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Contributions
#38
Guerre d’Algérie : l’évasion rennaise d’Henri Alleg en 1961
RÉSUMÉ > C’est un épisode méconnu de la guerre d’Algérie, qui s’est déroulé à Rennes en octobre 1961 : l’évasion, dans des conditions rocambolesques, du militant communiste Henri Alleg. L’auteur de La question, un réquisitoire contre la torture qui avait connu un retentissement international à sa sortie en 1958, était incarcéré à Rennes depuis 1960. Dans ce récit puisé aux meilleures sources, l’historien Jacques Thouroude éclaire pour Place Publique une page sombre de l’histoire de la décolonisation.

     Dans la nuit du dimanche 1er au lundi 2 octobre 1961, vers quatre heures du matin, Harry Salem, connu sous son pseudonyme d’Henri Alleg, prisonnier politique, « prisonnier de guerre » comme il se qualifie lui-même ainsi que ses compagnons de lutte algériens et français, s’évade de l’hôpital Pontchaillou de Rennes où il a été admis alors qu’il est incarcéré dans la prison de cette même ville depuis le 28 juin 19601 . Le 2 octobre à 17 h 20, les services du ministère de l’Intérieur diffusent un avis de recherche.

     Si la radio en parle le jour même, les journaux du lundi 2 ont déjà bouclé leur dernière édition lorsque la nouvelle est connue. Ils ne s’en font l’écho que le lendemain. Le 3 octobre, Ouest-France, titre à la une, rapporte les circonstances de l’évasion en page départementale dans la rubrique « Faits et méfaits », article accompagné d’une photo du fugitif, visage en gros plan. Le quotidien communiste régional Ouest-Matin attend le 4 octobre pour informer ses lecteurs et publie le même article que L’Humanité du même jour. Les faits sont rapportés très sobrement en quelques lignes, sans aucun commentaire, l’essentiel du papier retrace l’itinéraire politique de l’évadé. Dans la presse nationale, France-Soir met en scène l’évasion, Le Monde et Le Figaro y consacrent un court papier en page intérieure.  

      L’histoire avait commencé quelques années plus tôt, en 1957, en pleine guerre algérienne de libération. Alger, devenue un des lieux de l’affrontement entre l’armée française et les nationalistes algériens, est alors sous la botte d’un corps d’armée, le 1er Régiment de chasseurs parachutistes, entre les mains duquel le pouvoir civil a abandonné les pouvoirs de police dans le but de détruire la structure politico-militaire du Front de Libération Nationale (FLN).

     Né à Londres en 1921, Henri Alleg a débarqué en Algérie en 1940 et découvert une Algérie coloniale, marquée par le racisme et les discriminations, tant contre les juifs que contre les Algériens qualifiés « d’indigènes ». Cette découverte le conduit à s’engager pour une Algérie fraternelle, débarrassée du racisme et de la domination coloniale . Devenu militant du Parti Communiste Algérien (PCA), il prend la direction du quotidien Alger Républicain en 1951, proche des communistes et anticolonialiste. Moins d’un an après le début de la guerre le 1er novembre 1954, le journal, poursuivi par la censure, est finalement interdit de publication en septembre 1955. Ses locaux sont plastiqués en 1956 et Henri Alleg passe dans la clandestinité à Alger.

     Six mois après les débuts de la bataille d’Alger, le 11 juin 1957, un jeune militant communiste, Maurice Audin, est arrêté par les parachutistes à son domicile qui devient une souricière ; lorsque Henri Alleg se présente le 12 juin, il est également arrêté. C’est le début du calvaire de ces deux militants qui vont être torturés. Maurice Audin est assassiné par ses bourreaux, ils tenteront de justifier sa disparition en affirmant qu’il s’est évadé au cours d’un transfert. Henri Alleg survit aux nombreuses séances de tortures qui lui sont infligées, il est emprisonné à la prison Barberousse d’Alger avant d’être jugé et condamné par le tribunal militaire d’Alger en juin 1960 à dix ans de prison pour atteinte à la sûreté de l’État. Mais il a été, deux années plus tôt, à l’origine d’un séisme politique et moral qui secoue la France avec la publication en février 1958 de La Question aux éditions de Minuit, écrit clandestinement en prison. Ce terrible témoignage sur sa séquestration − au cours de laquelle, pendant une séance de torture, on lui présente Maurice Audin que ses bourreaux somment de dire à Alleg combien ces traitements sont insupportables − connaît aussi un retentissement international, l’ouvrage est presque aussitôt traduit en dix-sept langues.

