Monsieur le Président de l’Union européenne
Monsieur le Président de la République française
Mesdames, Messieurs,
Quel honneur pour la métropole de Rennes de vous accueillir pour cette cérémonie! L’événement ne susciterait pas en soi la participation de tant d’illustres personnalités si, à travers lui, vous ne vouliez saluer l’essor de la Bretagne et la consécration du rôle de Rennes-capitale. Car les destinées de l’une et de l’autre sont étroitement liées… Qui, dans les années 2000, aurait parié sur de telles évolutions, alors même que l’on considérait encore la Bretagne comme une région « marginalisée », « périphérique » et l’agglomération de Rennes comme « une simple petite métropole en devenir »? Pendant plusieurs années, la Bretagne a dû se réinventer en continu quand tout bougeait autour d’elle.
Ces évolutions se sont opérées parfois de façon brutale sous l’effet des crises, mais aussi parfois de façon plus insidieuse, tant la vie avait souvent conservé les apparences de l’ordinaire, alors même que la force des choses venait perturber l’ordre ancien: à savoir ce qu’on appelait autrefois le « modèle breton »… Petit à petit, notre région s’est métamorphosée. Permettez-moi de vous rappeler ces temps que nous avons vécus.
Mesdames,Messieurs, faut-il souligner toutes les adaptations que la Bretagne se sont faites sous la pression de chocs et de turbulences. Il y eut les changements d’aires géographiques, avec l’ouverture des frontières et les pressions d’un monde globalisé et dérégulé plongeant notre région fut plongée dans un univers concurrentiel, sans limites et sans pitié, alors qu’elle croyait entrer dans un aimable village planétaire… Il y eut aussi à affronter un guet-apens technologique permanent, avec la montée en continu d’innovations qui non seulement ont fait évoluer les processus de production, en substituant du capital au travail, mais ont aussi permis l’essor de produits nouveaux contribuant à relancer en permanence l’immense machinerie régionale.
Il fallut aussi s’adapter aux défis écologiques: car, dans un monde fini, on a rencontré des limites dans la disponibilité des matières premières, mais aussi dans la capacité du système à se reproduire, du fait de l’usage intensif de produits qui ont blessé la nature; les tensions ont été si vives entre les enjeux environnementaux et les enjeux économiques qu’il a fallu sans cesse chercher de nouvelles cohérences entre les activités des hommes, leur territoire et leur environnement.
Enfin, notre odyssée a été marquée par les importants mouvements de décentralisation qui se sont succédé depuis trente ans: ils ont fini par donner des compétences accrues et de véritables pouvoirs normatifs aux régions ; alors que la région voisine s’est constamment opposée à une modification de notre aire régionale, le projet de découpage de la France en huit mégarégions est fortement revenu d’actualité; du reste, évoquer une région « Grand Ouest » ne soulève plus de protestations. Elles semblent loin les craintes de ceux qui, dans les années 2000, prédisaient que la Bretagne perdrait son âme « dans-un-ensemble- si-mou ».
Mesdames, Messieurs, l’histoire est discontinue; elle se développe par sauts et coupures. Selon la belle expression de René Char, « elle n’évolue pas, elle éclate ». Résultat : en Bretagne, elle a permis la métamorphose d’un système dont les bases s’effritaient tandis que, sous la force des événements, ses visages se sont modifiés. D’au moins six façons principales.
Avec près de quatre millions d’habitants, la Bretagne compte l’équivalent de la population d’un département supplémentaire par rapport à 2010. Si le solde naturel de la population est resté légèrement positif, surtout en Ille-et-Vilaine, le solde migratoire s’est nettement renforcé: notre vieille terre d’exil est devenue terre d’accueil (aujourd’hui, un Breton sur trois n’est pas né en Bretagne!)… C’est la catégorie des plus de 60 ans qui s’est le plus développée puisque le tiers des bretons sont désormais sexagénaires. La progression démographique nous a lancé d’importants défis : n’a-t-on pas dû construire vingt lycées supplémentaires en moins de trente ans, tracer de nouvelles autoroutes (payantes), ouvrir de vraies lignes ferroviaires à grande vitesse vers Brest et Quimper, créer 150 établissements publics nouveaux pour personnes âgées, arriver à recruter 1500 médecins de plus, supporter un million de voitures supplémentaires sur des réseaux surchargés, favoriser l’implantation d’universités étrangères sur notre sol, etc. Quant à Rennes, son essor démographique fut spectaculaire: avec maintenant 46 communes, elle compte plus de 5 à 600 000 habitants et représente 15 % de la population régionale…
On a assisté à un retour en force des territoires et à un renouveau des dynamiques locales. Évolution surprenante quand tout pouvait laisser croire que les territoires, en tant que lieux d’organisation des forces économiques et sociales, étaient condamnés: de quel poids pouvaient-ils en effet peser quand la plupart des décisions étaient prises à Tokyo ou à Wall Street? Comment exister et s’imposer, dans un monde abstrait et dématérialisé, indifférent aux espaces concrets, constitué de métaréseaux et de flux qui ne prennent leur sens qu’au niveau de l’univers?
