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Initiatives urbaines
#14
Rennes 2040 :
Une « ville-capitale » high tech et fluide
RÉSUMÉ > Nous sommes en 2040. Yann, un septuagénaire qui a fait carrière à New York, revient dans sa ville natale pour y passer sa retraite. Nous déambulons avec lui dans un Rennes qui a bien changé. La Vilaine s’est dé- couverte, des tours ont surgi, les coulées vertes se sont épanouies, un musée d’histoire trône au couvent des Jacobins, le port de Saint-Malo est à 20 min.

Une « ville-capitale » high tech et fluide

     Au début, Yann Madec avait envisagé de regagner la France, et plus précisément Rennes, sa ville natale, en empruntant le bateau-jet à propulsion nucléaire qui relie New York à Brest. Mais en cette saison, impossible de trouver des places, et surtout trop cher! C’est donc à bord du Zhest, le nouvel avion hypersonique qui consomme trois fois moins que le vieil A-380, qu’il a finalement choisi de traverser l’Atlantique. Il a atterri à l’aéroport international dénommé à l‘origine « N.D des Landes » et rebaptisé depuis « Brezilia Airport », du nom de l’immense complexe créé aux alentours pour accueillir l’Expo Universelle de 2048.

     En cet automne 2040, l’air est doux, le réchauffement climatique dont on avait tant parlé dans les années 2000 est bien devenu réalité… Dès son arrivée, bien qu’il s’en défende, le migrant revenu au pays ressent de la nostalgie. Voilà 31 ans déjà qu’il a gagné les USA, à la suite de la fermeture de son usine rennaise de produits électroniques : celle-ci s’était révélée bien peu compétitive face à la concurrence mondialisée. Coûts trop élevés ? Non, pas du tout ! Mais tout simplement retard dans l’utilisation de technologies sans cesse évolutives : cela ne pardonnait déjà pas !… Depuis, les années ont passé, son petit magot de vendeur de crêpes sur la 23e Avenue a bien grossi et ayant atteint 72 ans, âge maintenant normal pour la retraite, il a jugé qu’il était temps de venir finir ses jours près de ses parents, encore vivants dans le quartier Sainte-Thérèse.

     L’arrivée en gare de Rennes s’effectue au coeur du CIA (Centre International d’Affaires), le long du huitième quai, sous la dalle reliant désormais le pont de Nantes au pont Saint-Hélier. Ici, passe une voie souterraine qui réconcilie le nord et le sud de la ville. Au-dessus, au pied d’une tour géante abritant un musée d’art contemporain, sur un terre-plein paysager, sont implantés hôtels, bâtiments administratifs, bureaux, commerces les plus divers et, ouf !, le fameux Palais des Congrès dont Rennes avait longtemps rêvé.
     Heureusement, se dit Yann, qu’en 2012, ce projet de Palais, initialement prévu dans le Couvent des Jacobins, avait été annulé in extremis. Celui qui a été construit, proche du centre historique grâce au métro, jouit d’un emplacement exceptionnel, au milieu d’une interconnexion de moyens de transport (LGV, lignes de métro, taxis, liaisons ferroviaires…). Quoi de plus pratique pour tout congressiste qui vient de loin?
     De la même façon, à partir de ce point névralgique, quoi de plus aisé pour gagner tous les points de la ville… et même les villes voisines, notamment le « port » de Rennes, Saint-Malo, en 24 minutes, grâce au fameux TRAM (Transport Rapide d’Accés à la Mer) qui plaît tant aux Rennais? Décidemment, l’effet-mer est durable!

