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Dossier
#02
Rennes 2 n’est pas seulement un problème, c’est un miroir
RÉSUMÉ > Rentabilité, compétitivité, mise en concurrence au nom de l’excellence et au détriment de l’égalité : ces mots d’ordre devenus ceux de l’université expliquent pour une part les mouvements étudiants. Mais l’université ne gagnera pas à imiter les écoles professionnelles sur leur terrain. Elle ne doit pas oublier ses finalités intrinsèques. Si les discours dominants n’étaient pas aussi fortement orientés vers la compétitivité, peut-être les étudiants s’inscriraient-ils dans un rapport moins négatif au monde. Les formations dispensées à Rennes 2 ont à cet égard un potentiel civilisateur évident, autour du développement durable, de l’économie sociale et solidaire, de l’art et de la culture.

     Différentes enquêtes internationales récentes nous apportent un éclairage comparatif sur l’expérience des jeunes étudiants français. Nous apprenons qu’ils ont une vision particulièrement pessimiste de l’avenir, qu’ils estiment avoir peu de contrôle sur lui et qu’ils ont le niveau le plus bas de confiance interpersonnelle et de confiance dans les institutions. Ce pessimisme générationnel semble pouvoir s’expliquer par trois caractéristiques importantes de l’entrée dans la vie adulte en France:
     1) une norme culturelle d’indépendance résidentielle relativement précoce qui aboutit pour beaucoup à une forme d’autonomie contrariée, du fait d’une dépendance prolongée à l’égard des parents ou de l’obligation de cumuler études et emploi, les aides publiques étant à la fois conditionnelles et insuffisantes ; 
     2) un taux de chômage très élevé chez les jeunes actifs, qui pousse à prolonger les études, et un mode d’entrée dans la vie professionnelle marqué massivement par la précarité;
     3) un rapport aux études traversé par une tension forte entre aspirations et pression sociale, dans un cadre national où le diplôme constitue un atout essentiel pour « se placer » au plan professionnel, avec des conséquences déterminantes pour l’ensemble de la carrière.
     Ces caractéristiques doivent bien sûr être spécifiées à travers la prise en compte d’autres variables ; en particulier, le cumul études-emploi est nettement plus fréquent chez les étudiants de milieux modestes ainsi que chez les étudiants en lettres et sciences humaines et sociales, ces deux variables étant fortement corrélées.
     Examinons à présent les transformations de l’enseignement supérieur depuis sa démocratisation à compter de la fin des années 1980. L’on peut d’abord souligner une hiérarchisation accrue des établissements et des filières, au détriment des universités, liée à la coexistence entre un secteur sélectif et un secteur ouvert. Elle se réalise à travers une augmentation régulière du nombre d’écoles supérieures spécialisées et des flux d’étudiants s’y dirigeant, ainsi que par l’orientation d’une partie significative des meilleurs bacheliers vers des classes préparatoires en expansion et vers les IUT, destinés pourtant à l’origine aux élèves les moins aptes aux études de longue durée. Ceci engendre une dévalorisation des premiers cycles universitaires, qui deviennent pour nombre d’étudiants des filières par défaut. Cette hiérarchisation est aussi synonyme d’injustice sociale, puisque l’orientation vers les filières sélectives est parfois tout autant sociale que scolaire (par les droits d’inscription ou les ressources issues du milieu familial). Ceci est redoublé par la disparité des moyens et des conditions d’études. La mauvaise orientation, la concentration des étudiants les plus faibles et les moyens et l’encadrement insuffisants rendent compte en grande partie du taux d’échec important dans les premiers cycles universitaires. Tout cela contribue à rendre de moins en moins crédible le principe affiché d’égalité des chances.
     Le développement des études supérieures, pour une proportion croissante de jeunes, a d’autre part engendré une inflation des titres scolaires, et par là leur dévaluation. On observe un phénomène de décalage croissant entre la structure des diplômes et celle des emplois, car la répartition des places et l’organisation du travail n’ont pas suivi l’élévation du niveau moyen de formation. Cela se traduit par un déclassement social pour une partie importante des étudiants, contraints d’accepter des emplois moins qualifiés que leur niveau d’études ou sans rapport avec leurs études, avec des implications importantes en matière de salaire, de perspectives de carrière et de ressentiment. Tout cela s’inscrit en outre dans un contexte de dégradation de longue durée de la situation des générations les plus jeunes sur le marché du travail (déclassement intergénérationnel).
     L’université s’est de son côté profondément transformée face à l’augmentation des flux d’étudiants s’engageant dans des études supérieures. Elle a en particulier développé une diversification et une professionnalisation accrues de l’offre de formation. Ces transformations se sont cependant opérées à travers une confusion importante entre cursus de formation et discipline académique et sans interrogation en profondeur sur la façon de préserver l’autonomie et les spécificités de l’institution universitaire par rapport aux écoles professionnelles. Ceci a généré au fil du temps d’importantes tensions au niveau des enseignants-chercheurs et une hétérogénéité croissante des attentes des publics étudiants.

