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Saint-Malo est sans nul doute une cité portuaire emblématique, dont la réputation internationale n’est plus à faire. On en connait les ingrédients: le caractère exceptionnel du site, ce rocher quasi-insulaire ceint de murailles et battu par les flots, l’aura d’une légende construite depuis deux siècles, avec sa galerie de grandes figures maritimes dont les statues dressées marquent les points cardinaux des remparts, de Cartier à Duguay Trouin, de Surcouf à La Bourdonnais, avec cette image-label de la « cité corsaire », à l’efficacité médiatique et touristique incontestable.
Mais qu’en est-il de la réalité, par delà cette légende, cette image en forme de cliché? L’analyse historique en fait la corrige, sans l’invalider, en lui donnant une plus grande épaisseur: par delà son activité corsaire, bien réelle, Saint-Malo a été une grande cité maritime et marchande d’envergure internationale, engagée dans des trafics à l’échelle européenne et océanique qui furent à la base de sa richesse.
C’est après l’An Mil, que le rocher insulaire, jusque là voué à l’accueil d’ermites venus d’Outre-Manche, tel le Gallois Mac Law au 6e siècle, qui lui léguera son nom, commença à attirer pêcheurs, marins et marchands séduits par les qualités défensives du site, les qualités du site portuaire qu’il abritait des vents dominants avec un havre d’échouage de grande capacité, pouvant accueillir les navires du plus fort tonnage grâce à l’amplitude des marées, et aussi par sa situation au débouché de la ria de la Rance, voie de pénétration commode vers l’arrière-pays.
Avec le transfert du siège de l’évêché d’Alet et la construction d’une ceinture de remparts confortant sa sécurité, dans ces années 1150-1160, « Saint-Malo de l’Isle » s’affirmait comme une ville, et une cité portuaire et marchande s’inscrivant de manière dynamique entre le 13e et le 15e siècles dans les circuits d’une économie ouesteuropéenne en plein essor: vers l’Angleterre méridionale toute proche dans la continuité d’une longue tradition, mais aussi sur toute la façade atlantique, de l’Andalousie aux Pays-Bas.
Avec d’emblée une double fonction, que caractérisait bien un chroniqueur malouin début 17e : « Mariniers et marchands, ou l’un et l’autre ensemble ». « Mariniers »: d’emblée les Malouins développèrent, comme d’autres ports bretons tels Penmarch ou Le Conquet, une activité d’armement maritime de barques et navires assurant le transport de marchandises sur toute cette rocade maritime, de Sanlúcar de Barrameda à Anvers, avec développement d’une pépinière de marins qualifiés, des matelots aux pilotes et officiers, qui fera sa force durant des siècles.
Mais aussi « marchands », engageant leurs capitaux dans l’achat et la vente des cargaisons que transportaient leurs navires, qu’il s’agisse des importations de vins de Bordeaux ou de sels de Bourgneuf, de fers basques ou d’huiles d’Andalousie, des draps de Flandre et d’Angleterre, ou, à l’exportation, des toiles de Bretagne – canevas de Vitré surtout – vers les marchés anglais, flamands ou espagnols, avec dès le 15e siècle l’implantation de maisons de commerce à San Lucar, dans la « calle de Bretones ».
Sans être encore au premier plan, la cité portuaire malouine était en position favorable pour saisir les opportunités qu’allait offrir à partir de 1500, dans le sillage des Grandes Découvertes, l’ouverture océanique de l’Europe et la construction d’une économie transatlantique. Deux cartes, porteuses de deux dynamiques, furent jouées simultanément, qui permirent pour trois siècles l’insertion de Saint-Malo dans l’économie mondiale. On peut les résumer par deux termes: Terre Neuve et le « Commerce de Cadix », porte d’accès au marché hispano-américain.
A défaut d’avoir « découvert l’Amérique », les Malouins, comme d’autres marins bretons de la côte nord ont participé, autour de 1500, à l’invention de cette difficile « route des pêcheurs » reliant contre les vents dominants l’Europe de l’Ouest à la façade orientale d’un nouveau continent, et à la découverte du formidable gisement halieutique de morues qui pullulaient alors sur les bancs des « Terres Neuves ».