     En empruntant le VAL (Véhicule Atlantique-Loire), joignant les villes-amies Rennes et Nantes, géré par la Hong-Kong Air Corporation, et qui doit le conduire en 24 minutes dans la capitale bretonne, Yann va de surprises en surprises.
     Les blouguiboulga des futurologues des années 2000 sont bien vérifiés: les jachères ont disparu, de vastes coulées vertes séparent les villes réparties le long de la RN (lisez: la route Rennes-Nantes) et la californisation du sillon Manche-Atlantique a été évitée de justesse; l’eau pure coule dans les rivières transparentes ; les moléculteurs (on appelle ainsi les nouveaux agriculteurs !) se consacrent de plus en plus à des productions non-alimentaires, empruntant de « bonnes pratiques » et ayant accru leur autonomie énergétique.
     Et puis surtout, la terre est un peu moins chargée de ces insidieux et profonds dangers que constituaient ces métaux lourds que l’on n‘osait pas évoquer dans les années 2010

     Il règne dans cette gare une ambiance survoltée. Il y a de quoi ! Tous ces cris qui assaillent Yann saluent l’annonce d’une nouvelle attendue: l’équipe de football, les « Red and Black Stars », qu’on appelait autrefois le « Stade Rennais », vient de remporter, pour la deuxième fois consécutive, l’Europa League ! Il est vrai que tous les yuans investis par le nouveau propriétaire, un riche industriel indien, n’y sont pas pour rien!
     À peine sorti de la gare, Yann emprunte un vélo électrique sans pédale à la borne de l’avenue Janvier, histoire de retrouver son Rennes d’autrefois. En quelques minutes, il se rend compte que bien des rues lui sont devenues étrangères et que bon nombre de ses repères traditionnels lui font défaut. Son Rennes d’hier n’est plus. La matérialité urbaine, cette carapace qui sert aux hommes à vivre, s’est transformée. Décidemment, se dit-il, paraphrasant une phrase célèbre, « les utopies d’hier sont devenues les réalités d’aujourd’hui ». Pour autant, ce n’est pas « metropolis » et la ville qu’il voit était déjà largement contenue dans les ambitions d’hier.
     Yann n’a pas de mal à imaginer que la métamorphose de sa ville natale ne s’est pas faite sans difficulté, si l’on se rappelle les problèmes financiers des collectivités territoriales au cours années 2010 et si l’on connaît la multiplicité des ambitions (souvent contradictoires) qui étaient celles des élus d’hier, quand le futur de Rennes s’est construit.

     D’un côté, les élus voulaient que leur ville s’affirme comme une métropole (« européenne », il s’entend!), un peu comme le souhaitaient à l’époque toutes les villes de taille comparable, tant elles étaient toutes confrontées aux pressions de l’innovation permanente et de la concurrence généralisée; cela voulait dire, en permanence, promouvoir des activités High-tech en leur sein, s’insérer dans des réseaux internationaux, polariser des emplois très qualifiés et des services de haut gamme…
     D’un autre côté, il fallait promouvoir le projet d’une société urbaine capable de faire face à des attentes nombreuses comme, entre autres, accueillir une population sans cesse plus importante; répondre aux besoins d’hypermobilité des citoyens; rendre accessible à tous les offres de services d’éducation, de santé, de culture; prendre en compte les exigences d’un développement qu’on n’appelait plus « durable », tant l’expression était devenue surannée, mais bien « désiré »; permettre au plus grand nombre de choisir son lieu de résidence en fonction de ses besoins et de ses possibilités; et surtout faire de la ville un lieu de convivialité, très agréable à vivre… Bref, il fallait construire une sorte de « bien commun », approprié par tous, autour d’une histoire commune du futur de chacun.

