Quel meilleur endroit qu’un bistrot pour sceller sa première rencontre avec Rennes ? C’est au Mod Koz (ex-Scaramouche) que la documentariste parisienne Floriane Devigne a noué ses premiers liens avec la ville. Elle était venue y présenter son deuxième film, Dayana Mini Market, un documentaire original et émouvant sur les déboires d’une famille tamoule, gérante d’une épicerie. « C’était chaleureux et détendu », se rappelle-t-elle. « Je ne sais pas si c’est spécifique à Rennes, mais on sent qu’il y a ici un public qui se retrouve pour voir du documentaire de création, que les gens se connaissent », estime la réalisatrice. La projection était organisée par Comptoir du Doc, dans le cadre de son rendez-vous mensuel Doc au Bistrot. Si la capitale bretonne compte bon nombre de passionnés de films documentaires, cette association n’y est pas étrangère. Depuis plus de 15 ans, cette institution rennaise multiplie les manifestations : le mois du film documentaire en novembre, Doc en Stock deux dimanches par mois au musée de Bretagne, le festival Images de justice en janvier, Doc au féminin durant le week-end du 8 mars… La réalisatrice Floriane Devigne a ainsi pu revenir en terre bretonne en novembre pour une projection à la prison de Vezin-Le-Coquet. « Mon film avait été sélectionné par un groupe de détenus lors d’un atelier de programmation organisé par Comptoir du Doc. Les conditions de projection n’étaient pas idéales pour le son car nous étions dans un gymnase. L’attention de ce public n’est pas la même que lors d’une projection classique, il y a pas mal de va-et-vient. Mais une vingtaine de détenus est restée présente tout au long du film. Leur réception était plutôt bonne. C’est un film sur l’argent et la famille. Beaucoup ont été sensibles à l’amour qui se dégage de cette famille, et plusieurs ont dit qu’ils se reconnaissaient dans les difficultés financières rencontrées par Dayana et les siens. C’était un moment intéressant, curieux », décrit la documentariste.
Des rencontres comme celle-ci, que ce soit auprès de jeunes, de moins jeunes, de ruraux ou d’urbains, Comptoir du Doc en organise en moyenne une centaine par an. « C’est important que ce type de structure existe. Ils sont organisés et ils ont réussi à trouver assez d’argent pour diffuser des documentaires dans des endroits moins accessibles. Ils donnent accès à une vision du cinéma qui est peu ou mal diffusée », félicite Floriane Devigne.
Le point fort de Comptoir du Doc ? Mettre l’accent sur des documentaires de création, c’est-à-dire des films originaux tant sur le fond que sur la forme. « Notre objectif, c’est de faire découvrir que le documentaire est différent du reportage, que ce n’est pas un truc pédagoennuyeux et surtout, qu’au-delà du sujet, cela recouvre plein de formes de cinéma différentes. Au-delà du thème d’un film, c’est l’originalité de son traitement qui va déclencher notre envie de le programmer », explique Célia Penfornis, coordinatrice de l’association. Les Rennais pourront ainsi revoir fin janvier le moyen-métrage 3 jours de liberté du Polonais Lukasz Borowski, primé lors de la dernière édition d’Images de Justice, qui plonge le spectateur durant vingt minutes dans la première permission de Piotr, incarcéré depuis 15 ans. L’association présentera aussi au musée de Bretagne, toujours en janvier, les documentaires Les tourmentes et L’image manquante. Le premier, réalisé par le Belge Pierre-Yves Vanderweerd, évoque l’égarement des hommes à travers les pérégrinations d’un troupeau de brebis dans la Lozère hivernale. Le second, du célèbre Cambodgien Rithy Panh, primé à Cannes en 2013, fait appel à des figurines en bois pour incarner le souvenir de la conquête de Phnom Penh par les Khmers rouges en 1975. Une diversité emblématique des choix opérés par Comptoir du Doc.
