PLACE PUBLIQUE > Comment vous situez-vous par rapport à la question du genre, qui est l’un des axes majeurs de la pensée féministe d’aujourd’hui ?
ISABELLE PINEAU > Le genre est un système qui divise, une organisation de la société qui hiérarchise. Qui place les hommes en position supérieure, les femmes en position inférieure. Dans mes interactions avec les hommes, j’essaie de mettre en œuvre des résistances pour ne pas être dominée. Dans mes interactions avec les femmes, je recherche la solidarité.
JOCELYNE BOUGEARD > En tant qu’élue, ce qui fonde mon engagement, c’est la dimension politique du genre. Le genre étant une construction sociale et non un état naturel, ce qui m’intéresse, c’est notre capacité à agir pour dépasser les obstacles qui créent et qui renforcent les inégalités. Cela commence par la lutte contre les stéréotypes.
MARIANNE MARTY-STÉPHAN > Nous aussi à Mix-Cité nous pensons que le genre est une construction sociale, et pas seulement un fait biologique. Dans l’association, nous tentons de nous inscrire contre une conception « naturelle » du genre notamment en dénonçant la répartition sexuée des rôles.
MORGANE REY > Difficile de répondre. Au Mali où je suis très souvent, la question du genre est une question « plus qu’à l’ouest ». Ce que j’y observe va à l’encontre de tout ce que je pouvais penser sur cette question. Autant, ici, je peux entendre le discours sur le genre en tant que construction sociale, autant là-bas, je peux entendre absolument l’inverse avec des arguments fondés. Le rapport hommes-femmes semble bien fonctionner au Mali et les gens ont l’air de vivre très bien comme cela. Le Mali chahute mes convictions. Je me demande pourquoi je plaquerais ma théorie sur leur vie.
MICHELLE JUHEL > Moi, je ne fais pas de théorie, je parlerai de ma place de femme avec les habitants du quartier du Blosne, avec des femmes qui viennent de différents pays. J’essaie d’abord de comprendre. Elles me parlent de leur vie. J’écoute. C’est cela ma place. Écouter et comprendre ce qu’elles vivent. Je ne suis pas là pour leur dire ce qu’il faut penser et ce qu’il faut faire.
MARIAM CHABRAOUI > Comme vient de le dire Morgane, la construction sociale du genre marche pour eux. Pour moi qui ai une vision de militante du droit des femmes, ça ne marche pas. Dans le monde arabo-musulman, il y a évidemment une hiérarchie hommes-femmes. Elle est plus le fruit de la tradition que de la religion. Il faut que la femme musulmane combatte pour sortir de la tradition, pour faire une relecture de la religion qui lui permette d’échapper à la domination masculine.
PLACE PUBLIQUE > Pouvez-vous nous décrire votre itinéraire de femme engagée ? Quel fut le moment de votre prise de conscience?
MICHELLE JUHEL > En 1979, j’étais salariée et syndiquée dans une grande surface. Voilà que l’on prépare les élections prud’homales. Le syndicat me dit : “Michelle, est-ce que tu acceptes de te présenter à ces élections ?” J’ai accepté et j’ai été élue. Je me suis alors retrouvée, uniquement avec des hommes. C’était nouveau pour moi, soeur ouvrière venant d’un milieu de religieuses. Ah, ils ont été très polis, ces hommes-là, ils m’écoutaient gentiment, mais je sentais bien qu’après, ils disaient : “Eh bien, maintenant, réglons le problème entre nous !” J’ai alors pris conscience qu’il fallait que je prenne ma place, que je m’impose dans ce milieu. J’ai dû ainsi me battre pendant plusieurs mois. Tel fut le début de mon combat.
JOCELYNE BOUGEARD > J’avais 18 ans en 1975, les débats à l’Assemblée sur le droit à l’avortement et les combats féministes étaient très vifs. J’étais une jeune femme «de la campagne» arrivant cette-année là à Paris. Ce fut pour moi une initiation très importante, tellement il y avait de vitalité autour de la cause des femmes. Cela répondait à ma vie d’enfant durant laquelle j’avais observé comment les générations de femmes qui m’entouraient étaient isolées, marquées par la religion, le patriarcat et passant de l’autorité du père à celui du mari, leur fragilité. Cet engagement collectif m’a passionnée dès ces années-là en lien aussi avec mon parcours d’éducatrice de jeunes enfants : années merveilleuses et exceptionnelles de par la compréhension nouvelle que l’on pouvait avoir des enfants et de l’influence de l’éducation. J’ai encore en souvenir ces albums pour enfants des Éditions des Femmes… Ces années m’ont construite, socialement et intellectuellement. Elles ont guidé mes engagements avec le désir, à l’époque, d’une dimension collective qui m’a sans doute amenée à devenir élue.