     Toutes ces attentes se révélèrent vite assez difficiles à satisfaire, tant la ville était comme un lieu d’exacerbation des contradictions socio-économiques et de stratifications sociales, généralement matérialisées par la définition d’espaces séparés par des frontières bien peu poreuses ; à cet égard, la tertiairisation continue des économies et l’évolution vers l’économie de la connaissance ne pouvaient que compliquer les préoccupations d’intégration d’un très grand nombre d’individus dépourvus de qualifications et de formation…
     Et pourtant, aujourd’hui, Yann se rend bien vite compte qu’en quelques décennies, les formes de la ville ont évolué et que Rennes a été pensé de façon à casser les ghettos, à unir des morceaux décousus des tissus à la fois sociaux et architecturaux, à tisser des liens entre espaces publics et privés, à apaiser des oppositions et des conflits latents…

     La ville a pris de la surface. Un immense périphérique à six voies entoure une agglomération qui a désormais fini par englober toutes les villes les plus proches (Saint-Jacques, Cesson… etc.). Quant à la vieille rocade, à l’intérieur de la ville, elle est maintenant devenue un paisible boulevard urbain que se partagent à vitesse réduite bus, autos, vélos et piétons. La nouvelle Communauté de communes s’est elle-même élargie, puisqu’elle comprend dorénavant des pays autrefois lointains, comme Liffré, Chateaugiron, Montfort, Brocéliande…). Tout cela s’est effectué, parfois avec des crises violentes, parce qu’il fallait appliquer les prescriptions de la fameuse loi « d’aménagement et de restructuration des espaces régionaux » de 2024, celle qui avait (enfin) envisagé un nouveau découpage des régions, une fusion des régions et des départements (la Bretagne a été pionnière dans ce domaine), une consécration du rôle des grandes villes, et attribué un pouvoir hiérarchique aux régions sur certaines collectivités.

     Les communes absorbées sont désormais les nouveaux quartiers d’un grand Rennes qui compte 810 000 habitants. Du moins officiellement, car en réalité, en raison des vacances, des bi-résidences, des séjours des stagiaires, des touristes, des congressistes…, cette population peut grossir considérablement au cours de l’année. Un tiers des habitants recensés ne sont pas nés à Rennes ; comme Yann, 25 % de la population a plus de 60 ans ; 60 % des ménages ne comptent qu’une ou deux personnes ; et, pour la première fois de son histoire, la ville voit très régulièrement cohabiter quatre générations, aux attentes et aux comportements très différents.
     Cet essor démographique, un des plus puissants de France, s’explique aisément : tandis que les taux de natalité ont fortement bondi et que les taux de mortalité se sont stabilisés, la ville a surtout dû accueillir une population de plus en plus attirée par l’essor urbain, car en 30 ans plusieurs millions de français ont ainsi changé de département. Le temps des migrations rurales est révolu; c’est désormais le temps des grands glissements des populations vers l’Ouest !
     Ces nouveaux Rennais sont plutôt des retraités revenus « au pays ». Ce sont aussi de plus en plus des étudiants (130 000, au total) attirés par les Écoles rennaises et l’université de Rennes, née de la fusion des anciennes universités, en 2019, et actuellement 14e au classement de Shanghaï. Ce sont encore des ménages d’actifs, français ou étrangers, intéressés par le développement d’activités de plus en plus diversifiées et attirés par le buzz médiatique que la culture branchée de Rennes n’a cessé de provoquer. Ce sont enfin, fait nouveau depuis quelques années, tous ces réfugiés climatiques devenus subitement très nombreux après les gigantesques raz de marée de 2024 et 2036 qui les ont obligés à quitter leurs terres submergées. Et tout ceux-là font maintenant de bons Rennais…

