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Dossier
#21
Quartiers riches, quartiers pauvres : une très vieille histoire
RÉSUMÉ > Les riches au nord. Les pauvres au sud. La Vilaine entre les deux. La géographie sociale de la ville de Rennes est, comme dans la plupart des villes, une vieille histoire, où s’entremêlent la topographie et les logiques distinctives.

Au début, les riches étaient à l’ouest

      Les premières données sociales dont on dispose remontent à la fin du Moyen Âge. Elles font apparaître que la noblesse privilégie ce que l’on appelle la « cité », c’est-à-dire les abords de la cathédrale, qui correspondent au noyau resté urbanisé à la fin de l’Antiquité et où se trouvent les pouvoirs politiques : évêché, hôtel-de-ville, cour de justice, hôtel des monnaies et, bien sûr, pouvoir ducal. De leur côté, les marchands se situent en général plus à l’est, autour de la « cohue », située entre la place du Champ-Jacquet et l’actuelle place Rallier-du-Baty. En marge de ce quartier, l’église Saint-Germain a la réputation d’être la paroisse des marchands merciers, c’est-à-dire la fine fleur de la bourgeoisie commerçante. 
     Dès cette époque, ainsi, le nord de la Vilaine est bel et bien préféré aux autres espaces. Il faut dire que la partie située au sud du fleuve est inondable, ce dont témoigne le nom de « Pré botté ». Là, le cours sinueux de la Vilaine se double de bras secondaires, comme le « vieux cours », et tout cet espace peut être vite recouvert d’eau. C’est donc dans ce que l’on appelle la « basse ville » que se trouvent les gens les plus modestes. Ce quartier intra muros est sociologiquement proche des faubourgs, refuges habituels des pauvres.
     Pour autant, il ne faut pas avoir de ce paysage une vision trop caricaturale : ainsi, trouve-t-on un manoir rue Vasselot, à proximité du prestigieux collège Saint-Thomas, pépinière des élites rennaises et bretonnes. Mais il est vrai que ledit manoir est tôt transformé en couvent et que les institutions scolaires ont souvent été contraintes de s’installer dans des lieux où la pression foncière était moindre.

     L’installation définitive du parlement à Rennes (1561) vient accentuer la séparation nord-sud. La haute cour de justice s’installe en effet intra muros, au nord de la Vilaine, dans le couvent des Cordeliers (actuelle rue Victor- Hugo), tout près de là où, bientôt, il est décidé de construire un magnifique palais. Pourtant, le choix de cet emplacement s’inscrit en relative rupture par rapport à la géographie antérieure des lieux de décision politiques, car c’est la première fois qu’un lieu de pouvoir n’est pas dans le petit périmètre de l’ancienne « cité ». Il en résulte une évolution de l’espace élitaire. La carte de l’implantation des parlementaires en 1629 montre bien que ces derniers apprécient tout particulièrement les rues aux Foulons (actuelle rue Le Bastard) et Saint-Georges, nouveaux fronts pionniers de la richesse rennaise. Nobles eux-mêmes, ils restent cependant aussi fidèles à la « cité », qui demeure ainsi un haut lieu de l’habitat notabiliaire. La construction du lotissement des Lices, quelques années plus tard, est le signe que cette partie de la ville garde longtemps l’image d’un quartier apprécié des plus aisés, à la fois proche du vieux quartier aristocratique et du quartier marchand qui demeure autour de la « cohue ».