     Si Henri Alleg quitte la prison d’Alger pour celle Rennes en juin 1960, c’est pour être entendu par la justice car, à la suite de la plainte contre X déposée par Madame Josette Audin pour homicide volontaire, le dossier − qui s’enlise à Alger depuis plus de vingt mois − est, par arrêt du 11 avril 1959 de la chambre criminelle de la Cour de cassation, transféré d’Alger à Rennes et confié au doyen des juges d’instruction de ce tribunal, M. Étienne Hardy. En juin 1959, l’avocat de Alleg demande qu’il soit entendu par ce juge, son témoignage étant capital. Pierre Vidal-Naquet note : « Le choix de Rennes montra que nous n’étions pas les seuls à penser à l’affaire Dreyfus, mais à Rennes, en septembre 1899, justice n’avait pas été rendue ».

     L’évocation somme toute assez discrète par la presse de la cavale d’Henri Alleg peut sembler paradoxale car le nom de l’homme qui vient de fausser compagnie à ses geôliers est connu dans le monde entier. Mais en octobre 1961, le contexte, en Algérie comme en métropole, n’est plus le même qu’en 1958, ni même qu’en 1960 lorsque l’ancien directeur d’Alger Républicain fut traduit avec ses camarades devant le Tribunal des Forces Armées d’Alger. La presse de ces tout premiers jours du mois d’octobre titre sur l’allocution que vient de prononcer le président de la République à la radio et à la télévision le 2 au soir, dans laquelle il réitère à l’intention du Front de Libération Nationale son offre de négociation pour « l’institution d’un État algérien souverain et indé- pendant par la voie de l’autodétermination ». La guerre d’indépendance algérienne dure depuis sept ans, dans huit mois elle sera terminée, l’Algérie devenue indépendante. Pour l’heure, les ultras de « l’Algérie française », regroupés au sein de l’Organisation armée secrète (OAS) qui ne manque pas de relais au sein de l’appareil d’État, poursuivent leur politique de terreur en métropole et en Algérie : attentats et assassinats

     L’Ille-et-Vilaine, et Rennes en particulier, ne vit pas à l’écart du conflit algérien4 . Comme dans d’autres grandes villes de France, les organisations politiques de gauche, des groupes pacifistes, les syndicats du département se mobilisent régulièrement, sinon pour l’indépendance, du moins pour exiger la paix en Algérie ; l’OAS assaille de ses menaces des militants communistes, pacifistes et le quotidien Ouest-France, trop gaulliste à leurs yeux. Par ailleurs, la capitale de la Bretagne est le siège d’un tribunal permanent des forces armées qui siège à de nombreuses reprises pendant cette période et ses séances donnent parfois lieu à des incidents. C’est notamment le cas en février 1961 lors du procès de 57 Algériens au cours duquel, en pleine audience, les accusés brandissent des drapeaux algériens et qu’une manifestation de solidarité avec le FLN regroupant plusieurs centaines de personnes se tient place du Palais. La situation est tout aussi délicate dans les prisons de la ville qui reçoivent nombre de condamnés parmi les nationalistes algériens.  

     Depuis que le dossier Maurice Audin, symbole de la pratique de la torture en Algérie, est instruit à Rennes, tous les protagonistes de l’affaire se succèdent dans le bureau du juge d’instruction Hardy de 1959 à 1961 : militaires hauts gradés comme le général Massu ou le capitaine Aussaresses, devenu tristement célèbre en 2001 pour ses cyniques mémoires d’un tortionnaire et d’un exécuteur revendiquant ses crimes ; des seconds couteaux qui pratiquent la torture dans les hauts d’Alger ; des policiers ; un haut fonctionnaire courageux comme Paul Teitgen, secrétaire général à la préfecture d’Alger en 1957, qui mettra tout en œuvre pour faire respecter la loi et protéger des exactions, autant qu’il le peut, les Algériens arrêtés. Lors de son audition, il dit sa conviction fondée sur des renseignements précis que Maurice Audin est mort au cours d’une séance de torture et que son évasion n’a été qu’un simulacre. Il remet au juge Hardy la copie, dont il possède l’original, d’une circulaire du général Massu s’appuyant sur les écrits d’un aumônier militaire pour justifier la pratique de la torture. Henri Alleg quant à lui, est entendu à deux reprises, le 7 juillet, puis le 6 octobre 1960. Au cours de la première audition, il rapporte les conditions de son arrestation, les séances de torture, la dernière fois où il voit Maurice Audin en triste état après les sévices qu’il a subis. Pour la seconde, il est confronté à ses tortionnaires qui nient tout en bloc, reprennent le même discours stéréotypé de ce mensonge d’État dont on comprend à la lecture qu’il a dû être soigneusement mis au point pour écarter toute mise en cause des pratiques de l’armée en Algérie. Après ces auditions, Henri Alleg reste à la prison de Rennes.  

