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Dossier
#28
RÉSUMÉ > Les liseuses numériques n’ont pas tué le livre imprimé. Les deux objets offrent des usages complémentaires. Certains ouvrages de papier demeurent irremplaçables, affirme l’historien Malcolm Walsby. Ce spécialiste de l’imprimé double son analyse d’une mise en perspective stimulante. Il s’interroge également sur la manière dont le numérique modifie le Français contemporain. Et il analyse comment les bibliothèques intègrent ce nouveau support dans leur offre de connaissances partagées.

     Longtemps, la lecture numérique a été une activité marginale, réservée aux technophiles. Désormais, elle est devenue un phénomène de masse. On sait que déjà certains ouvrages en français ont été téléchargés plus d’un million de fois sur des liseuses ou des tablettes par des lecteurs voraces. Cette indéniable réussite du livre numérique est liée aux atouts que peut offrir ce type de support. On peut tout d’abord citer l’importance de l’accès gratuit aux oeuvres qui ne sont plus aujourd’hui soumises à des questions de propriété intellectuelle. Libres de tous droits, elles peuvent être téléchargées en grand nombre et contribuer à une certaine redécouverte des textes classiques. Mais, même en ces temps de crise, l’économie de quelques euros n’est pas la seule raison du succès du livre numérique. On peut sauvegarder sur un support de petite taille des milliers d’ouvrages. Le lecteur peut ainsi choisir, au gré de son humeur, le livre qu’il souhaite lire, où qu’il soit. La question du confort de lecture rentre également en jeu : on peut lire dans des conditions de luminosité très pauvres et tenir à une main un texte normalement imprimé dans un volume conséquent.

... mais encore bien des problèmes à résoudre !

     Le format numérique présente également des inconvénients. Son format, similaire à un document en PDF, représente une régression et non une amélioration par rapport au livre traditionnel. Avoir à progresser dans un document en « scrollant » ou en avançant écran après écran rappelle le type de lecture imposé par le volumen, c’est-à-dire le rouleau de papyrus cher à l’antiquité. L’invention du codex, le livre avec des pages tel que nous le connaissons, avait permis des avancées importantes et notamment la pagination. On peut également souligner les difficultés liées à l’annotation des livres numériques. Sans clavier et sans la possibilité de griffonner rapidement une note, l’annotation est pénible et la lecture est interrompue.
    D’autres problèmes doivent également être abordés. Ainsi on ne peut pas encore réellement s’approprier l’ouvrage de la même manière qu’avec un livre en papier. Comment indiquer où et quand on l’a acquis ou lu ? Comment, aussi, léguer le livre ? Nous avons tous des livres qui nous sont chers parce qu’ils contiennent le nom et des notes de proches. Or le format numérique a tendance à empêcher cette forme de transmission. Le livre acheté ne peut parfois être lu que sur certains supports. Et si le livre a été acheté, il est illégal de le transmettre ou de prêter le fichier. De plus, il n’y a aucune garantie que la plateforme utilisée ne devienne un jour obsolète, entraînant une perte de données considérable.
    Enfin, notons qu’un des effets de l’arrivée du livre numérique semble être un changement important dans la « chaîne du livre ». Le processus de création, de distribution et de vente du livre numérique tend à faire disparaître le libraire, voire aussi l’éditeur commercial. Si on peut fabriquer soi-même des livres et les vendre directement par internet, ces deux figures traditionnelles du monde du livre n’ont plus de raison d’être. Or, dans ce cas, un autre problème apparaît : celui causé par le nombre presque infini de livres auquel le lecteur est confronté. La brutalité de cette confrontation nécessite une médiation : comment sinon choisir parmi ces millions d’ouvrages, par où commencer ? Ici, les recommandations d’autres internautes ne suffisent pas ; il faut une personne prête à vous écouter et à vous guider. Peut-être est-ce là un des rôles d’avenir des bibliothèques.

     Dans son état actuel, le livre numérique est quelque peu décevant. Nous profitons tous les jours des richesses d’un monde du multimédia interconnecté, où tout peut être personnalisé, et où on peut tout partager. Dans ce contexte, le livre numérique semble bien triste, tout particulièrement lorsqu’il est présenté sur des liseuses en noir et blanc. Les photos, l’illustration, les vidéos ainsi que la musique et, de manière plus large le son, sont presque totalement absents des éditions telles qu’elles sont présentées aujourd’hui.
    Une grande partie des améliorations envisageables pour le livre numérique pourraient être mises en place en très peu de temps si les spécialistes s’y penchaient. Par exemple, les choix typographiques et les changements de mise en page du livre sont très limités sur les liseuses. On peut également se demander pourquoi on ne peut pas accéder à des définitions lexicales ou des traductions en d’autres langues pour chaque mot de chaque livre. Pourquoi ne pas offrir la possibilité de contextualiser ce qu’on lit en offrant la possibilité de situer un lieu sur une carte, ou replacer un événement dans une chronologie ? Serait-ce si difficile de faciliter une interaction entre différents lecteurs d’un livre en permettant d’afficher les commentaires des uns et des autres et de voir ce que pensent d’autres personnes de tel ou tel passage ?
    Le livre numérique nous offre la possibilité de réimaginer le livre, de trouver des manières de le rendre plus vivant, plus interactif, plus agréable. Les éditeurs du numérique n’ont pas encore su apprécier tout ce qu’il était possible de faire avec ce nouveau format. Le potentiel artistique de ce médium reste encore à développer.

     L’arrivée du livre numérique sonne-elle le glas du livre traditionnel ? Certains types de livres resteront irremplaçables. C’est évidemment vrai pour les livres anciens avec leurs annotations et leurs particularités. C’est aussi le cas pour le livre « objet » ; c’est-à-dire pour le livre qui a une valeur de par sa reliure ou grâce à des possesseurs célèbres. Au niveau de chaque famille, il y aura toujours aussi des livres que l’on chérit et que l’on gardera pour, par exemple, préserver les recettes copiées dans les marges ou à la fin d’un livre de cuisine par un de ses parents. On continuera également de publier des livres papier. On peut faire valoir le plaisir de toucher, de tenir, voire de sentir un volume – autant de ravissements uniques que tout lecteur peut apprécier. Mais ce ne sont pas là les seuls arguments en faveur du format traditionnel. Par définition, certaines catégories de livres ne peuvent exister à l’état virtuel. Les livres d’artistes en sont un exemple phare et, qui plus est, rencontrent un intérêt croissant. On produit de plus en plus d’ouvrages de ce type qui sont autant d’objets d’arts.
    L’illustration est une autre raison pour laquelle on continuera de publier sur papier. Le volume grand format que l’on dépose sur la table du salon ne pourra être remplacé par un livre numérique aux images bien plus petites et moins agréables à contempler. De plus ce type de livre est là pour être partagé, pour être montré aux visiteurs. Il en va de même pour les étagères où l’on souhaite, de par ses choix de titres, exprimer son attachement à une cause ou un auteur et à projeter une vision spécifique de soi-même. Enfin, et chacun l’aura noté, à l’heure de l’Internet le papier ne reste-t-il pas indispensable dans la communication des nouvelles, comme en témoignent les journaux gratuits distribués à chaque arrêt du métro rennais ?