Les « gars de Rennes », plutôt au sud

     Jusqu’où peut-on parler de ségrégation sociale ? En 1629, pas un parlementaire et pas un avocat n’habite au sud de la Vilaine. Quelques Rennais aisés sont recensés dans les faubourgs, plutôt au nord d’ailleurs. Mais parallèlement, force est de constater que nombre de pauvres habitent dans les rues intra muros bordées de beaux hôtels particuliers. La modestie sociale et la misère ne connaissent pas de frontières, à la différence de la richesse qui ne s’aventure pas là où c’est trop humide et où les gueux sont trop nombreux. Le sud de la Vilaine, entre le Champ Dolent et la rue Vasselot, est donc par excellence un lieu d’artisans et de gens de peu. Un représentant du roi de passage en 1636 résume ainsi la géographie sociale rennaise, non sans plaquer sur les habitants de la basse ville les plus classiques préjugés du temps :
     « La plus menue populace sont les artisans de toutes sortes, épars par toute la ville, et particulièrement abondants et presque tous dans la basse-ville, au-delà de la rivière et du costé de la rive gauche. On appelle ces sortes de gens les gars de Rennes, et sont la plupart yvrongnes et seditieux. »
     Soyons juste : on trouve évidemment aussi des « gars de Rennes » dans les faubourgs, et particulièrement dans les artères peuplées du nord – les pauvres aussi aiment être au sec ! –, le long des routes qui mènent vers Saint-Malo, Dinan et Antrain. Les chiffres de la peste qui frappe la ville en 1605-1606 le montrent sans ambiguïté : les rues qui payent le plus lourd tribut à l’épidémie sont tant dans la basse ville (rues du Champ-Dolent et Vasselot, autour de l’église Toussaints, c’est-à-dire sur l’actuelle place Honoré Commeurec) qu’extra muros (rues de Saint-Malo et d’Antrain).

Après l’incendie de 1720 : tout change, rien ne change...

     L’incendie de 1720, et plus encore la reconstruction qui s’en est suivie, a renforcé cette géographie. La construction de grands et beaux immeubles dans le centre a contribué à en chasser une partie de ses habitants les moins aisés. Mais il ne faut pas exagérer la portée de cette possible fuite, les derniers étages des beaux immeubles étant le refuge de bien des gens modestes, que l’on pouvait aussi trouver au rez-de-chaussée. Reste que, désormais, malgré quelques projets aussi ambitieux que vite abandonnés, s’opposent visuellement un centre-nord de la Vilaine moderne et le reste, marqué par l’urbanisme et l’habitat en partie insalubre hérité de l’époque médiévale. De plus, la construction, au nord-est du centre, d’une place – celle du palais – bordée d’immeubles particulièrement soignés, a pu contribuer à renforcer l’attrait de ce quartier-là sur une population aisée.
     De même, la reconstruction a joué un rôle en contribuant à recentrer les pouvoirs vers l’est : l’hôtel-de-ville quitte ainsi le bout de la rue de la Monnaie pour un nouvel édifice flambant neuf – que nous connaissons toujours –, qui abrite aussi le présidial venu quant à lui de ce qui a gardé le nom de « prison Saint-Michel ».
     Malgré tout cela, il est frappant de voir que la reconstruction n’a pas fondamentalement changé la répartition des élites dans la ville. La noblesse parlementaire (qui a fini par intégrer quasiment toute la noblesse locale) continue à aimer vivre autour de la cathédrale et autour du parlement. Elle ne dédaigne pas, ainsi, ces vieilles rues étroites et parfois sinueuses épargnées par le « grand feu », où elle trouve des hôtels particuliers dignes d’elle en nombre significatif, qu’elle peut le cas échéant reconstruire. La rue des Dames d’un côté, et la rue de Corbin de l’autre, constituent les noyaux durs de l’implantation aristocratique en ville. Entre les deux, les quartiers reconstruits sont essentiellement le refuge de la bourgeoisie, qu’elle soit de robe ou commerçante. Mieux, cette dernière garde une préférence pour les rues qui se trouvent autour de là où était l’ancienne « cohue », pourtant disparue dans l’incendie.