Une maison d’arrêt sous haute tension

      Pour un militant politique, après l’arrestation, la condamnation, l’emprisonnement, le combat continue dans la prison. Les détenus FLN regroupés dans des Comités de détenus créent un rapport de forces leur permettant de négocier avec l’administration pénitentiaire un régime de relative liberté à l’intérieur du système carcéral : ils obtiennent le statut de détenus politiques. Ils ne portent pas les vêtements pénitentiaires mais conservent leurs habits civils, ont le droit de se réunir, de posséder des transistors, ils disposent d’une certaine liberté de déplacement à l’intérieur de la prison, peuvent recevoir des cours… Considéré comme un « individu dangereux », Henri Alleg est mis au secret dès son arrivée à Rennes. Sa situation change après que les autres détenus politiques algériens, le considérant comme un des leurs, exigent qu’il puisse bénéficier du même statut qu’eux. Il devient alors la cheville ouvrière des cours d’enseignement général et de formation politique qui visent aussi à préparer les futurs cadres de l’Algérie indépendante de demain.

     Ces marges de manœuvre permettent aux détenus de préparer des évasions. Plusieurs auront lieu, dont celle de cinq détenus le 24 juillet 1961, spectaculaire, dans la plus pure tradition du genre avec barreaux sciés, cordes confectionnées avec des draps et des couvertures, grappins métalliques fabriqués avec de fines barres d’acier récupérées ici ou là. Sans soutiens extérieurs, affamés, sans argent, signalés par la population, la gendarmerie capture les fugitifs dans les environs de Bruz le lendemain. Dans plusieurs rapports de fin juillet, août et septembre 1961, le commissionnaire divisionnaire de Rennes préconise des mesures sévères de contrôle des détenus pour éviter une évasion massive, il se plaint amèrement du laxisme de l’administration pénitentiaire, il déplore le fait que les prisonniers politiques aient renversé l’ordre établi et fassent la loi, enfin il met en garde : « Il ne faut pas être dupe des manœuvres du sieur Salem (Henri Alleg), dont les désirs d’évasion sont suffisamment connus ».  

     Le commissaire dit vrai mais, contrairement à ses compagnons de détention qui n’ont pas tenu compte de ses conseils et avertissements, Henri Alleg sait qu’une évasion se prépare et qu’elle ne peut réussir qu’à condition de bénéficier de solides appuis extérieurs pour protéger la fuite. Il s’emploie à réfléchir aux scénarios possibles et met à profit les contacts qu’il peut avoir, notamment par l’intermédiaire de sa femme, Gilberte Salem, qui lui rend régulièrement visite et est hébergée à Rennes chez la veuve d’un militant communiste résistant fusillé à Chateaubriant le 15 décembre 1941.

     Alleg obtient l’aval du Parti, ce dernier organise les filières qui lui permettront d’échapper aux recherches après l’évasion. Un plan s’échafaude, il doit se faire hospitaliser, un hôpital offrant des opportunités pour s’échapper. Il cesse alors de s’alimenter, s’enveloppe la nuit de serviettes trempées d’eau froide. Quelques semaines de ce régime conduisent le médecin de la prison, le docteur Porée – notable radical-socialiste qui fit partie du Comité d’honneur du journal communiste Ouest-Matin lors de son lancement en 1948 − « un homme chaleureux et sympathique » écrit Henri Alleg dans ses souvenirs –, à ordonner une hospitalisation immédiate. Toutefois, par mesure de sécurité, on l’isole à l’Hôtel-Dieu au pavillon des aliénés dans une cellule capitonnée, non éclairée par la lumière du jour, lieu dont il comprend qu’il sera impossible de s’évader. Après quelques examens, il demande à retourner dans sa cellule de la Maison d’arrêt. Quand il consulte à nouveau le docteur Porée, celui-ci, surpris de le revoir si tôt, se plaint le 13 septembre 1961 au directeur de l’administration pénitentiaire des conditions d’hospitalisation d’Henri Alleg et demande qu’il soit à nouveau transféré à l’hôpital, mais cette fois-ci dans de meilleures conditions, à celui de Pontchaillou. On le place dans une chambre du rez-de-chaussée dont la fenêtre est fermée par une forte grille aux mailles de fer épaisses et serrées donnant sur un grand champ bordé à son extrémité par un mur donnant sur la rue. Trois policiers armés se relaient dans le couloir pour le surveiller jour et nuit. Dans les lettres qu’il envoie à sa famille, Henri Alleg s’emploie à décrire les lieux de manière plus ou moins cryptée, ceux qui l’aideront à l’extérieur doivent connaître l’environnement.  