MARIANNE MARTY-STEPHAN > Moi, je suis arrivée vingt ans plus tard, à une époque où l’on estimait que l’égalité existait et que l’on n’avait pas ce combat à mener. Au fond, le féminisme n’était qu’une idée. Mais quand j’ai intégré le milieu du travail, en tant que serveuse, je me suis rendue compte que dans le bar où je travaillais on ne s’adressait jamais à moi en tant que responsable. Il y avait des hommes qui étaient en fait « mes » serveurs et c’est à eux que l’on s’adressait et jamais à moi quand il y avait une question. Là, j’ai vu que l’égalité n’était pas acquise. En même temps, j’entendais des gens qui avaient de plus en plus souvent des discours remettant en cause le droit à l’avortement. C’est à partir de cela, que j’ai décidé à militer.
MARIAM CHABRAOUI > Par chance, dans ma famille, il n’y avait pas de rapport de domination: nous étions égaux avec mes frères et mes soeurs. Mon engagement est venu de ma contestation du mariage forcé dans ma société arabo-musulmane, ainsi que du voile imposé. Et, en France, du combat de certaines féministes, notamment autour la question de l’interdiction du voile. Je dois dire aussi que j’ai pu apprécier l’égalité dans le monde du travail. Je suis ingénieure en informatique. Nous étions 60 dont deux femmes et nous étions tout le temps sollicitées par les collègues. De plus l’égalité de salaire existait.
ISABELLE PINEAU > Je n’ai pas ressenti, très jeune, que l’égalité était arrivée. J’étais dans une famille rurale, agricole, avec une répartition des tâches très traditionnelle, où j’ai observé très tôt que je n’avais ni les mêmes chances ni les mêmes libertés que mes frères. Cela m’exaspérait. J’avais aussi le sentiment d’être seule. Le moment-clé pour moi, ce fut en 2001 lorsque j’ai rencontré à Rennes un groupe féministe non-mixte. Je me suis engagée dans ce groupe de discussion, d’analyse, qui s’appelait « l’Entre genre » : on lisait des textes, on échangeait nos expériences. C’était un espace très intéressant pour s’exprimer, un lieu où la parole était entendue. Ma participation à ce groupe m’a amenée à l’engagement d’aujourd’hui.
MORGANE REY > Je suis née dans une famille béninoise métisse. Le Bénin était à l’époque une société matriarcale. Ma grand-mère paternelle était la première secrétaire sténodactylo du Bénin ! Là-bas, les femmes ont toujours bossé, toujours tenu leur maison, toujours dit ce qu’elles avaient à dire. J’ai grandi dans ce milieu où même les petites filles donnaient leur avis sur des choses importantes. Avec quand même cette contradiction qu’à la maison, c’est l’homme qui décidait, ce qui était source de conflits et fut pour moi une prise de conscience. Pour des raisons politiques, on a été évacués en France et là, pour moi a commencé à se mettre en place tout un travail sur la féminité, je dis bien la féminité et pas le féminisme. La féminité était invisible en France: les femmes ne s’habillaient pas. Ne se faisaient pas belles alors que chez nous on se met beau pour aller travailler. À 20 ans, j’ai créé Kouliballets, compagnie de danse africaine contemporaine dont l’axe majeur est le travail sur la féminité. Petit à petit, on m’a définie comme féministe, mais je ne dis pas que suis « féministe », même si je suis fortement heurtée par les inégalités hommes-femmes. Moi, je défends le féminin et cela ne m’éloigne pas du féminisme car il y a dans cette défense une visée sociale, politique, spirituelle.
PLACE PUBLIQUE > Parlons de l’action que vous menez concrètement. Pour quoi vous battez-vous?
ISABELLE PINEAU > Pour moi, coordinatrice de Questions d’égalité, c’est mettre en oeuvre l’objectif de l’association, à savoir diffuser des connaissances sur les inégalités et les genres, cela dans une perspective de transformation sociale. Il s’agit surtout de lutter contre l’idée d’une «égalitédéjà- là » car c’est un mythe qui empêche d’agir. Nous organisons donc depuis 2010 des conférences, des ateliers, des formations afin de populariser des connaissances sur des thèmes qui traversent toute la société : violences faites aux femmes, sexisme dans la culture, IVG, répartition inégalitaire du travail domestique. Dès le départ, nous souhaitions sortir de l’espace militant, mais sans le renier, car nous ressentions une insatisfaction à rester entre nous.