Et pourtant, alors qu’on parlait du craquement des espaces et qu’on pensait aussi que les « territoires en réseau » allaient remplacer les « territoires de zones », on a constaté qu’on ne pouvait concevoir la globalisation comme l’extension universelle d’un système sans lieux concrets : les territoires sont devenus de réels espaces actifs où des acteurs très proches les uns des autres ont été capables d’élaborer et de développer des projets. Les entreprises se sont alimentées au sein de ces territoires nourriciers, fortement insérés dans de vastes réseaux; elles ont conduit les territoires à développer leurs compétences, de sorte que s’est sans cesse renforcée une relation dialectique entre activités économiques et milieux locaux. Progressivement, la logique exogène, qui avait joué autrefois un rôle majeur dans la construction de la Bretagne du 20e siècle, a ainsi laissé place à une logique de développement endogène.
L’essor des territoires est à relier au développement de la société de la connaissance où, à côté des ressources naturelles issues de la terre et de la mer, des « intelligences » de toutes sortes sortes (formation, innovation, recherche, gestion, logistique, marketing…) ont pris de l’importance: l’« immatériel » s’est progressivement imposé mettant en place une sorte de nouvelle civilisation… Que seraient devenues l’électronique d‘hier, la construction automobile ou navale, voire l’agriculture ou l’agro- alimentaire si, au coeur de cette société des savoirs, le capital humain, maîtrisant innovations et nouvelles technologies, n’avait su faire évoluer les processus et les produits?
La société cognitive a succédé à la société agricole et à la société industrielle. Dans ce processus toutes les villes de Bretagne, et Rennes au premier chef, ont joué leur rôle. Sachant que ces territoires ne se sont pas développés de façon autonome: ils ont été très liés les uns aux autres, se sont interpénétrés en permanence, tant étaient fortes les mobilités des facteurs et tant étaient développés les réseaux qui les unissaient. Trop de localisme aurait d’ailleurs tué le local, et les notions de « frontières » ont ainsi souvent perdu de leurs portées !
Cette nouvelle économie basée sur l’innovation, l’essor des compétences et l’intégration accrue des productions industrielles et des services, a gagné progressivement toutes les activités. Dans le même temps, on a vu se développer de nouvelles offres de biens, en partie en rupture avec les tendances des années de consommation de produits standards: il s’agissait de répondre à des besoins complexes et élargis, avec des offres de bouquets très différenciées utilisant plusieurs familles de savoirs: biotechnologies, nanotechnologies, ingénierie cellulaire, nouvelles techniques de communication, de stockage et de transport de l’énergie, matériaux composites…
Dans ce décor, on a assisté au déclassement de certaines activités à bout de souffle, à la compétitivité défaillante ou incapables d’intégrer les nouvelles technologies : une partie de l’agriculture, de la pêche, du cuir, du textile, de la mécanique… Mais on a aussi assisté à la restructuration de nombreuses activités (agriculture, agro-alimentaire, bâtiment, travaux publiques, automobile, industries numériques…) se réorganisant autour de nouvelles compétences et de nouveaux savoirs, opérant des fusions et des fermetures, recourant à l’utilisation croisée de plusieurs technologies.
Enfin, on a surtout vu se développer toutes sortes d’activités nouvelles, exploitant de nouveaux savoirs pour de nouveaux marchés: la Bretagne actuelle est ainsi devenue une terre du vivant, autour de l’agriculture, de la santé, du bien-être, des géronto-activités…; une terre de la communication, grâce aux savoirs numériques, une terre du tourisme valorisant son cadre de vie, son patrimoine culturel…, une terre des industries d’avenir (mécatronique, photonique…), une terre des éco-activités et des énergies nouvelles.
Au sein d’une nouvelle division internationale du travail, les établissements bretons se sont souvent affirmés comme les éléments majeurs d’un ensemble productif « Made in monde » qui ne prenait réellement son sens qu’au niveau international.
Le constat est sans appel: aujourd’hui, 96% des bretons vivent sous influence urbaine (contre 83 % en 2010). Cela ne veut pas dire qu’ils habitent tous en ville (encore que cette proportion a crû de 58 à 67 % en trente ans), mais que ceux-ci vivent dans des espaces où l’influence des villes est déterminante: il s’agit des « aires urbaines », caractérisées par le fait qu’au moins 40% de leur habitants travaillent dans la ville centrale; seules 10 % des communes bretonnes sont aujourd’hui considérées “hors influence des pôles urbains”. Dans le même temps, la région s’est artificialisée (la part du territoire construite est passée à 23 %), littoralisée (80 % des bretons habitent désormais à moins de 40 km de la mer), balnéarisée et bétonnisée le long des rivages. Dans certains milieux, il n’est pas rare d’évoquer les risques d’une « Breiz Riviera »!