Dès 1519, on séchait la morue sur le Sillon et vers 1535 Saint-Malo armait 25 navires pour Terre Neuve. C’est précisément cette expérience précoce des côtes nord-américaines qui explique le choix par François Ier d’un pilote malouin confirmé, Jacques Cartier, pour conduire avec des navires armés à Saint-Malo et des équipages malouins les expéditions qui lui permirent en 1534-1535 de reconnaître le golfe du Saint-Laurent et l’estuaire du fleuve jusqu’au « pays du Canada », qui constituent la contribution majeure des Malouins à la Découverte du Nouveau Monde.
Mais au delà de cet épisode, les Malouins construisirent alors, pour plusieurs siècles, une économie morutière qui devait demeurer le socle de leur activité maritime. C’était d’abord une puissante activité d’armement avec 60 à 100 navires armés chaque année, avec leur avitaillement et leur sel, et 3000 à 4000 hommes d’équipage projetés pour six mois vers les côtes nord-américaines pour y travailler durement, à la fois à la pêche des morues, à la ligne à partir de chaloupes, et pour leur conditionnement par sécherie à terre, dans le cadre d’une véritable activité « manufacturière » consommatrice de main-d’oeuvre.
Cette production de masse d’un produit fini de haute qualité – la morue sèche (« stockfish »), aux qualités de goût et de conservation reconnues – permit aux Malouins de s’imposer, dès la fin du 16e siècle, sur des marchés lointains, ceux de l’Europe méditerranéenne, en envoyant la plupart de leurs morutiers livrer directement leur production au delà de Gibraltar, vers Alicante pour le Levant espagnol, Civita-Vecchia, le « port du pape » où ils arrivent dès 1571, Livourne, Gênes, puis Marseille, qui deviendra au 18e siècle leur principal port de livraison.
Cela permettait aussi aux terre-neuviers d’effectuer leur retour avec des cargaisons de produits méridionaux – huiles et savons, alun, vins et fruits secs – vers les ports de la France du nord-ouest, au terme de véritables circuits « triangulaires » d’une année, qui donnaient à cette prosaïque activité terre-neuvière une fonction d’insertion dans les rouages de l’économie méditerranéenne et permettaient aux Malouins de jouer un rôle d’intermédiaire entre Europe du Sud et du Nord, pour le plus grand profit de leurs armateurs qui avaient ainsi trouvé dans les eaux froides de Terre Neuve leur « Eldorado des Brumes ».
Les Malouins ne se désintéressèrent pas pour autant du véritable Eldorado, celui « découvert » par les Espagnols dans le sillage de Colomb, avec la construction d’un immense Empire américain ayant pour base économique principale la mise en exploitation de riches mines d’argent du Mexique et du Pérou (Potosi).
Compte tenu du monopole impérial réservant les relations directes avec l’Amérique aux seuls Espagnols, par les flottes annuelles partant des ports andalous, les Malouins ne pouvaient s’y insérer que sur un mode indirect, en s’appuyant sur la dynamique d’un produit-clé, la toile, et plus précisément les fines toiles de lin produites dans l’arrière-pays breton, « crées » du Léon et surtout « Bretagnes » de la « manufacture » de Quintin- Loudéac, qui après avoir conquis le marché espagnol s’imposèrent sur les marchés hispano-américains auprès des élites créoles, échangées contre l’argent des mines.
La clé de la réussite malouine fut de construire une véritable filière complète d’acheminement et de services entre la France du Nord et les ports andalous, Séville et San Lucar, puis Cadix après 1600, avec tous ses maillons. C’était en premier lieu le regroupement à Saint-Malo des toiles de tout l’Ouest entre les mains des négociantsexportateurs. Ce fut surtout la construction d’une véritable ligne maritime régulière – la route de Cadix – assurée par des frégates rapides, fortement armées et naviguant en flottilles capables d’assurer la sécurité maximale aux riches cargaisons qu’elles transportaient, et notamment l’argent des retours.