JOCELYNE BOUGEARD > Pour moi le combat, c’est celui que nous devons mener contre toutes les injustices, toutes les inégalités, toutes les formes de domination. Je suis attachée au fait que l’on se désigne féministe : c’est important, cela nous rattache aux générations qui nous ont précédées et définit notre engagement. Je suis toujours désolée quand des femmes et des hommes s’écartent du féminisme comme d’une maladie. J’essaie toujours de redéfinir cette appellation en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas de modéliser une société, mais de participer à une véritable transformation sociale, pour reprendre l’expression d’Isabelle Pineau. Cela implique la mise en oeuvre des législations et de l’action politique. À Rennes, un engagement très fort en faveur des conditions d’emploi et d’égalité professionnelle y contribue.
MICHELLE JUHEL > Moi, mon action, elle est toute petite. C’est une action sur le terrain, dans la tour où j’habite, place de Prague, où il y a peut-être vingt nationalités, chaque femme si différente. C’est dans la façon d’établir une communication avec elle, dans la façon de lui dire bonjour, de dire “comment ça va”, que la confiance s’établit. Étrangères ou pas, elles ont des droits qu’elles ne connaissent pas. Il s’agit de leur faire connaître, de se battre avec elles pour que ces droits puissent être appliqués. Souvent la femme est soumise. Lui dire “tu as le droit”, c’est essentiel… Le droit à l’avortement, le droit de disposer de sa vie, le droit d’exister totalement en tant que personne…
PLACE PUBLIQUE > Vous parlez avortement. En tant que religieuse catholique, c’est un sujet délicat. Comment vous positionnez-vous?
MICHELLE JUHEL > Je suis pour la vie bien évidemment, mais il y a des situations où la femme vit plein de détresses. C’est une question de morale en profondeur. La vraie décision, c’est celle que prend la femme en tant que personne. Cela demande réflexion, l’avortement n’est pas une petite question, c’est évidemment une réalité très dure.
PLACE PUBLIQUE > Reste-t-il donc beaucoup à faire pour que les femmes exercent leurs droits ?
JOCELYNE BOUGEARD > C’est essentiel. On me chahute régulièrement en me demandant «Pourquoi dis-tu toujours droit des femmes ?». Je réponds que les années que nous vivons sont celles de l’exigence de la mise en oeuvre de ces droits. Ces droits pour lesquels les générations qui nous ont précédées se sont battues. La Révolution n’a pas inscrit l’égalité homme-femme, il a donc fallu lutter longtemps pour que ces droits soient inscrits dans notre législation.
PLACE PUBLIQUE > Quelle fut votre position, il y a dix ans, lors des discussions sur la loi sur la parité ? Cette loi était-elle nécessaire ?
JOCELYNE BOUGEARD > Il a fallu attendre 1945 pour que les femmes aient le droit de vote. Les chiffres sont là, accablants : très peu de femmes maires, très peu de femmes députées. Je reste désolée que des femmes et des hommes combattent cette loi sur la parité. Débats épiques. Il faut accepter qu’il y ait des étapes et cette loi en est une. Si dans vingt ans la loi n’est plus nécessaire, on saura reformuler les textes. Aujourd’hui, constatons que cette loi est efficace, mais insuffisante.
MARIAM CHABRAOUI > Nous, notre combat, c’est que dans le monde arabo-musulman les femmes prennent conscience de leurs droits. Prennent conscience qu’elles existent en tant que personne et pas à travers le père, le frère ou le mari. Je ne suis pas pour une confrontation avec l’homme, mais pour avancer dans ce combat main dans la main avec lui, afin de faire reculer le sexisme. Là-bas, il s’agit de lutter contre l’oppression liée à la domination masculine. Ici, dans le monde occidental, de lutter contre l’oppression des préjugés. MARIANNE MARTY-STEPHAN > À Mix-Cité, association mixte hommes-femmes, clairement féministe, notre combat est celui de l’égalité entre les sexes, contre les violences faites aux femmes, pour le droit des femmes à disposer de leur corps. Nous contestons les représentations normatives des sexes et luttons contre les stéréotypes. On nous voit souvent dans la rue car nous essayons de réagir à l’actualité et d’être présentes sur tout ce qui touche aux femmes en général. Par exemple contre l’abrogation de loi sur le harcèlement sexuel. Sur les jouets sexistes, avant Noël. Sur le mariage pour tous.