     C’est sur cet arrière-plan que l’on doit situer les réformes qui viennent bouleverser actuellement l’organisation du système d’enseignement supérieur et de recherche et les mobilisations qu’elles suscitent. Même si ces réformes renvoient pour partie à des spécificités nationales, elles trouvent d’abord leur origine dans l’inscription de l’enseignement supérieur sur l’agenda des instances européennes et d’organismes internationaux tels que l’OCDE et l’OMC. Les orientations qui les inspirent sont souvent justifiées par la thématique de la modernisation indispensable des systèmes d’enseignement et de recherche pour se positionner dans « l’économie de la connaissance ».
     Il est évident que le sens de ces réformes prête à de multiples interprétations. Ce que l’on peut souligner ici, ce sont les motifs qui ont conduit de nombreux acteurs du monde universitaire à s’y opposer. La lecture des acteurs protestataires est qu’elles reposent centralement sur l’utilité, la rentabilité, la compétitivité et la marchandisation caractérisant une vision néolibérale de l’économie et de la société. Elles viseraient à développer des « services éducatifs » marchands pour différentes clientèles, à mettre en concurrence les personnes, les filières et les établissements au nom de l’excellence et au détriment de l’égalité. Elles tendraient vers une imbrication toujours plus immédiate entre enseignement supérieur public et débouchés professionnels, recherche publique et applications utiles. Ces orientations ont pour conséquence la dévalorisation des études renvoyant d’abord à des enjeux de découverte de soi et de formation intellectuelle et culturelle ainsi que des disciplines académiques dispensant les formations les moins directement professionnalisantes et développant des activités de recherche peu tournées vers le monde économique.

L’université de Rennes 2 et la propension à la mobilisation

     Cette analyse permet de rendre compte des mouvements de mobilisation qui ont touché l’université de Rennes 2 depuis 2002 (réforme LMD) et du soutien diffus dont ils ont bénéficié. Cette université regroupe une population étudiante hétérogène, entre ceux qui ont été refusés dans des formations professionnelles courtes (IUT, BTS), ceux qui s’orientent vers les filières qui leur apparaissent comme professionnalisantes et ceux qui se tournent vers les cursus académiques, que ce soit par choix ou par absence de projet professionnel précis. Cette hétérogénéité ne prédispose pas à la mobilisation. Mais l’on peut rendre compte de celle-ci sur la base d’une convergence d’expériences, de sentiments et de jugements chez une partie significative des étudiants. Cette convergence mêle des conditions de vie souvent précaires, une confrontation difficile au monde du travail, une grande incertitude à l’égard de l’avenir, une forte réceptivité aux discours de dénonciation des injustices et inégalités sociales et une condamnation plus ou moins radicale des orientations économiques et politiques dominantes, à l’échelle nationale comme internationale.
     Par-delà le cas de Rennes 2, ce sont l’ensemble des universités tournées vers les lettres, les arts et les sciences humaines et sociales qui sont touchées par les mobilisations les plus intenses. Elles concentrent en effet les tensions, les contradictions et les injustices du système d’enseignement supérieur et du marché du travail. Elles attirent aussi une partie importante de la jeunesse qui inscrit ses choix d’étude dans une quête de sens, de regard critique sur le monde, de découverte de soi et d’épanouissement personnel tout autant que dans la visée d’obtenir un diplôme utile du point de vue de l’insertion professionnelle. À l’intérieur de cet ensemble, les universités situées dans des villes moyennes de province ont été davantage touchées, parce que leur recrutement est plus populaire (il y avait 37 % de boursiers à Rennes 2 en 2005-2006) que dans les grandes villes et parce que l’unité de l’espace urbain favorise la constitution de rapports d’interconnaissance denses et de réseaux militants actifs dans des domaines variés, qui viennent alimenter les mobilisations étudiantes.

