M. Bông, dont c’était le premier long voyage, s’émerveillait de tout: « notre pays est aussi beau qu’une toile peinte, dit-il. Maintenant je comprends mieux pourquoi il faut aimer sa patrie. Parce que, voyez-vous, notre village, bien qu’il soit tout près de la capitale, eh bien, je ne l’aime pas du tout! ». « C’est parce que vous y êtes trop habitué, lui dit ma femme. Les gens qui habitent ailleurs, eux, ils aiment Hanoi ». « C’est une ronde sans fin, remarqua M. Bông. Les gens d’ici préfèrent ce qui est ailleurs et vice-versa. Mais qu’importe! Puisque c’est partout notre pays, partout notre peuple. Eh bien, vive la patrie! Vive le peuple! ».
Nguyên Huy Thiêp, Un général à la retraite, 1987 (trad. Éditions de l’Aube, 2000).
On l’oublie parfois, mais le Vietnam est encore un pays communiste: sur le clavier d’ordinateur de l’Army Hotel où je suis descendu, on cherche en vain la touche $… Le pays est toujours dirigé par le Comité central du parti et la vie des quartiers comme des communes rurales régie par les comités populaires locaux.
Hanoi, tout au nord, non loin de la Chine, est la capitale de cet État socialiste et elle en porte le décorum: les drapeaux vietnamiens étoilés de couleur rouge flottent sur les bâtiments officiels ornés du marteau et de la faucille, d’éclatantes banderoles également rouges célébrant la victoire du socialisme barrent les avenues, les gardiens ne supportent aucune incursion dans l’immense périmètre sacré du monumental mausolée d’Hô Chi Minh, les élèves portant le costume à foulard rouge de la jeunesse communiste se pressent à l’imposant musée consacré au héros national dont le portrait trône partout, les militaires défilent martialement au pas de l’oie et fusil à l’épaule, les marchands de tableaux proposent des portraits de Marx et Engels en sus des innombrables icônes d’Oncle Hô dont on peut aussi acheter des lots entiers de cartes postales et toutes sortes d’hagiographies, une énorme statue à la gloire de Lénine encombre la place du même nom, le musée de la Révolution retrace dans une vigoureuse propagande d’un temps qu’on croyait révolu toutes les luttes du peuple contre les occupants successifs depuis les « jacqueries » (sic) des Annamites dans les années 1880 jusqu’à la victoire finale contre les Américains, les formalités d’entrée dans le pays sont régies par une immuable bureaucratie en uniformes variés mais… uniformément friande de paperasse, de tampons et de devises étrangères.
Seule une fréquentation assidue de la capitale révèle qu’un certain ordre la régule: les quartiers de casernes à l’ordre froid, les imposants palais officiels non photographiables, le prêtre bouddhiste sollicitant des dons interpellé en pleine rue pour mendicité, les petits cadeaux refusés pour la même raison, l’absence de toute insécurité ou incivilité visibles.
Mais ce qui frappera le visiteur au premier abord, c’est au contraire l’ahurissant désordre provoqué par des hordes de deux-roues à moteur et les nombreux taxis. Pourtant Hanoi n’était encore, paraît-il, au milieu des années 1990 qu’une tranquille cité quasi dépourvue de moyens de locomotion motorisés, livrée aux seuls cyclistes et cyclopousses, quand le pays ne faisait que s’ouvrir aux échanges et à l’économie de marché suite au Doi moi (« Renouveau ») décidé en 1986.
À peine une quinzaine d’années plus tard, le contraste est évidemment saisissant avec la spécialisation des cyclopousses dans le transport de touristes occidentaux et japonais, encore peu nombreux, et surtout avec la trépidante noria des motos qui ont envahi des artères au terrible niveau de pollution sonore et atmosphérique. La brume qui enveloppe la plupart du temps cette agglomération tropicale humide se transforme quotidiennement en un smog moite. Ce n’est pas la faute aux voitures particulières, qui restent peu nombreuses hormis les taxis et de rares berlines de luxe, guère la faute non plus aux bus brinquebalants et surchargés en nombre notoirement insuffisant pour une métropole d’un million et demi d’habitants dépourvue de tout transport en commun en site propre dont les projets restent enfouis dans les cartons.