MORGANE REY > Dans mes cours de danse, au Blosne, des petites filles arrivaient voilées ou en burka. Elles voulaient faire danse sans que leurs parents soient au courant. Elles venaient un quart d’heure en avance pour se changer et repartir dix minutes avant la fin du cours pour se rechanger dans les vestiaires. Cette clandestinité nous posait question. On sentait que le contexte freinait l’épanouissement de l’enfant… Elles ne venaient plus le samedi matin aux jeux que l’on organisait mais allaient à l’école coranique, plein de choses comme cela… Alors on a commencé à travailler sur la transmission du « patrimoine invisible » entre femmes âgées et petites filles en mettant en place des groupes de paroles: on demandait aux âgées, de quoi vous rêviez quand vous aviez 14 ans et aux petites filles on demandait vous rêvez de quoi pour plus tard. Après cela on a construit ensemble des pièces de danses. Cela a tellement pris que depuis quatre ans nous faisons un projet chaque année. Nous avons prolongé ce travail avec la pièce Burka Gurkkas en faisant témoigner des femmes qui avaient pris la burka, d’autres qui avaient renoncé. Il nous a semblé évident qu’il fallait faire un travail similaire avec les hommes afin de comprendre pourquoi les femmes étaient dans cette situation-là. C’est ce qu’on fait depuis quatre ans sur le Blosne et c’est positif. Plus il y a de discussion autour de la chose plus cela fait évoluer les gens. Nous avançons millimètre par millimètre.
PLACE PUBLIQUE > Parlons du voile qui, aujourd’hui, divise les féministes.
MARIAM CHABRAOUI > Pour moi, porter le voile, cela doit être un choix personnel, un choix que la femme effectue par conviction et non parce qu’on le lui impose. Pareil pour la burka. Je ne reproche pas à celles qui portent la burka de la porter, à partir du moment, encore une fois, où il s’agit d’un choix personnel.
PLACE PUBLIQUE > Vous-même portez le voile. Comment cela se passe-t-il ?
MARIAM CHABRAOUI > Quand j’ai commencé à porter le voile, je travaillais déjà. J’appréhendais car je ne savais pas comment mes supérieurs allaient réagir. Cela s’est très bien passé car dans mon milieu de travail, il y avait une ouverture d’esprit évidente. Là où j’ai senti un peu de racisme ou d’islamophobie, c’est quand j’ai recherché un autre travail. Là, dans l’entretien, j’ai bien senti qu’on ne cherchait pas à considérer mes compétences mais à me demander d’expliquer pourquoi je portais le voile. Finalement, j’ai été embauchée et travaille avec des personnes ouvertes d’esprit ne se préoccupant pas du voile mais de mes compétences.
PLACE PUBLIQUE > Êtes-vous contre la loi de 2011 interdisant le voile intégral dans les espaces publics ?
MARIAM CHABRAOUI > Je suis contre car il s’agit d’une contrainte que l’on exerce sur la femme. C’est curieux quand même de vouloir défendre la liberté de la femme en lui imposant un interdit vestimentaire ! Certains prétendent que le voile est imposé par les hommes, je dois dire en observant autour de moi qu’au contraire la très grande majorité des femmes porte le voile par conviction personnelle. Pour moi, la laïcité, ce devrait être la liberté de choisir et non pas l’interdiction. Dans les pays où l’on est contraint de porter la burka, on ne comprend pas comment dans la nation des droits de l’homme on peut contraindre les femmes à ne pas la porter. C’est un signal très négatif.
MORGANE REY > Personnellement, j’ai porté la burka pendant un bon moment. Je peux vous dire que l’on ne peut rien faire sous ce truc, tout devient compliqué, ne serait-ce que prendre son enfant pour le porter sur sa hanche. Cela rend infernale la vie quotidienne. Dire que son interdiction soit un signal fort et négatif en direction des pays arabo-musulman… Hum ! N’oublions pas que dans le Coran, la burka intégrale n’est jamais mentionnée. Jamais, je ne la porterai à l’avenir car cette burka est vraiment le produit d’une construction sociale masculine, d’un regard masculin sur la femme et donc un asservissement.
JOCELYNE BOUGEARD > J’aimerais que les jeunes femmes comprennent le parcours de la société française ces dernières décennies. Il nous a fallu beaucoup lutter pour que la laïcité prenne son sens. Je suis issue de la même histoire sociale, culturelle, religieuse que beaucoup de femmes de ma génération. Le retrait du foulard, la liberté vestimentaire, pour nous qui avons eu une éducation très contrainte, vous ne pouvez pas imaginer ce que cela représente.