La conquête de l’est par les notables

     Plus que ces nouvelles formes d’habitat et que cette dilatation dans l’espace des pouvoirs, ce qui se joue alors, et qui va modifier sensiblement la géographie sociale de la ville, c’est le désir d’espace ou, si l’on préfère, la volonté, pour les plus riches, de pouvoir se mettre doublement à l’écart du commun, en optant pour cet habitat consommateur d’espace qu’est l’hôtel particulier entre cour et jardin, et pour des quartiers nouveaux où un certain entre soi prévaut. L’heure est venue de s’éloigner de la ville, de ses miasmes et de ses artisans un peu trop bruyants et parfois tumultueux.
     C’est ainsi qu’une partie des plus riches Rennais, qui en général relèvent du milieu parlementaire, osent au 18e siècle une sortie de l’intra muros, du côté de la Motte à Madame. Le lotissement des Lices avait déjà été, au 17e siècle, une première tentative d’exfiltration hors les murs : extension de la cité, ces beaux immeubles permettaient d’avoir une vue dégagée sur la ville, perçue comme un décor, en même temps que mise à distance et expression d’une volonté d’être entre gens de bonne compagnie. Mais le lotissement des Lices n’a pu être la tête de pont d’un nouveau quartier extra muros pour riches Rennais. Il s’est trouvé bloqué à l’ouest par le populeux et spongieux faubourg l’Évêque, au nord par les masses de pauvres amassés dans les rues de Dinan et de Saint-Malo, débordant jusqu’à la place Sainte-Anne et à la rue Saint- Michel, mais aussi par les propriétés de l’Église, faisant barrière.
     Ne pouvant « s’échapper » par là, les riches l’ont fait à partir de leur autre quartier de prédilection : celui du parlement. C’est en effet en arrière de celui-ci, du côté de la colline du Thabor, que s’est constitué leur nouveau front pionnier. Là, en effet, l’emprise cléricale était moindre, en même temps que les faubourgs, ceux de Fougères et de Paris, étaient relativement peu peuplés. Et le terrain était au sec. Le mouvement avait été amorcé au milieu du 17e siècle, quand la riche et puissante famille de Marbeuf avait édifié un hôtel à l’angle de rue des Fossés et de ce qui était alors le début du faubourg de Fougères.
     Dans les décennies qui suivent, ils sont rejoints par d’autres qui trouvent là, autour de ce Contour de la Motte, de quoi satisfaire leur désir d’espace et de distinction sociale. Les autorités accompagnent le mouvement : l’évêque quitte bientôt son ancestral manoir épiscopal adossé à la cathédrale pour investir le palais Saint- Melaine tandis que l’intendant s’installe dans un hôtel où lui succéderont, jusqu’à nos jours, les préfets.

De la rue des Dames au « Contour des pouvoirs »

     À l’heure où Rennes s’apprête, sous les yeux du jeune Chateaubriand, à passer de l’ancien au nouveau monde, il résulte de tout cela une géographie de l’habitat notabiliaire que nous pouvons saisir en cartographiant les hôtels particuliers anciens recensés par le célèbre érudit Paul Banéat (voir carte page suivante). La plus forte concentration se trouve dans la vieille cité, qui n’a jamais été totalement délaissée par les puissants du lieu, malgré la fuite de certains. Le premier président du parlement réside ainsi toujours rue des Dames, tandis que le commandant en chef est installé rue du Chapitre, à l’hôtel de Blossac. Un second noyau, moins dense, mais plus étendu, est centré autour du parlement, et s’étend de l’église Saint-Germain – devenue celle des parlementaires – à la place du Champ-Jacquet. La carte montre aussi que quelques riches Rennais ont fait l’expérience d’une implantation au sud de la Vilaine, mais ils sont bien peu nombreux. D’autres ont fait le choix de l’extra muros et celui-ci est toujours situé au nord de la Vilaine.
     Au 19e siècle, Paul Féval s’amuse de cette géographie qui avait aussi, à le lire, quelque chose de plus politique :
     « La rue des Dames renferme l’aristocratie dévote ; les abords de la Motte donnent asile à l’aristocratie osée. On a vu des marquises du Contour de la Motte aller au théâtre ! Jugez du reste ! Au théâtre ! A Rennes ! La rue des Dames se voile la face en parlant du Contour de la Motte ; le Contour de la Motte singe un peu Paris » (Bouche de fer, 1861)
     Le père de Lagardère ira loin dans la comparaison, en affirmant que la Motte est le « petit faubourg Saint-Honoré rennais », mais sans doute vaudrait-il mieux parler de « petit faubourg Saint-Germain », puisque les hôtels de la Motte tendent à devenir les sièges des autorités, un peu comme ceux du « noble faubourg » parisien sont devenus des ministères. C’est pourquoi Jean-Yves Veillard le surnommera joliment « le Contour des pouvoirs », ce qu’il est encore aujourd’hui.

