En 1975, l’été est chaud, en tout cas sur le front social. Alors que les licenciements et les fermetures de sites se multiplient un peu partout en France, pas moins de 100 000 salariés français sont impliqués dans un conflit, les syndicats CGT et CFDT préconisant l’occupation des usines pour obtenir gain de cause. C’est notamment le cas à Saint-Malo, où la SICCNa, (Société industrielle et commerciale de constructions navales, issue des anciens chantiers Mougin) vient de déposer le bilan le 15 mars 1975, alors qu’elle a compté au début des années 1970 jusqu’à 450 salariés, hors intérimaires et soustraitance . Le 12 juin 1975, les suites du dépôt de bilan s’éternisant, les 182 salariés encore en poste bloquent le Magellan, le thonier qu’ils ont construit et qui s’apprête à quitter la cale de mise à l’eau. Le conflit va durer vingt-trois mois, jusqu’au 25 mars 1977 .
Georges Briand, alors mécanicien ajusteur tourneur, fait partie des grévistes. Depuis 1973, ce cinéaste amateur réalise des petits films essentiellement familiaux. Un cas plutôt rare à l’époque, puisque seulement 10 % des foyers français et peu d’ouvriers possèdent alors une caméra. « Ma femme s’est sans doute saignée pour me payer une caméra Super 8 à Noël. C’était une Eumig électrique. À cette époque, les caméras affichaient un prix élevé par rapport au pouvoir d’achat d’un ouvrier. La mienne était lourde, comparée aux caméscopes actuels ! Chaque bobine de film, d’environ 18 mètres, durait trois minutes et coûtait 50 francs. Mon projecteur, acheté à une société de vente par correspondance, était de fabrication soviétique », se souvient le cinéaste amateur.
Georges Briand ne fréquente pas particulièrement le milieu amateur, mais comme il filme beaucoup, il a l’idée de prendre sa caméra pour suivre le conflit qui démarre à l’usine, sans idée préconçue. Il en tire un film de 48 minutes, intitulé Les bradés, en écho à un slogan de l’époque. Non sonorisées, en couleurs, ses deux bobines sont désormais conservées à la Cinémathèque de Bretagne à Brest . Le film est réalisé de manière chronologique, du 12 juin 1975 environ au 2 mai 1977. « Moi, je filmais comme je voulais, pour le souvenir », précise-t-il.
Le film commence par les plans d’un trois-mâts, ce qui permet au cinéaste de prendre le contre-pied de l’image habituelle de Saint-Malo : « Été 1975, commente-t-il sobrement , Saint-Malo, ville touristique de 50 000 habitants, va connaître dans sa vie sociale un conflit de près de deux ans. Cet été-là, un grand rassemblement de voiliers s’effectuait dans le port. » Quelques minutes plus tard, nous sommes à bord du Magellan, le thonier occupé quai Saint-Louis et fierté des salariés. L’amateur filme le premier Noël à bord. Il en profite alors dans son commentaire pour remercier les commerçants de Saint-Malo qui, par solidarité, ont offert les réveillons. Le public peut visiter le navire et laisser une aide monétaire aux ouvriers alors sans salaire.
La première bobine est surtout consacrée au rallye de la CGT du 22 au 24 juin 1976, « contre le chômage et la braderie de l’économie, pour la relance et le pouvoir d’achat ». Ce rallye se termine à Saint-Étienne par un grand rassemblement de représentants d’usines occupées autour d’un discours d’Henri Krasucki, alors numéro 2 de la centrale syndicale.
La deuxième bobine (une quinzaine de minutes environ) ne concerne que le conflit local, entre juillet 1975 et mai 1977. Le premier plan est un travelling le long d’un bâtiment de la SICCNa, sur lequel figurent des écrits, « dernier avertissement » aux « fossoyeurs ». La présence du Parti communiste français, dont le cinéaste devient adhérent, est signalée à plusieurs reprises à travers panneaux et affiches.
Une grande manifestation est organisée le 26 juillet 1975, à l’occasion de l’inauguration de la frégate DuguayTrouin, sur le thème des « funérailles de l’emploi et des promesses ». Regroupant au moins un millier de personnes, elle se dirige depuis le casino vers Saint-Malo intra-muros. Ce n’est pas Georges Briand qui filme en plongée depuis les remparts. Il préfère être dans le cortège, ouvert par le cercueil de l’emploi porté par des copains menuisiers. Un « affrontement bref mais sec » selon OuestFrance (du 28 juillet) éclate Porte Saint-Louis lorsque la police empêche les manifestants de sortir d’intra-muros. Là encore, ce n’est pas lui qui filme. Georges Briand explique : « J’avais un problème : je ne pouvais pas à la fois filmer et être dans la manif. J’ai donc filmé dans le cadre de déplacements, de réunions, où il n’y avait pas de risques de heurts, de poursuite avec les CRS. Lorsque les CRS mettaient la main sur une caméra, ils la détruisaient… J’ai fait beaucoup de manifestations, mais j’avais rarement la caméra avec moi ». La seule partie du film concernant les affrontements a été réalisée par Jean Lemaitre, employé à la Société générale et Secrétaire général du PC malouin. « Je lui avais prêté le matériel en lui disant de faire comme il l’entendait. Il est monté sur les remparts puis il a filmé les heurts, comme il a pu », raconte Georges Briand.