MICHELLE JUHEL > Je peux aussi apporter mon témoignage puisque j’ai porté le voile et le costume pendant dix ans quand j’étais jeune religieuse. Un jour, j’ai eu cette expérience : je rencontre dans la rue quelqu’un que je ne connais pas et qui me salue. Je réalise alors que ce n’est pas moi qu’il salue, mais le costume. Là, je ne me suis pas sentie bien. Je portais ce costume car ainsi l’exigeait la tradition de ma congrégation. Heureusement, au bout de dix ans, après réflexion et réunions de groupes de réflexion au sein de cette congrégation, il fut décidé que l’on était libre de le garder ou de l’enlever. Tout de suite, je l’ai enlevé car j’avais envie de me retrouver, moi. Le costume doit être là pour signifier qui l’on est, or celui que je portais ne ressemblait à rien de ce que j’étais en tant que religieuse. Je trouve bien que ce soit notre personnalité, l’intérieur de nous-même, qui se manifeste.
MARIAM CHABRAOUI > Vous, vous dites que vous vous sentez vous-même en enlevant le voile catholique. Moi, je dois vous dire que c’est le contraire : c’est depuis que je porte le voile islamique, depuis quatre ou cinq ans, que je me sens moi-même. C’est vraiment une question de conviction et de choix personnel.
JOCELYNE BOUGEARD > C’est un sujet qui ne peut être traité en quelques minutes. La plupart de nos évolutions se sont faites dans un temps long. La société française aurait tout intérêt à « désislamiser » ce sujet. Je pense qu’en France ce débat a été très « mal-mené », politiquement et médiatiquement, ces dernières années. Il ne faut plus en faire un sujet d’actualité mais consacrer de l’analyse, de l’échange, de l’écoute autour de ce sujet.
ISABELLE PINEAU > Oui, mais cela reste quand même un sujet d’actualité dans la mesure où une loi a été votée pour interdire l’accès de l’école publique aux filles voilées. Cela peut devenir un sujet urgent de débat à partir du moment où des jeunes femmes sont empêchées d’aller à l’école à cause du voile. En même temps, j’admets qu’il faut beaucoup de temps pour avoir une position sur le sujet.
MARIANNE MARTY-STEPHAN > Voile, religion, prostitution, oui, ce sont des thèmes qui secouent et divisent le milieu féministe. À Mix-Cité, on n’a pas de position définie. On constate que cela fait débat et que c’est aussi une affaire de choix personnel. Là où il y a problème, selon moi, c’est lorsque l’école est interdite aux jeunes filles voilées. Cela renvoie la femme à sa place traditionnelle, c’est-à-dire à la maison. C’est cela qui me gêne. Pour le reste, je ne pense pas dominer suffisamment le sujet pour avoir une position arrêtée.
MORGANE REY > Ici, je vois des jeunes filles qui quittent l’école à partir de 16 ans, parce qu’elles ne peuvent plus y aller à cause du voile. Au Blosne, en l’espace de trois ans, c’est une évidence. Elles se retirent du système et restent à la maison. C’est catastrophique, elles ne sont plus en prise avec le social, cela conduit à l’enfermement.
JOCELYNE BOUGEARD > C’est terrible: comment se peut-il qu’on en arrive à croire que les jeunes filles sont retirées de leur vie scolaire parce qu’elles souhaitent porter un foulard ? Comment se fait-il qu’on ne donne pas plutôt la priorité à la scolarisation et qu’en conséquence on ne retire pas son foulard ? Je le regrette.
MARIAM CHABRAOUI > Si ceux qui dirigent la société considèrent que la priorité c’est la scolarisation, alors qu’ils laissent les filles libres de porter le voile (…)
PLACE PUBLIQUE > Au-delà des clivages qui existent, quel est le socle commun sur lequel toutes les féministes peuvent se retrouver et agir ?
JOCELYNE BOUGEARD > Vous parlez de clivages, oui, mais ne réduisons surtout pas la question du féminisme à cela. Ce serait déraisonnable et même déloyal. Faire croire que nous sommes très différentes, ce serait une manipulation et une forme de recomposition des inégalités. Il y a tellement plus d’engagements qui nous rassemblent. Continuons plutôt de discuter et d’avancer ensemble.