Non, les rois de la chaussée sont bien désormais les motorbikes facilement transformées en d’innombrables mototaxis plus ou moins légales. Les chauffeurs portent des casques chinois non réglementaires ou, pour les plus anciens, vert militaire et un masque peu efficace contre les particules et les gaz. Dans une joyeuse pagaille, ces deuxroues motorisés occupent l’essentiel de la voirie. La motocyclette est une institution, c’est le véhicule familial par excellence. C’est pourquoi l’heure de sortie des classes est la plus congestionnée et la plus vrombissante quand la multitude des motards se rue dans les principaux axes mais aussi la plus pittoresque: dans cette ville à la jeunesse débordante, l’enfant fait ses devoirs à l’arrière de la moto ou du scooter comme si de rien n’était, son frère se concentre sur un jeu vidéo en pleine cohue, tandis que le plus petit parvient à s’endormir entre papa et maman malgré l’invraisemblable vacarme, les couples se serrent, et tout le monde consulte son portable.
Quand la pluie s’en mêle, la ronde des deux-roues égaye la grisaille ambiante de ses capes imperméables multicolores, et lorsque la température descend sous les quinze degrés dans une ville située juste sur le tropique, le bonnet et l’écharpe s’imposent. Pour l’artisan ou le commerçant, la moto sert aussi de bête de somme moderne, transportant toutes sortes de marchandises dans des équipages à l’équilibre précaire.
Pour les moins fortunés, c’est la bicyclette qui fait office de moyen de transport surchargé d’improbables cargaisons de toute nature défiant les lois de l’équilibre. Les adolescentes transportent souvent leur camarade ou leur soeur tandis que les paysannes à chapeau chinois viennent vendre leurs produits dans les ruelles et sur les marchés de la vieille ville, formant de pittoresques et acrobatiques cortèges tous plus pittoresques les uns que les autres. Si les agricultrices peuvent se rendre ainsi tous les jours à la ville sur des bicyclettes lourdement chargées pour y proposer fleurs, fruits et légumes des exploitations environnantes, c’est qu’Hanoi est restée malgré sa taille une ville à la campagne.
Des années 1950 aux années 1980, le régime socialiste a en effet développé une politique migratoire idéologiquement anti-urbaine visant à déplacer les citadins vers les campagnes et à contrôler strictement les déplacements au moyen d’un système de visas intérieurs. De 1961 à 1995, un million d’habitants du delta du Fleuve rouge où se trouve Hanoi ont ainsi été déplacés pour aller coloniser les régions montagneuses du Nord dans le cadre de fermes collectivistes2.
Simultanément, l’extension spatiale de l’agglomération a été sévèrement limitée grâce à un drastique contrôle public du foncier empêchant toute ouverture de nouvelles terres à l’urbanisation. Cette politique dirigiste conjuguée à l’absence d’investissements étrangers et au faible niveau de vie a fait que l’espace urbain est longtemps resté cantonné aux quatre arrondissements centraux3.
La libéralisation récente et partielle du marché foncier et immobilier par les réformes foncières et les lois sur les investissements étrangers et l’adoption d’un schéma directeur moins malthusien ont autorisé la construction de nouveaux périmètres, conduisant à une forme de rattrapage urbain dans un pays qui reste cependant l’un des moins urbanisés du globe, avec 73 % de ruraux.
Ce contrôle absolu de l’expansion spatiale qu’on qualifie en urbanisme de containment – contenir l’étalement urbain – a préservé le caractère agricole d’une des campagnes les plus intensives et les plus denses de la planète où l’on compte 2200 habitants au kilomètre carré dans la première couronne périurbaine et 1300 dans l’ensemble du delta. Hanoi est ainsi une ville qui a longtemps donné corps à l’image plaisante d’Alphonse Allais comme au rêve de l’urbaniste : le contrôle radical du déversement urbain et la préservation d’une ceinture verte essentiellement agricole.