Exigeant, peu commun : deux adjectifs que l’on pourrait attribuer au film L’Harmonie, du Franco-Suisse Blaise Harrison. Tourné à Pontarlier, ce documentaire contemplatif suit les pas des musiciens amateurs de l’harmonie municipale de cette petite cité du Doubs. Un long-métrage atypique que son réalisateur est venu présenter en Ille-et-Vilaine en novembre dans le cadre du Mois du Doc. « Comptoir du Doc avait organisé une projection à Châtillon-en-Vendelais dans une salle de cinéma associative tenue par Roland, un ancien agriculteur. Le public n’était pas très nombreux mais c’était très sympa, très convivial. Les échanges étaient fluides, agréables, tout le monde discutait de façon libre. On était en plein milieu rural mais on sentait que le public était assez habitué à voir du documentaire », raconte le réalisateur qui a également présenté son film à la médiathèque du Rheu. Le trentenaire avait déjà participé, l’an dernier, à l’édition précédente du Mois du Doc. « Les rencontres avec le public se passent toujours un peu de la même façon, où que l’on soit. Mais, vu de l’extérieur, j’ai l’impression qu’il y a ici un vrai dynamisme, une volonté des lieux et des publics à voir cette forme de documentaire. On dirait qu’il y a une forme d’éducation au documentaire de création car les publics que j’ai rencontrés ici semblaient habitués à ces documentaires qui ne sont souvent pas du style de ceux qu’on peut voir à la télévision en général », remarque Blaise Harrison. Les quinze années de travail de Comptoir du Doc finiraient-elles par payer ? Sûrement. Mais aussi les actions menées par le ciné TNB, l’Arvor, les étudiants de Rennes 2 à l’auditorium Le Tambour, le musée de Bretagne, l’association de professionnels Films en Bretagne, etc. Les Rennais, et plus largement les Bretilliens, disposent d’un véritable espace pour s’abreuver de films documentaires, du plus conventionnel au plus expérimental. Le département profite aussi du dynamisme régional dans le domaine de l’image. « Il y a une vivacité très liée au territoire, je ne saurai pas expliquer pourquoi. C’est ce que nous font toujours remarquer les réalisateurs invités dans la région », note Célia Penfornis. La coordinatrice de Comptoir du Doc possède tout de même quelques pistes d’explication. « Les festivals, les cinémas associatifs, les médiathèques… Le maillage du territoire est impressionnant. Il y a aussi un tissu de sociétés de production à Brest, Rennes ou Quimper, notamment, qui font toutes des choix éditoriaux différents. Quant au documentaire précisément, ce n’est pas tant à Rennes que les choses se font, c’est à l’échelle régionale. Il y a un vrai réseau de partenaires plutôt bien structurés ».
Ce dynamisme se retrouve dans la composition des adhérents de Comptoir du Doc. Si l’association a été créée par des professionnels en 1998 – dont les producteurs Gilles Padovani de .Mille et une. Films et Jean- François Le Corre de Vivement Lundi ! – elle regroupe aujourd’hui des gens du métier, des retraités, des étudiants, des salariés, des chômeurs… Bref, tout un univers de passionnés. Et ce sont eux qui participent activement aux programmations des différents événements distillés tout au long de l’année par l’association. « Sur notre centaine d’adhérents, près de la moitié est inscrite dans nos huit groupes de programmations », explique Célia Penfornis. Leur rôle ? Sélectionner les films qui seront diffusés lors des différents rendez-vous de Comptoir du Doc. Animé par un chargé de programmation – un adhérent souvent professionnel de l’image – chaque groupe visionne, débat et sélectionne les oeuvres. Pour ce faire, le chargé de programmation part préalablement « à la pêche aux films. Il regarde ceux qui nous sont adressés par les réalisateurs, il essaie d’être attentif à la création locale et il parcourt les festivals en France et dans les pays francophones comme Ciné du Réel à Paris, Vision du réel à Nyons, le FID à Marseille… C’est là qu’il repère des films que le public rennais n’aurait pas la chance de voir car ils sont peu ou pas diffusés à la télévision, ou montrés dans des salles ou des festivals hors de Bretagne », détaille la coordinatrice. Si Comptoir du Doc diffuse des films réalisés localement, elle n’a pas pour autant de quota de diffusion locale. « On peut nous le reprocher, mais nous sommes attachés à faire découvrir des films qui possèdent un vrai caractère et qui sont peu diffusés, peu importe d’où ils viennent ».
Un rôle de passeur essentiel, car l’écosystème du documentaire est fragile. « Les documentaires diffusés à la télévision sont de plus en plus formatés. De nombreux cinéastes n’y trouvent plus leur place et tentent de sortir leur film en salles, mais ce débouché aussi est difficile », commente Célia Penfornis. Un avis partagé par la réalisatrice de Dayana Mini Market. « La place du documentaire de création se réduit comme peau de chagrin à la télévision. Le plus rageant, ce n’est pas qu’il n’y a pas d’argent pour produire, c’est que les difficultés existent qualitativement : l’argent va dans des produits moins bons », s’agace Floriane Devigne. « J’ai commencé le documentaire en 2005, je n’ai pas connu une “période faste” de la création. Je ne sais pas par quel miracle j’ai réussi à ce que mes films soient bien produits ou coproduits (par Arte notamment, N.D.L.R.). Au niveau personnel, ça va pour l’instant. Mais au niveau de la profession, c’est dur », confie-t-elle. Pour Blaise Harrison qui, en parallèle de ses films, travaille comme chef-opérateur auprès d’autres réalisateurs pour gagner sa vie, des structures comme Comptoir du Doc sont indispensables pour donner une vie aux oeuvres. « Il y a peu de lieux et de gens qui ont envie de montrer ces films. Avoir ce type de structures, c’est précieux. Et les rencontres avec le public sont importantes. Car lorsque vous faites un film pour la télévision, le moment de la diffusion est assez bizarre pour le réalisateur. Il paraît qu’il y a du monde qui regarde mais vous ne le savez pas, vous ne le sentez pas. C’est génial que la vie d’un film ne s’arrête pas là. » Fruit de nombreux mois de travail, L’Harmonie, diffusé sur Arte en février 2014, a ainsi bénéficié de plusieurs projections et a tourné dans six festivals.