Quant à la seule aire urbaine de Rennes, elle a connu une expansion étonnante: passant de 190 communes en 2010 à 230 en 2040, elle a ainsi vu sa population passer de 650000 à 800.00 habitants, ce qui l’a placé au 5e rang national pour la superficie couverte. Rennes se trouve désormais au coeur d’une conurbanisation de près de deuxmillions d’habitants qui s’étend du Sud-Loire jusqu’à Saint-Malo, l’aire d’influence de la capitale bretonne ayant maintenant rejoint celle de Nantes.
L’essor du monde rural qu’on avait dit souvent condamné a correspondu à un renouveau démographique et à de nouveaux comportements: retraités, résidents secondaires et même actifs de tous âges y affluent, attirés par les conditions de vie et l’ordre immuable des champs. Cet essor s’est aussi accompagné d’une nouvelle dynamique: si les activités agricoles continuent encore de structurer bon nombre de territoires, l’agriculture à elle seule ne fait plus le rural; à côte d’elle se sont développées maintes activités liées à la terre évidemment (production d’énergies vertes, de bio-ressources, tourisme…), mais aussi des productions industrielles, artisanales, de services…, en relation étroite avec les villes-centre. Pour autant, cette urbanisation des campagnes n’a pas abouti à la disparition des paysages que la Bretagne a su fort heureusement préserver.
Mesdames, Messieurs, dans les années 2020, on avait beaucoup discouru sur le rôle futur des villes bretonnes et sur la place des « métropoles », accusées de créer un désert autour d’elle. À l’époque, le schéma urbain était caractérisé par la présence de deux grandes villes, d’un chapelet de villes qu’on disait « moyennes », de petites villes et de bourgs ruraux. Aujourd’hui, à côté de nos deux grandes cités, la structuration du territoire régional est surtout marquée par la présence d’une douzaine de villes d’importance, « villes intermédiaires » qui jouent un rôle d’entre-deux avec leurs espaces environnants, assurant la connexion des acteurs locaux avec l’extérieur et structurant l’ensemble des territoires proches .
Pendant très longtemps, alors qu’une concurrence stérile les opposaient au sein d’une Bretagne qu’on disait « unie mais tellement divisible », on avait évoqué l’opportunité de créer des réseaux de villes. De nos jours, ces réseaux sont devenus réalité: ils permettent à ces villes de développer des « effets taille » par la mise en commun de moyens ; des « effets complémentarité » par un partage de fonctions et d’équipements onéreux; et surtout des « effets créativité ».
Mesdames, Messieurs, soyons clairs: au début du siècle, les débats allaient bon train sur l’opportunité de renforcer ou non ce qu’on appelait les « métropoles »: certains scénarios1 envisageaient la “dépolisation” et se laissaient tenter par des schémas plutôt néo-ruralistes, parce que l’idée d’une forte croissance urbaine était nuisible à l’équilibre écologique, parce que l’essor de mini-territoires auto-satisfaisants, repliés sur leurs sphère domestique, apparaissait plus agréable à vivre, parce qu’une concentration urbaine était nécessairement coûteuse, polluante, etc. À l’inverse, d’autres scénarios envisageaient une « hyperpolisation » de nos économies autour de quelque rares grands pôles nationaux… où Rennes trouvait difficilement place.
Entre ces deux hypothèses, c’est une troisième qui fut choisie: aujourd’hui, la Bretagne a réussi à concilier l’essor de villes intermédiaires travaillant étroitement entre elles et la métropolisation autour de Rennes (et, à un moindre degré, de Brest).
Si aujourd’hui Rennes occupe une place durablement flatteuse au sein des grandes métropoles, c’est parce que la ville a conservé une dimension qui lui a évité toutes sortes d’effets négatifs (pollution, encombrements, ségrégation sociale…). Il est vrai que la possibilité pour tous de travailler dans le cyber-espace, la multiplication des autoroutes électroniques transportant les informations ont constitué des freins à une métropolisation effrénée.
Dans le même temps, Rennes a continué à bénéficier des effets d’agglomération bénéfiques: création d’une dynamique productive grâce à une interpénétration des fonctions de recherche, de formation, production, multiplication des relations entre les grandes firmes internationalisées présentes sur le territoire (21% des emplois sont aujourd’hui assurés par des groupes étrangers) et les entreprises de tailles intermédiaires de plus en plus nombreuses, de façon « à faire système ». Au cours des récentes décennies, Rennes, par l’ensemble des attributs ainsi déployés, a contribué à insérer la Bretagne dans les pans de l’économie mondiale et à renforcer l’attractivité de la région; dans le même temps, la capitale bretonne, au coeur de l’économie du savoir, a irrigué la région grâce à ses réseaux universitaires, technologiques, culturels et économiques de toutes sortes.
Mesdames, Messieurs, ici à Rennes, les années que nous venons de vivre ont été marquées par des ruptures profondes et par la métamorphose de notre mode ancien de développement. Dans un monde plus immatériel, plus ouvert, plus fluide, nous avons essayé d’activer notre capitale régionale, en choisissant une modernité économique et sociale que nous devons à ceux qui, en leur temps, souhaitaient voir revenir le temps des cerises…