     Désormais, à côté d’immeubles qui n‘ont cessé de s‘élever, de nombreuses tours peuplent le ciel de la capitale bretonne… Rien à voir avec ces tours décriées du siècle dernier. Désormais, dans ce concept de « ville dense » où il faut réduire les déplacements, les temps de trajet et la pression foncière, il s’agit de tours proposant de nouveaux rythmes urbains: on y travaille, on y dort, on s’y distrait dans les jardins suspendus du dernier étage et on joue au basket sur les toits-terrasses paysagés… Tout au long des couloirs, jardins intérieurs, supermarchés de proximité, boutiques et écoles se côtoient en permanence…
     Voici ces tours réconciliées avec la ville, agrandies de terrasses qui s’y accrochent, flanquées d’ascenseurs panoramiques et reliées entre elles par de très larges promenades suspendues sur plusieurs niveaux, surplombant des parcs en contrebas… Un moment, par mode mais aussi par nécessité, ces tours ont constitué ce qu’on appelait des « écoquartiers », vocable devenu rapidement banal, mais qui a été surtout étendu aux quartiers les plus anciens pour éviter une sorte d’« écogentrification ». Ainsi, dans les quartiers situés plutôt dans les périphéries, les barres et tours ont été remodelées et réhabilitées ; elles se sont parées de tous les signes d’une architecture vivante: les gigantesques vides entre les bâtiments se sont remplis de logements, commerces ou bureaux, créant de la mobilité et dessinant des rues, des petites squares ici, des parcs là, souvent à la place de terrains vaguement organisés. Assez pour raccrocher à la ville des quartiers qui exprimaient autrefois la relégation.
     Évidemment, toutes ces tours, dont une grande partie tourne avec le soleil, sont autonomes en énergie: à l’infini, la mosaïque des panneaux solaires nouvelle génération contraste avec le tapis vert des jardins suspendus; ici ou là, des mini-éoliennes à axe vertical contribuent à une production électrique dont le surplus est revendu à l’ancienne EDF rachetée par un groupe saoudien… Dans les rues, les rubans de bitume ont été remplacés par des plaques électro- productrices qu’activent les pas des marcheurs martelant le sol, tandis que dans chacune des dix grandes piscines publiques de la ville les vagues provoquées par les nageurs font tourner de précieuses turbines.

     Ces tours ne sont certes pas toutes de tailles semblables, de façon à rompre avec le diktat d’un urbanisme qui aurait pensé que la-beauté-venait-de-l’uniformité. Une de ces tours s’élève plus haute que les autres: la tour Condate. Elle est située à la confluence des eaux, là où la maison de l’éclusier a enfin été détruite, et surplombe le vieil immeuble Jean Nouvel ; ses auteurs lui ont donné la forme d’un Triskell stylisé, comme pour constituer l’édifice symbole de la ville-capitale. Elle abrite bon nombre de fonctions de commandement de la région, mais aussi hôtels, restaurants, salles de spectacles. Non loin de là, sous le mail Mitterrand, la ville s‘est enfoncée et un parking souterrain de huit étages accueille des véhicules venus de partout… Face à ce signal, du côté de la plaine de Baud, lui répond comme en écho, un autre signal : l’Arche Europe où 17 ascenseurs propulsent en deux minutes prés de 500 personnes jusqu’au restaurant panoramique du 37e étage d’où l’on peut jouir d’une vue unique sur la ville : c‘est le phare de l‘entrée en Bretagne… Comme dans beaucoup de lieux en Europe, on a perçu qu’il y a souvent des projets urbains qui marquent les villes.

     De façon générale, les ponts, passerelles et souterrains se sont multipliés pour enjamber tout ce qui pouvait segmenter le territoire (cours d’eau, voies ferrées, grandes voies routières…) et constituer des ruptures dans l’organisation urbaine. Ont été ainsi reliés grandes tours, pavillons, parcs… et s’est créé un Rennes associant autant d’échelles et de rythmes.
     Cette conception urbaine, celle d’une ville compacte et unie, s’imposait. Sinon, elle se serait étendue jusqu’à Hédé, Liffré…, grignotant les terres environnantes. Évidemment, il a fallu trouver des terrains pour bâtir ces milliers de logements et surtout rendre le foncier moins cher. Pas facile! Mais cela est devenu tout simplement possible en augmentant les surfaces disponibles, à force de rendre constructible ce qui ne l’était pas, autour des rocades, des grandes voies, dans les très nombreux interstices laissés vides…, ou mettant à la disposition des aménageurs certaines ressources immobilières vendues par l’État ou les collectivité, telles une grande partie des terrains militaires, un centre de rétention, des prisons, un morceau de l’aéroport délaissé après l’essor de Breizilia Airport, etc.