La contrepartie est que la ville, dont la population a malgré tout augmenté ne serait-ce que par croissance naturelle, s’est développée sur elle-même, concrétisant la figure également recherchée de la construction de « la ville sur la ville », non pas ici par renouvellement urbain mais par accumulation in situ, par densification des constructions à l’intérieur de limites administratives quasi inchangées n’autorisant aucun écart, engendrant de ce fait une sédimentation de l’habitat en couches successives augmentant progressivement les densités d’occupation et de peuplement.
Ce processus a fait de la capitale du Vietnam une ville obsidionale et incrémentale. Le reste de l’expansion s’est déployée le long des axes, agglomérant des villages d’aspect déjà urbain par leurs habitations de brique à étages ne se différenciant guère des constructions de la ville, comblant des rizières de manière plus ou moins organisée. Le résultat est que Hanoi est sans doute une des villes où l’occupation de l’espace est la plus poussée et intense, chaque pouce semblant compter, sans pour autant en faire une ville en hauteur, les tours de bureaux et d’habitations étant récentes, faute d’opérations d’urbanisme d’envergure en l’absence d’investisseurs et de projets publics en ce sens jusqu’à une date récente.
C’est donc une ville compacte, avec son lot d’îlots et d’habitations insalubres, de fils électriques et de câbles téléphoniques défiant les règles d’élémentaire sécurité dans un espace aérien où ils se mêlent aux lianes et aux frondaisons, miracle de rafistolage permanent rappelant le sous-développement et le sous-investissement dans l’infrastructure publique.
Le parcellaire en lames de parquet dessinant des terrains tout en longueur permet de loger le maximum d’activités commerciales qui débordent néanmoins sur le trottoir, grignotant les espaces encore libres et occupant le moindre interstice, comme l’habitat paraît mordre à l’arrière sur les cours et arrière-cours. Difficile de dire où commence l’espace public et où finit l’espace privé le long des rues et des artères, quand l’étroit local commercial du jour se transforme en résidence la nuit, quand chacun cuisine et mange dans la rue tout en vaquant à ses affaires.
L’impression d’incroyable prolifération commerciale déferlant sur la chaussée résulte de cette rareté du sol et de la nécessité d’avoir pignon sur rue, la forme même des parcelles allongées en profondeur rappelant les Flandres, autre contrée de forte densité et de tradition commerçante. La vitalité du Vietnam, peuplé de 88 millions d’habitants qui figure toujours dans la petite quinzaine de pays où la croissance démographique atteint les 2 % l’an (soit la hausse la plus vive de toute l’Asie orientale), ce qui lui vaut une des populations les plus jeunes du globe, est visible à ces deux caractéristiques majeures : la prolifération du commerce formel et informel et la frénésie circulatoire. Activité marchande et trafic demeurent cependant éloignés des standards de vie occidentaux, la motorisation des ménages restant infime et les centres commerciaux modernes embryonnaires.
Plusieurs villes coexistent cependant du point de vue morphologique et fonctionnel. L’archétype et le conservatoire par excellence demeure bien sûr la vieille ville, summum de promiscuité et de densité commerciale, aux ruelles surencombrées, « l’Asie rêvée » du guide Lonely Planet qui fait la joie des visiteurs par son visage préservé de toute modernité apparente. Les commerces s’organisent toujours par produit et se regroupent par métier (forgerons, ferblantiers, herboristes, bijoutiers, miroitiers, encadreurs, fabricants d’autels bouddhiques, de jouets, de soieries, d’épices, de feux d’artifice et pétards, etc.). La « ville indigène » des colons reste un vaste marché traditionnel populaire peuplé de toutes sortes de vendeurs de rue à l’authenticité préservée malgré la fréquentation touristique, qui reste mesurée.