Ce fut enfin l’implantation précoce à San Lucar, puis après 1600 à Cadix, d’un réseau de maisons de commerce, à la longévité exceptionnelle, constamment renouvelées par une noria de fils de famille négociante – les Magon, Le Fer, Eon, Vincent… – assurant tous les services nécessaires à la liaison avec les commissionnaires espagnols (transit, consignation, achat et vente), qui tinrent pendant deux siècles le haut du pavé dans cette grande place internationale de Cadix.
Disons-le fortement, c’est ce « commerce d’Espagne » complexe et peu spectaculaire qui a été durant trois siècles la base principale de la richesse et de la puissance de la place malouine et du prestige de ses négociants, « Messieurs à Saint-Malo ».
Ce trafic avec l’Amérique espagnole devait d’ailleurs connaître un point d’orgue spectaculaire début 18e siècle, lorsque, dans une conjoncture politique d’exception (la Guerre de Succession d’Espagne), face aux risques de paralysie du trafic par Cadix, les Malouins, sous l’impulsion d’un armateur audacieux, Noël Danycan, se lancèrent dans un trafic « extraordinaire »: « l’interlope dans la Mer du Sud ». Entendons par là un trafic illégal, courtcircuitant le monopole colonial espagnol, par l’envoi de navires chargés de toiles et autres étoffes pour commercer directement avec les colons sur les côtes du Chili et du Pérou, de Valparaiso à Callao, et sur la rade désertique d’Arica où descendait à dos de mulets l’argent du Potosi.
Cela exigeait, bien sûr, la création d’une liaison transocéanique de grande ampleur (20 000 milles), et conduisit les marins malouins, rebutés par les difficultés du détroit de Magellan, à « inventer » véritablement la route maritime du Cap Horn, qu’ils parcoururent régulièrement à partir de 1704-1705, sans naufrages, mais non sans casse qu’ils pouvaient réparer à la base d’escale qu’ils établirent en baie de Concepcion au Chili.
Certes l’épisode fut bref – 1698-1717 pour l’essentiel – stoppé par une réaction espagnole, mais il généra des profits exceptionnels pour ses promoteurs (tel Danycan), et constitua sans doute la page la plus éclatante – et trop méconnue – de l’aventure maritime malouine.
C’est dans cette même période que l’on peut situer l’apogée de l’activité corsaire malouine, dans cette conjoncture de guerre contre les puissances maritimes, Hollande et Angleterre, la fin du règne de Louis XIV. C’était une vieille tradition remontant au Moyen-Age que de reconvertir ses navires en temps de guerre pour « courir sus à l’ennemi » (civil) sous couverture juridique de l’Etat (des « lettres de représailles » aux « commissions en guerre »), afin de le rançonner ou capturer et en faire un butin à partager entre armateurs, intéressés et équipages.
Grâce à la puissance de la place portuaire, cette activité alternative à forme guerrière et finalité économique, se déploya massivement entre 1689 et 1713 – 900 armements en vingt ans, avec un pic de 75 en 1696 – et à toutes les échelles : de la petite course d’embuscade « rackettant » le trafic côtier britannique, à la course de frégates harcelant les long-courriers ennemis à l’ouvert de la Manche. Avec, à partir de 1695, une « grande course » relevant de l’économie mixte, avec utilisation de vaisseaux prêtés par le Roi, qui, naviguant en escadrilles sous la conduire de hardis capitaines comme Duguay-Trouin, pouvaient attaquer les convois ennemis, ou comme en 1711 mener un raid outre-mer pour attaquer et rançonner Rio de Janeiro, port de sortie de l’or brésilien.