     Rennes n’a pas été repeinte en vert, pour faire écolo, grâce à quelques plantations supplémentaires sur les trottoirs ou à la création de murs paysagers (ce qui n’est déjà pas mal, au demeurant !). Mais, plus profondément, la ville a définitivement perdu ce caractère minéral qui lui était tant reproché: l’essor des jardins a été encouragé, les squares se sont multipliés; il n’est pas jusqu’aux grands parcs qui ont été développés: à côté des lieux traditionnels (Maurepas, le Thabor, le Landry…), de nouveaux espaces ont été créés. Comme le parc des Prairies Saint- Martin, unique par sa surface et surtout par son agencement, avec son lac, ses vallons, sa base nautique, ses constructions - puisqu’à chaque extrémité deux tours sur pilotis, les Tours Emeraude, accueillent une Cité des artistes, très courue en Europe, une maison internationale pour étudiants et sur les berges une exposition permanente d’artisanat… Un peu comme « Central Park », se dit Yann… Ici ou là, on a laissé se développer des « zones folles », symboles d’une nature qu’on n’a pas voulu domestiquer, tandis que des jardins potagers ont été recrées.
     En investissant ainsi dans la préservation des écosystèmes naturels, Rennes n’a pas seulement répondu à de profondes aspirations de ses habitants, mais a aussi voulu leur faire profiter des bienfaits des arbres et végétaux en ville: tellement d’études avaient démontré les avantages de cette démarche pour la santé publique et la lutte contre le stress! Du reste, grâce à la création de ces climatiseurs urbains, Rennes n’a-t-elle pas été consacrée en 2024, « ville verte d’Europe »?

     Mais Rennes a été plus loin: alors qu’autrefois l’historien Toynbee définissait la ville comme « une communauté qui n’était pas capable de produire sa propre pitance », Yann constate qu’actuellement ce temps des espaces finis est bien terminé, ce temps où ville et campagne se distinguaient nettement. En effet le grand Rennes est entré dans l’illimité en ce sens qu’entre le centre et tous les bourgs inclus dans son espace subsistent des fermes et des zones cultivées, comme le souhaitait d’ailleurs le SCoT (schéma de cohérence territorial) dessiné dans les années 2010. La forêt de Liffré s’est étendue à l’intérieur de Via Silva et a même rejoint La Ferme des Bois. Des zones de cultures maraîchères ont remplacé une grande partie du site PSA reconverti en ateliers de conception de logiciels: le rural a pénétré dans la ville tandis que la ville produit des services pour le monde rural. Quotidiennement se tiennent des marchés agricoles et les circuits se sont raccourcis.

     Pendant des décennies, Rennes avait perdu tout contact avec l’eau. Longtemps cachée, canalisée, recouverte et finalement ignorée, la Vilaine est désormais redevenue visible. Les risques de crues sont maîtrisés et les grandes dalles qui recouvraient une grande partie de la rivière ont finalement fini par sauter. Non sans mal! Certes, dans les années 2000, quelques projets de reconquête de l’eau avaient été évoqués. Mais quelles polémiques ! Aujourd’hui, la vieille aspiration des Rennais a pris forme… La Vilaine est belle; elle a repris des couleurs et serpente paisiblement au soleil ; restructurant le coeur de ville, elle a réconcilié ses deux rives.

