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Contributions
#20
RÉSUMÉ > La région de la Ruhr en Allemagne fut Capitale européenne de la culture en 2010. Dans ce cadre, trois rues de quartiers « difficiles » sont devenues pour un an œuvre d’art contemporaine. Cette proposition du grand artiste allemand Jochen Gerz réalisée avec la complicité d’habitants et de résidents rémunérés a perduré au-delà de 2010.

     « … si nous nous impliquons dans ce que nous voyons dans le monde, cela nous pousse à mobiliser nos propres pouvoirs de création. Dans la ville moderne, ces pouvoirs de création devraient prendre une forme particulière et humaine, amener les gens à se tourner vers l’extérieur. Notre culture a besoin d’un art de l’exposition de soi…  » 
     Depuis ses premières oeuvres dans l’espace public jusqu’aux projets les plus récents, l’artiste allemand Jochen Gerz propose un travail qui articule des formes de cooptation avec les citoyens plutôt que d’imposer des objets finis. Il engage des processus ouverts, notamment dans ses anti-monuments, par exemple Les Mots de Paris, élaboré en étroite collaboration avec des associations de SDF en 2000 sur le parvis de Notre-Dame. Dans ces projets, il problématise les deux aspects centraux d’un travail public, qui sont la place publique et la place du public. Il ne s’agit plus de concevoir le récepteur d’une oeuvre créée par l’artiste, mais de solliciter le citoyen en tant que co-auteur, de co-responsable du processus d’élaboration qui peut déboucher sur un produit final, dont l’importance réside dans l’oeuvrer ensemble.
     En octobre 2008, Jochen Gerz publie l’annonce suivante : « Salaire de base : habiter un an sans payer de loyer. La Capitale européenne de la culture RUHR 2010 invite les candidats à occuper pendant une année des appartements à Dortmund, Duisbourg et Mülheim a.d. Ruhr. Ils deviendront les participants d’une oeuvre d’art. 2-3 Rues de Jochen Gerz est une exposition dans trois rues de la Ruhr. […] Tout le monde veut changer la ville. Pourquoi pas grâce à vous, grâce à votre créativité ? »

     L’invitation placée dans des revues d’arts, des portails immobiliers et dans la presse quotidienne s’adressait à tout un chacun. L’idée était simple : recevoir un salaire afin d’écrire. Changer la rue. Pour le reste, il fallait tout inventer. Que se passe-t-il si l’on expose une rue ? La change-t-on en la déclarant, pendant un an, oeuvre d’art ?
     Dans la conurbation de la Ruhr, trois villes candidates sont choisies. Les rues qu’elles proposent, sont situées dans des quartiers dits « difficiles ». Leurs habitants, à forte mixité ethnique, subissent les conséquences du déclin de l’industrie sidérurgique qui caractérise la région dont le taux de chômage est supérieur à la moyenne nationale. La disparité prononcée entre les couches sociales montre la difficulté d’une transformation économique postindustrielle. Si certaines zones se caractérisent par une effervescence innovatrice avec une densité d’installations culturelles exceptionnelle, d’autres peinent à garder leurs bibliothèques ou autres piscines municipales.
     Or, depuis plusieurs décennies, les villes développent une réflexion stratégique sur leur image, celle-ci jouant un rôle déterminant dans l’attractivité territoriale, et donc à terme dans son développement. D’où l’intérêt d’être « capitale européenne de la culture », un titre voué à diffuser une bonne image de la Ruhr grâce à des projets de grande envergure, dont la Love Parade qui se termina en tragédie. Mais si l’événementiel attire l’attention et suggère un dynamisme, il ne modifie guère structurellement les villes.

     Le projet de Jochen Gerz prend à bras le corps ces deux questions d’un travail sur l’image voire l’imaginaire des visiteurs autant que des résidents, transformant l’image stéréotypée du quartier « difficile » en terrain d’expérimentation culturelle, et attirant par là même des créatifs du monde entier. Ces derniers investissent une année de leur temps et de leur énergie pour rendre réel cette transformation. Ils renversent ainsi la tendance d’une décroissance avérée qui est aussi démographique produisant une Shrinking City où les quartiers se vident, rendant difficile le maintien des infrastructures de proximité, écoles, théâtres et autres commerces.
     Entre le 1er janvier et le 31 décembre 2010, Jochen Gerz expose trois rues. Il n’expose pas dans la rue, mais il applique à la rue les mécanismes de l’art contemporain : installation, vernissage, presse, visiteurs. Habitués à voir l’art sous ses formes les plus furtives, happés par l’aspect spectaculaire de l’event culturel, les critiques et spectateurs qui visitent cette exposition devront se rendre à l’évidence que ce sont des rues qu’ils voient. Les mécanismes de l’art permettent ici effectivement de rendre visible une réalité somme toute assez banale, mettant à mal les lieux communs sur ces quartiers et ses habitants.