Mais les autres quartiers regorgent de commerces souvent concentrés de manière analogue par catégorie, les échoppes semblent s’étirer à n’en plus finir le long des axes de circulation que croisent des venelles peu engageantes. Le quartier politique et militaire aux avenues rectilignes et aux esplanades surdimensionnées forme un vaste ensemble à part, où la faible densité relative allonge les distances et aère l’espace urbain au coeur de la capitale.
Hanoi illustre aussi l’urbanisme moderne avec ses grands boulevards arborés d’époque coloniale ou postérieurs, avec ses parcs agrémentés de grands lacs et ses squares fleuris aux arbres gigantesques propices à la gymnastique – en groupe de préférence –, aux jeux – de go, de cartes, de badminton – et aux photos de mariage en costumes à l’occidentale, à commencer par le fameux lac Hoan Kiem jouxtant la vieille ville. Elle compte de nombreuses pagodes historiques aux jardins paisibles où d’élégants mannequins en robe de cérémonie ou des groupes de copines sont ravis de se faire photographier en votre compagnie, les Occidentaux restant l’objet d’une curiosité timide ou d’un enthousiasme chez les jeunes filles en fleur les moins craintives.
Que l’on se donne la peine d’entrer dans l’un des multiples temples, on sera accueilli avec bienveillance et on échappera au tumulte comme à la chaleur extérieure. Pour agitée qu’elle soit, la ville n’est pas stressante malgré le trafic étourdissant, elle respire même une certaine joie de vivre malgré la dureté de l’existence quotidienne de l’écolier comme du travailleur ; les promeneurs du dimanche flânent en couple, on peut photographier à volonté et l’initiative est toujours reçue avec grande gentillesse et des sourires de fierté sans hostilité aucune. Sur ce plan aussi, Hanoi échappe encore à une normalisation internationale faisant du touriste étranger une banalité doucement raillée.
Pour sa part, le visiteur français ne manquera pas d’être étonné par la modestie de l’héritage colonial malgré près d’un siècle de présence française. Certes, le magnifique opéra demeure l’une des attractions de la ville d’époque coloniale et nombre d’élégantes villas souvent transformées en administrations ou ambassades subsistent à l’abri des regards, mais la pratique de la langue française a quasiment disparu à l’exception de mes étudiants et de rares anciens.
Quelques enseignes de luxe évoquent volontiers le chic parisien (« Paris gâteaux »), tel hôtel de standing exhibe de vénérables tractions avant, les agents de police portent le casque colonial et les plus âgés le béret en plus de la barbichette à la Hô Chi Minh, d’antiques vélos rouillés ont conservé leurs pneus rouges des années 1950, on peut acheter du pain français dans la rue, le centre culturel français admirablement situé est actif, mais c’est à peu près tout. Cela étant, l’anglais courant n’est pas non plus très répandu malgré l’impressionnant effort de formation de la jeunesse.
Socialisme, densité, compacité, authenticité rurale: voilà donc ce qui caractérise Hanoi aujourd’hui, mais pour combien de temps encore ? La capitale se transforme à vue d’oeil si bien que son charme un peu désuet n’en a peut-être plus pour longtemps. Des tours d’affaire, des hôtels de standing et de nouveaux quartiers d’immeubles d’habitation ou de villas privées poussent dans une métropole de plus polycentrique qui a enfin été autorisée à repousser ses limites.
Avec la spéculation immobilière, les inégalités sociales se creusent et une ségrégation socio-spatiale jusque là limitée s’accentue. De grandes marques internationales ouvrent boutique, des panneaux publicitaires lumineux animés se déploient aux portes même de la vieille ville, la paysanne à bicyclette dispose parfois d’un mobile, des joggers témoignent de l’adoption de modes de vie occidentaux. On n’est pas pour autant à Hô Chi Minh Ville, la turbulente métropole économique du Sud. A Hanoi une certaine inertie témoigne au choix d’une certaine incurie, des lourdeurs du régime ou des contradictions de la société vietnamienne comme l’attestent des chantiers de rénovation en panne ou inachevés qui ne menacent que modérément les alentours de la ville ancienne.