     Mais le 19e siècle ne s’arrête pas là. Le Contour, au fond, n’a été qu’une étape, un camp de base à partir duquel les élites rennaises ont poursuivi leur drang nach osten, selon les mêmes ressorts que ceux qui ont conduit certains à sortir du centre, et selon les mêmes axes. Ainsi, dans le prolongement du Contour de la Motte, entre la rue de Paris et la Vilaine, le lotissement du Mail Donges conduit à la réalisation d’un quartier flanqué au nord, face au parc du Thabor, d’une belle ligne d’hôtels particuliers (rue de Paris). Sous le Second empire, de l’autre côté, on ouvre le boulevard de Sévigné qui, avec les rues adjacentes devient le coeur du Rennes huppé, qui, lui aussi, regarde vers le Thabor redessiné par Bülher. Plus tard, à la veille de 1914, les Mottais viennent compléter le quartier. Certes, on a réservé certaines parcelles à la « Ruche ouvrière », mais cela ne corrige guère la tonalité du quartier, qui comprend aussi bientôt les belles maisons de la rue Brizeux.
     De même, l’édification de belles maisons dans les quartiers sud, que ce soit sur la colline de Beaumont ou le long de la rue de Redon, ne change pas vraiment une géographie qui reste éminemment favorable au nord-est de la ville. Et alors que les notables s’installent préférentiellement au nord-est et ce faisant prolongent inconsciemment des choix faits depuis le 16e siècle par les élites rennaises, les « gars de Rennes » de naguère trouvent, au sud de la ville, de lointains héritiers dans les cheminots de Sainte-Thèrèse et des Sacrés Coeurs, comme avec les ouvriers de l’Arsenal.

     Ainsi, de la fin du Moyen Âge à la Grande guerre et au-delà, les riches ont privilégié non pas l’entassement, mais le mouvement et celui-ci n’a rien eu d’hasardeux : se glissant entre les couvents et les quartiers misérables, ils ont suivi les courbes de niveaux orientées vers le nord-est, et, partis du point noninondable le plus proche du confluent (la cité), ils ont encerclé la colline dont le chef est occupé par le Thabor, mais sans jamais délaisser les espaces naguère chéris. Les riches Rennais se sont ainsi constitués au fil du temps un territoire en forme de triangle constitué par la rue Saint-Louis et la rue Saint-Yves, prolongées par les rues de Fougères et de Paris, progressivement élargi à ce qui se trouve entre la rue d’Antrain et les quais.
     Est-ce un hasard si, au milieu de ce territoire, les plus belles maisons du quartier Sévigné se situent sur le dôme même de la colline ? Est-ce aussi un hasard si le grand établissement privé Saint-Vincent est dans ce quartier, de même que l’est la faculté de droit, cette usine à produire des élites ? Est-ce un hasard si les deux prisons ont longtemps été au sud de la ville, dans une partie de la ville dénuée de lieux de pouvoir avant l’installation de l’hôtel de Rennes Métropole ? Est-ce un hasard si les cadres et professions intellectuelles supérieures sont, encore au début du 21e siècle, une minorité parmi les actifs résidants de part et d’autre de la rue de l’Alma alors ils représentent près de la moitié de ceux qui demeurent dans les rues longeant le Thabor ? Les lignes de chemin de fer, en effet, ont relayé la Vilaine comme frontière sociale.

Maurepas, un îlot dans un océan aisé

     Et le volontarisme édilitaire n’y a au fond pas changé grand-chose. Certes, en implantant au bout du quartier cossu les « tours de Maurepas », comme on dit, la municipalité Fréville a pu avoir l’impression de casser une certaine captation de l’espace par les plus riches des Rennais. Mais cela n’a pas entravé la marche vers le nord et l’est de ces élites faisant de Maurepas une sorte d’îlot pauvre dans un océan aisé. Il faut dire que ces élites ont aussi, à l’heure de la voiture-reine, littéralement enjambé la limite administrative de Rennes et la rocade, pour étendre leur territoire vers le nord et l’est de la métropole. Dans le prolongement des axes tracés dès le Moyen Age, en effet, il y a Cesson-Sévigné et Saint-Grégoire, communes aux niveaux de vie, en 2010, parmi les plus élevés d’Ille-et-Vilaine. Est-ce un hasard ? En six siècles, tout a changé, mais si peu au fond.