     Mais l’essentiel ne réside pas là. Les 78 créatifs installés dans les rues se sont engagés à les changer. Leurs actions sont multiples et impliquent toujours les résidents, surmontant les difficultés de la langue et les différences culturelles par des projets éphémères, ludiques, politiques, et toujours inclusifs : réalisation d’autoportraits monochromes, collecte de souvenirs et de plantes de l’enfance, échange de nourriture, de lectures, de services et de langues, création de jardins, concert symphonique dans la rue, pages jaunes créatives du quartier, annuaire des producteurs et commerces organiques de la ville – en tout environ quatre-vingts pièces réalisés durant l’année dont un certain nombre étendus sur toute l’année et même au-delà.
     Le succès, pour Gerz est atteint au moment où les résidents, nouveaux et anciens, ainsi que les villes décident de poursuivre le projet. Il ne sera plus « oeuvre » et ne portera plus le titre 2-3 Rues, mais il signifiera que le changement aura pris. Comme l’explique l’artiste, « l’art aura “changé de trottoir”, aura quitté la fiction pour s’inscrire dans le réel ». L’engagement des villes produit une nouvelle réflexion sur l’imaginaire et la narration de la cité, ce dont témoigne la publication d’un livre « fleuve » écrit à plus de 800 mains. L’écriture aussi a permis une participation des résidents et des visiteurs de l’exposition, de toute sorte d’auteurs improbables, imprévus et novices, produisant des formes de réciprocité8 au-delà des barrières de la langue, de l’appartenance et des cultures. Comprendre la différence comme une richesse : le livre comportera au final seize langues et 3 000 pages.

     Les habitants – nouveaux ou anciens – sont les acteurs de l’exposition 2-3 Rues autant que ses auteurs. À l’usage traditionnel restrictif de la « créativité », à la création individuelle d’une oeuvre, est opposée ici la société culturelle tout entière. Sans les résidents, l’exposition, c’est-à-dire la rue n’existerait pas. Il s’agit alors de changer de regard. Pour ce faire, les résidents « anciens » autant que le « public » sont invités à prendre contact à leur tour et à « visiter » les nouveaux résidents qui ont installé des affichettes à leur portes : « Veuillez déranger ». Or, plus que satisfaire sa curiosité, le visiteur ou voisin est finalement confronté à lui-même en tant que spectateur et le regard dé-tourné vers une introspection.
     Comme l’écrivait l’artiste : « Ce que nous appelons culture fonctionne ici comme un concentré en action. Une ressemblance en résulte qui résiste au spectacle. Le temps est oeuvre tout comme la conscience du temps. Il saisit le quotidien aléatoire de deux ou trois rues en quelques gestes. Comme si se constituait à travers les nombreux moments de la ville un regard continu, une façon de voir ; et comme fruit de tant de regards, un seul espace, un miroir, une image nouvelle. »

     Qui fait autorité dans un système de représentation ? Qui fixe les règles et jusqu’à quel degré chacun peut-il devenir « auteur » ? L’oeuvre pose la question de la responsabilité que chacun a envie d’endosser pour ses propres choix et ouvre sur l’écoute et la consultation des avis non conformes aux siens. Pour Gerz, l’art public se doit de prendre conscience des intérêts du public ; il est, comme il explique dans un entretien avec Stephen Wright, « un catalyseur pour les mots, le levier dans un processus pour le dialogue social dont l’oeuvre sert d’initiatrice. » L’artiste endosse ici volontairement le rôle d’accoucheur, la maïeutique désignant, en intelligence sociale, l’art de « faire accoucher un corps social d’un diagnostic collectif et d’un projet commun ».
     Il s’agit, pour 2-3 Rues, d’initier un processus patient et de créer des conditions d’une réalisation « qui fait preuve d’une retenue plutôt que d’une intervention. L’oeuvre serait alors quelque chose qui aurait lieu de toute façon. » En ralentissant l’oeuvre de cette sorte, elle échappe au regard extérieur furtif et ne devient réellement visible que pour les auteurs-participants. Ainsi elle articule la cité et produit société. Car, si l’homme d’emblée ne dispose pas de motivation pour la construction des sociétés, ainsi l’anthropologue social Dieter Claessens, il peut sortir de ce « déficit évolutionnaire » pour participer à des objectifs de sa communauté par conviction, envie ou contrainte. C’est alors que le concept de créativité expérimenté lors de 2-3 Rues entre en ligne de compte, car la société se produira dans ce modèle grâce à la créativité et sa qualité se mesurera en tant que qualité de vie à travers les réalisations esthétiques et durables.

     « L’oeuvre n’est donc pas en premier lieu l’expression d’une intention consciente ou inconsciente. Elle existe davantage dans son devenir que dans son résultat. Elle renvoie à quelque chose qui ne peut faire partie d’elle-même : l’objet de l’observation, la fluctuation sociale à laquelle elle doit son existence. L’oeuvre ne s’expose pas mais montre ce qui existe de toute façon et qui la rend possible. » L’oeuvre et la société se rapprochent et se ressemblent. Si toutefois il est utile de maintenir la distinction, c’est aussi parce que l’oeuvre peut utiliser son aura à des fins sociales et « provoquer quelque chose de plus surprenante que l’art : une signification publique. »
     Cet art public, et plus encore Public Authorship, peuvent poser les bases de nouveaux espaces publics dont l’oeuvre fournit l’occasion et les pistes de réflexions. Leur force est d’instaurer une discussion ouverte qui ne s’épuise pas dans une consommation ponctuelle, mais qui produit une prise de conscience de la responsabilité de chacun.