ressources et de liaisons plus rapides avec d’autres territoires, crée aussi une responsabilité plus grande de solidarité, de soutien au développement envers le territoire breton. Elle devra s’exercer dans la répartition des ressources et des activités, dans le partage des compétences, dans le soutien à une programmation culturelle. Les mots et les symboles ont leur place dans la relation qu’il faut, à tout prix, maintenir. L’idée de baptiser le stade de football Roazhon Park n’est peut-être pas si mauvaise car elle suggère un ancrage au cœur de la région. Condition nécessaire donc, mais non suffisante : de telles initiatives ne peuvent durablement éluder les dangers.