Par la suite, l’amateur filme de l’intérieur le navire occupé. Une manière d’insister sur le savoir-faire des ouvriers du chantier ? Sans doute, mais surtout de rappeler que ce bateau est alors une « monnaie d’échange » dans la perspective de la réouverture du chantier. Quelque temps plus tard, lors de l’inauguration du quartier de La Richardais où habite Georges Briand, Yvon Bourges, alors député-maire gaulliste de Dinard et ministre de la Défense des gouvernements Chirac puis Barre, est présent. C’est l’occasion pour l’ouvrier d’organiser une petite manifestation, devant chez lui, avec une trentaine de camarades, au son de l’Internationale. La gendarmerie l’empêche de continuer de filmer et le rassemblement tourne court.
Quelques signes de reprise se faisant sentir, le cinéaste filme la rencontre entre le directeur des Ateliers et chantiers de la Manche de Dieppe et les délégués syndicaux. Pour le symbole, il fait un zoom sur la clef que le patron introduit dans la serrure lors de la réouverture du bureau des chantiers, pour la première fois depuis longtemps. Le cinéaste commente : « Le zoom était mécanique. Un quart de tour et l’affaire était réglée. Je me suis donc mis le plus près possible. Je ne voulais pas louper ça ! Il y avait de l’émotion à ce moment-là. On avait réussi à faire quelque chose qui paraissait impossible, à faire rouvrir l’entreprise, à faire plier les genoux des politiques et du repreneur ! Les 182 ouvriers en lutte ont été repris. » Le protocole d’accord est signé et filmé à la sous-préfecture : des points sont acquis et maintenus, dont la conservation de l’ancienneté. Là encore, la caméra fait un zoom sur ce protocole pour matérialiser la continuité des chantiers. Le cinéaste, non sans malice, se souvient : « On m’avait pris pour un journaliste. J’ai branché mon projecteur pour filmer. La lampe faisait environ 500 watts et l’éclairage devait durer entre 20 secondes et 3 minutes. À part les copains, bien sûr, personne ne me connaissait, y compris le nouveau patron. Personne ne m’a rien dit ce jour-là, alors que si j’avais demandé l’autorisation de filmer, elle m’aurait été refusée »
Le premier matin de la réouverture des chantiers, le cinéaste est bien entendu présent avec sa caméra et les quatre gros plans des machines qui tournent à nouveau lui permettent d’insister sur l’émotion du moment. Vers la fin du film, quelques minutes sont consacrées à l’équipe municipale de l’Union de la gauche, menée par le socialiste Louis Chopier qui l’emporte le week-end suivant la réouverture. Le premier geste symbolique des nouveaux élus consiste à se réunir à l’endroit où fut gardé le bateau pendant 21 mois. Le conflit social a ainsi débouché sur une victoire politique qui dure treize mois… « Lors de la campagne, la liste de l’Union de la gauche avait décidé de se donner rendez-vous au lendemain du scrutin, même battue, devant le bateau que nous avions occupé. C’était symbolique. De plus, parmi les élus, j’avais des potes à moi, qui étaient au chantier naval et qui avaient lutté. Je ne pouvais pas ne pas les filmer alors qu’ils avaient fait partie de l’histoire du bateau et que dans la foulée ils avaient été élus. J’ai donc filmé l’équipe municipale sur les marches de la Mairie ». Mais la lutte continue, comme le montre un dernier travelling sur une manifestation devant les chantiers.
L’amateur ajoute : « Le film a été fait de façon artisanale, avec les moyens du bord. Je l’ai collé comme j’ai pu. Pendant le conflit, je l’ai projeté dans beaucoup de salles municipales prêtées à titre gracieux. Je l’ai fait au nom de mes copains, mais seul. Le film était suivi d’une discussion. Avant les séances, je m’arrangeais pour qu’il y ait un petit communiqué dans le journal ». Georges Briand se rend ainsi à Dol-de-Bretagne, à Saint-Coulomb, à SaintServan, Saint-Malo et Dinard. Ses projections réunissent jusqu’à une trentaine de personnes. Une fois le conflit terminé, son film sera projeté à la Maison de la Culture de Rennes. Il réalise même une vingtaine de copies sur cassettes VHS pour les familles des grévistes souhaitant conserver un souvenir du conflit. Et en 1980, le cinéaste amateur accompagne son film dans des chantiers navals du Québec avec l’aval de l’Office franco-québecois pour la jeunesse.
Le parcours de Georges Briand n’est pas isolé. Dans les années 70 et 80, le cinéma militant a développé le cinéma d’intervention sociale. Il s’agit de refléter une réalité et d’essayer d’influer sur cette réalité par des films, pour lesquels des professionnels du cinéma et des ouvriers et salariés ont pu se rencontrer afin que les seconds prennent eux-mêmes la caméra et participent au tournage, montage et commentaire : ainsi les groupes Medvedkine de Besançon et de Sochaux entre 1967 et 1974, ou le film Quand tu disais Valéry en 1975, réalisé par le breton René Vautier à propos d’une autre longue grève d’ouvriers à l’usine de fabrication de caravanes Caravelair à Trignac en Loire-Atlantique. L’originalité de la démarche de Georges Briand réside dans une initiative individuelle et modeste d’un ouvrier, au nom du collectif. Il donne un point de vue certes, mais du dedans. L’amateur conclut non sans émotion : « J’ai filmé une partie de l’histoire, il manque des choses bien sûr6 . Ces images ont le mérite d’exister, mais il faut les prendre comme elles sont, avec leurs imperfections ». En ce sens, ces productions d’une pratique culturelle ordinaire sont les traces d’une expérience du cinéma et de l’histoire sociale du pays malouin, entre lutte et désenchantement.