Une interpellation de l’ensemble de la société

      Cette lecture des ressorts des mobilisations étudiantes qui ont marqué l’université de Rennes 2 au cours de la période récente et des idéaux et valeurs qui s’y expriment a pour effet d’interpeller l’ensemble des acteurs qui participent à la construction du système public d’enseignement supérieur et de recherche et à son inscription sociétale. Nous expliciterons cette interpellation autour de quatre enjeux.
     Si l’on veut contrevenir à la hiérarchisation croissante du système d’enseignement supérieur et aux injustices qu’elle engendre, il convient d’affirmer que l’éducation est un bien public essentiel, qui implique logiquement un principe de liberté et d’égalité d’accès. Cela passe par la non-sélection à l’entrée et le développement d’une offre publique d’enseignement supérieur sans filière dévalorisée. L’une des voies pour y parvenir serait de cesser de séparer un secteur sélectif et un secteur ouvert en créant un grand service public rapprochant sans pour autant les confondre les quatre voies que sont aujourd’hui les IUT, les BTS, les classes préparatoires et les premiers cycles universitaires, avec les mêmes moyens en termes d’encadrement pédagogique.
     Parallèlement, il convient de réaffirmer la spécificité de l’institution universitaire dans l’ensemble du système d’enseignement supérieur. Celle-ci repose sur la culture du savoir pour lui-même et sur l’articulation entre production et transmission des connaissances. Il importe à ce propos de sortir des fausses oppositions. La question centrale n’est pas de savoir si l’université doit se soucier à son niveau de l’insertion professionnelle de ses publics étudiants, elle concerne le poids que l’on accorde aux différentes orientations d’action qui la traversent. Il est essentiel à cet égard que l’université ne cherche pas à concurrencer les écoles professionnelles sur leur terrain, mais tisse impérativement les finalités professionnelles qu’elle développe à des degrés variables selon les cursus et les niveaux d’étude avec les finalités intrinsèques qui fondent l’institution universitaire.
     Le troisième enjeu consiste à améliorer les conditions d’entrée dans la vie adulte d’une grande partie de la jeunesse étudiante française. Cela passe notamment par des actions significatives pour réduire le chômage et la précarité chez les jeunes, par des aides publiques plus importantes aux étudiants et par la réduction du poids du diplôme pour l’ensemble de la carrière professionnelle, minimisant d’autant l’importance des classements scolaires et de la sélection dans le rapport aux études. La confrontation entre la France et un pays tel que le Danemark est à cet égard particulièrement édifiante (Van de Velde, 2008).
     Enfin, le dernier enjeu et non le moindre concerne le modèle de développement et de civilisation que l’on veut favoriser. La « crise » que nous traversons montre à cet égard les impasses des orientations actuelles, que ce soit au plan économique ou écologique, et l’on ne saurait faire grief à la jeune génération de se mobiliser à ce propos. Si les discours et les pratiques dominants n’étaient pas aussi fortement orientés vers l’utilité, la rentabilité, la compétitivité dans la « guerre » économique et la croissance indéfinie, peut-être les étudiants s’inscriraient-ils dans un rapport moins négatif au monde, y compris au monde des entreprises. Les formations dispensées dans une université telle que Rennes 2 ont à cet égard un potentiel civilisateur évident, autour du développement durable, de l’économie sociale et solidaire, de l’art et de la culture. Rappelons simplement ici que plusieurs des grands festivals rennais sont nés d’initiatives d’étudiants de Rennes 2.
     Ces différents enjeux collectifs ont une portée sociétale, qui déborde de loin le périmètre d’un établissement. À l’échelle locale et régionale, ils doivent interpeller l’ensemble de la collectivité. À cet égard, les différents acteurs composant le territoire rennais disposent de nombreux atouts pour leur apporter à leur niveau et en fonction de leurs compétences des réponses progressistes.