MICHELLE JUHEL > L’important est que l’on puisse se parler, se rencontrer, se dire “voilà comment je ressens les choses”. Car autrement, on fonctionne au niveau de l’idéologie, avec chacune des représentations différentes à partir de la même réalité. Se retrouver pour parler, je regrette que dans les quartiers on ne puisse pas le faire plus souvent. Il faudrait qu’il y ait davantage d’espaces de parole.
PLACE PUBLIQUE > Quels obstacles ou difficultés rencontrezvous dans la conduite de votre engagement ?
MARIANNE MARTY-STEPHAN > Ce qui freine notre combat, c’est la croyance selon laquelle l’égalité existe. C’est un des grands problèmes. Les femmes pensent que tout a été acquis, et donc qu’il n’y a plus de raisons de se battre. L’autre obstacle, c’est que se déclarer féministe, c’est mal vu aujourd’hui. Ce serait ringard et dépassé. D’ailleurs on n’entend plus aujourd’hui parler que de « combat antisexiste ». C’est l’image « Chiennes de garde » qui prévaut, mais le féminisme on n’en parle plus.
JOCELYNE BOUGEARD > De plus les médias continuent d’utiliser de vieilles images sur des excès qui à l’époque déjà étaient exceptionnels. Or, ces clichés c’est une façon de recomposer les inégalités, c’est cela qui est grave. Il faut contester la caricature des féministes qui perdure aujourd’hui
ISABELLE PINEAU > On comprend qu’il y ait un antiféminisme fort puisque le féminisme remet en question l’ordre établi et dès qu’il y a remise en question de l’ordre social on trouve des résistances. Moi aussi, je pense que le déni des inégalités est l’obstacle numéro un. Justifier le rôle de la femme dans la société par la biologie, considérer les inégalités comme naturelles, cela conduit au fatalisme et à l’inaction.
MORGANE REY > Ce fatalisme, je le ressens très fortement au Mali. Quand je reviens à Rennes, j’ai l’impression d’appartenir à des siècles et des mondes totalement différents. En dehors de cela, un autre obstacle réside pour moi dans la non-écoute. Je crois à l’éducation. Je crois aussi que l’action du corps par la pratique artistique ou sportive, permet d’atteindre une écoute que l’on a difficilement au niveau du verbal. Une écoute entre le masculin et le féminin. Je trouve qu’ici comme ailleurs, on n’est pas assez éduqués à écouter l’autre, à ne pas lui couper la parole…
PLACE PUBLIQUE > Pour conclure, dites-nous de quel monde d’hommes et de femmes vous rêvez?
ISABELLE PINEAU > Pour moi, le monde idéal passe par l’abolition des genres. Que le monde dans lequel nous vivrons ne dépende plus de notre anatomie sexuelle, que cette dernière ne détermine plus notre destin social. Je sais que cela fait peur à beaucoup, cette abolition des genres, mais c’est sans doute par là qu’il faut passer.
MARIAM CHABRAOUI > Le monde idéal entre hommes et femmes ? Déjà il faudrait que les femmes soient unies entre elles pour collaborer avec les hommes. Au coeur du combat de la femme, il y a l’homme. Et puis, il ne faudrait que les femmes condamnent celles qui ont un autre background, traditionnel et religieux. Admettre, que nous, en islam, loin d’être contre la religion, c’est au contraire avec la religion que l’on avance.
MORGANE REY > « Monde idéal », j’enlèverais « idéal » pour dire un « monde » tout court. J’en reviens à l’importance de l’éducation : on pourrait discuter en classe quand on est tout petit pour dire : « tu vois comment cela se passe dans la cour, tu vois comment les garçons agissent, comment les filles sont, comment les rôles sont distribués, comment un prof parle à une prof, comment un prof parle aux filles…” Si, tout petit, on s’écoutait, on se regardait et prenait l’habitude de voir comment l’on est dans notre espace public, on aurait une autre image du corps et donc de la pensée, et de la compréhension de l’autre. Je suis convaincue que cela passe d’abord par le corps, ensuite ça remonte. Ce serait un monde meilleur.
JOCELYNE BOUGEARD > Il y a tellement de gravité dans nos sociétés que je peine à me projeter dans un monde idéal. Ce que je souhaiterais vraiment, c’est un monde conscient que nous disposons de capacités pour agir et pour le transformer. Et qu’il faut vraiment être dans une analyse constante et partagée pour faire bouger les lignes. Les dominations sont multiples, la lutte contre les inégalités entre femmes et hommes reste un combat fondamental.