Toutes les expéditions n’eurent pas le succès de celle de Rio, car la course était par nature une forme de loterie aux résultats aléatoires, avec gagnants et perdants. Et s’il y eut beaucoup de gagnants sous Louis XIV, et quelques uns encore au 18e siècle – tels Meslé de Grand Clos et Chateaubriand durant la guerre de Sept Ans – les risques de la course dans les eaux européennes ne firent que s’amplifier jusqu’en 1815, sous la pression croissante de la Royal Navy, avec comme perspective pour les derniers corsaires – tel Le Renard armé en 1814 – la mort au combat ou les pontons anglais plus qu’un riche butin.
Durant le 18e siècle, au delà de 1720, tout en prolongeant leurs activités de base – Terre Neuve et le commerce de Cadix – les Malouins ont cherché à diversifier leurs activités dans de nouvelles directions.
Même si la mémoire locale l’a longtemps occulté, ils ont bien participé à l’un des trafics-clés du 18e siècle, la traite négrière. Avec plus de 230 armements Saint-Malo figure au 5e rang des ports négriers français, avec un paroxysme dans les années 1740-1775, et participation à la fois de vieilles familles négociantes comme les Magon, ou de nouveaux venus comme Meslé de Grand Clos, Chateaubriand et Surcouf, jusqu’au début du 19e siècle, qui trouvèrent dans ce trafic des esclaves africains une fructueuse source d’enrichissement.
Notons que les Malouins avaient été pionniers dans l’ouverture dès les années 1770 de la traite européenne sur les côtes d’Afrique orientale, en phase avec leur choix majeur de diversification de leurs activités vers l’Océan Indien, nouvel espace de croissance au 18e siècle.
Dès les années 1708-1719, au faîte de leur puissance, ils avaient pris la suite d’une Compagnie des Indes en faillite, en créant leur propre Compagnie des Indes à Saint-Malo, qui relança avec efficacité et profitabilité le trafic français avec Pondichéry et le Bengale, fournisseur de fameuses cotonnades indiennes, et ouvrit en 1708- 1710 une route directe d’accès au café du Yémen, par Moka sur la Mer Rouge.
Dépossédés de leur monopole par la nouvelle Compagnie de Law en 1719, ils maintinrent cependant des relations étroites avec l’Océan Indien et ses sources de richesses, comme capitaines et officiers de la Compagnie des Indes profitant de leur « droit de pacotille » pour y faire commerce, ou comme administrateurs de la Compagnie, tel Mahé de La Bourdonnais véritable fondateur de Port-Louis et développeur de la colonie de l’Ile de France (dont son compatriote Dufresne avait pris possession en 1715). Nombre de ses Malouins s’y installèrent à sa suite pour y chercher fortune par le « commerce d’Inde en Inde », la traite ou la plantation.
Et c’est à partir de cette base de Port-Louis que la course malouine devait connaître ses derniers succès, entre 1778 et 1810, avec notamment les campagnes fructueuses de Robert Surcouf contre les vaisseaux de l’East India Company entre 1795 et 1809.
L’enterrement solennel en 1827 de Surcouf, corsaire et armateur heureux, marquait d’une certaine manière la fin des grandes heures de la cité malouine, gravement touchée par la crise révolutionnaire (qui décapita son élite négociante), le blocus de la Royal Navy durant les guerres de l’Empire et l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique.
Certes, la pêche morutière à Terre Neuve (et sur le Banc) se maintient à haut niveau jusqu’en 1914, avant son déclin inexorable au 20e siècle, même si un armement de pêche industrielle en conserve encore l’héritage.
Et le port marchand d’horizon mondial, malgré la construction – laborieuse – de bassins à flot connaîtra un déclassement irrémédiable et une réduction au statut de port régional, avec comme dernier fleuron la liaison millénaire avec les iles anglo-normandes et l’Angleterre acheminant chaque année par ferry des centaines de milliers de passagers.
Restent les attraits exceptionnels du site, la nostalgie et les prestiges de la légende, confortés par la noria des « vieux gréements » (reconstruits), tel Le Renard, ou les départs spectaculaires de courses océaniques à la voile comme la Route du Rhum, qui contribuent désormais à son attractivité touristique incomparable, dernière réussite économique de la cité portuaire.