     Un jour, quelqu’un jette de l’extérieur une boulette de papier à travers la grille de sa chambre, on lui demande ce dont il a besoin. Réponse rapide que récupère peu de temps après l’inconnu : « Des cisailles pour découper la grille. Un point de chute en ville. Un plan pour y arriver ». Quelques jours plus tard, le même homme glisse sous la grille une cisaille en acier. Alleg la dissimule, puis on l’avertit par un autre message que l’opération doit avoir lieu dans la nuit du 1er au 2 octobre. Afin de détourner l’attention du gardien assis dans le couloir, il feint de ne pouvoir dormir et demande à deux reprises des somnifères qu’il ne prend évidemment pas. Vers 3 heures 30 le gardien vérifie sa présence dans la chambre. Puis, Alleg parvient à découper, non sans difficultés, un rectangle dans les mailles du grillage. Il se déshabille pour ne pas accrocher ses vêtements aux pointes de fer, passe par le trou, saute à l’extérieur, court à travers le champ, grimpe à un arbre bordant le mur, entend une voix qui chuchote : « Vas-y Henri ! On t’attend » et se retrouve de l’autre côté. Trois militants du Parti communiste de Rennes sont là avec une voiture, ils dispersent des sachets de poivre pour désorienter d’éventuels chiens policiers. Une demi-heure plus tard, il se trouve à l’abri au domicile d’un couple de retraités militants communistes rodés au travail clandestin dans la Résistance. Quelque temps après, transformé physiquement, muni de faux papiers, il est convoyé dans différents lieux puis il passe clandestinement la frontière vers la Suisse et enfin, deux mois après le début de sa cavale, arrive à Prague en Tchécoslovaquie où il retrouve des camarades du Parti communiste algérien et, quelques semaines plus tard, sa famille au complet.  

     Après l’évasion, c’est le branle-bas à l’hôpital et chez les fonctionnaires de police. L’enquête, après l’interrogatoire d’une vingtaine de personnes, n’apportera aucun élément. Chacun se renvoie la balle, on se met en cause réciproquement, on doit prouver auprès de sa hiérarchie qu’aucune erreur n’a été commise. Les rapports accusateurs et justificatifs pleuvent. Les renseignements les plus fantaisistes sont envoyés à la police parfois sous forme de lettre anonyme. La chasse au fugitif prend fin le 26 novembre 1961 lorsque la presse annonce qu’Henri Alleg est à Prague et qu’il déclare, rapporte Ouest-France du 27 novembre 1961 : « Je me suis enfui de la prison de Rennes grâce à une aide extérieure décisive ». Sur place, il va participer à la rédaction de la Nouvelle revue internationale, problèmes de la paix et du socialisme, à l’adresse des pays dominés et des mouvements de libération. En juillet 1962, l’indépendance proclamée, il est à Alger pour faire reparaître Alger Républicain.

     Quant à l’affaire Audin, au motif de l’amnistie décrétée en mars 1962 pour les infractions de tous ordres commises dans le cadre de la lutte contre l’insurrection algérienne, le juge rennais Hardy prononce un nonlieu le 20 avril 1962. L’historien Pierre Vidal-Naquet notait à ce sujet : « Le juge Hardy montra […] sinon de la docilité, du moins de la complaisance, car au motif de l’amnistie il ajouta celui de “l’insuffisance des charges” à l’encontre de quiconque d’avoir commis l’homicide volontaire, sur lequel il instruisait. M. Hardy fut, par la suite, nommé Substitut à Paris. Cela, nous ne le sûmes pas tout de suite… ».