     Tout au long du cours d’eau, mais en contrebas, sont suspendues deux ou trois passerelles soutenues par des structures métalliques élégantes. Elles accueillent boutiques, bouquinistes, cafés et de nombreux passants flânent désormais sur ce que la rumeur a vite dénommé « les planches de Rennes »… Le long de la Vilaine, depuis que le centre ancien s’est fait piétonnier, cyclistes et marcheurs peuvent désormais emprunter un immense cheminement paysager de plusieurs kilomètres qui les entraîne de Cesson, Thorigné… vers les grandes plaines aménagées vers l’Ouest, au-delà de la Prévalaye, là où la Vilaine a été élargie et où « Roazon Plage » a été créée.
     Il faut voir l’animation autour de ces boucles de la rivière parcourue de dizaines d’embarcations chargées de voyageurs, mais aussi de toutes sortes de cultures maraîchères… Depuis les années 2020, les « Musicoles de la Vilaine » qui se tiennent sur les berges environnantes sont devenues un must européen: les foules se pressent pour assister à des gigantesques concerts mariant musique électronique et musique classique… La Vilaine est ainsi redevenue une matrice du développement. Comme du temps de Condate. L’avenir a finalement rejoint un passé trop vite négligé.

Des grands pôles reliés par le train-tram

     Depuis le début du siècle, la ville s’est réorganisée pour éviter un urbain généralisé et centralisé. S’il subsiste toujours un centre historique bien conservé, Rennes est désormais constitué de multiples centres grâce aux villes et bourgs absorbés, aux coeurs des anciens grands quartiers ainsi que aux nouvelles urbanités (La Courrouze, Via Silva…). Dans chacun de des pôles, on trouve tous les équipements commerciaux, culturels, sportifs, les sièges des entreprises, les points de rencontre et les fonctions en tous genres… nécessaires à la vie quotidienne sans avoir à recourir aux services du Centre: si les économies sont monde, la vie est décidemment bien locale. Ainsi, la hiérarchie a cédé la place à une variété d’organisations et les articulations entre des sphères et des échelles multiples s’opèrent par toutes sortes de flux immatériels et matériels : des voiries, des ponts des cheminements orientent le développement sans le contraindre… et ne passent plus nécessairement par le centre. Des trains-trams relient directement toutes les dix minutes ces divers grands pôles de la ville.

     Dans cette dynamique, Rennes a tenu à concevoir et répartir ses équipements. Voici, lieu unique dans la région, le Musée des Jacobins, le grand musée de la mémoire des Bretons, qui regroupe les plus illustres des peintres qui se sont inspirés de la Bretagne. Voici encore la Place de Gaulle, baignée par d’élégants jets d’eau, bordée de terrasses, de lieux de spectacles éphémères, de galeries d’art ainsi que par les Champs Libres qui ont été rénovés et qui ont repris d’heureuses couleurs: quand les rythmes et les cadences des Rennais divergent tant, quand leurs emplois du temps sont si désynchronisés, cette place constitue au coeur de la ville un lieu de rencontres aléatoires, un vide qui ordonne les espaces environnants. Voici cette fois aussi que du haut de l’ascenseur panoramique qui surplombe la place Sainte-Anne, on peut admirer les murs végétalisés de l’église Saint-Aubin… ou les locaux du ministère des Temps Urbains depuis que la France s’est véritablement décentralisée.

     Yann se réjouit : la ville ne subit plus la tyrannie de l’automobile. Pour preuve, on l’utilise de moins en moins. C’est le résultat de cette conception polycentrique de la ville qui a favorisé les équipements de proximité, les circuits courts, et qui a rapproché domicile et emploi… C’est aussi parce que les droits de péage à l’entrée de la ville n’ont cessé de croître tandis que les « droits à rouler » ont été doublés en quinze ans… C’est encore parce qu’ont été multipliés les parkings souterrains, près des noeuds d’interconnexion des transports en commun (notamment des trois lignes de métro, du monorail qui tourne autour du nouveau périphérique ou des bus aux dimensions modestes mais aux taux de rotation très élevés)…

     C’est enfin parce que le rôle des piétons a été reconnus et promu, tandis que le vélo a un vrai droit de cité dans la ville: le plan Biclou a supprimé les voies peintes en vert pour les remplacer par de véritables pistes où il n’est plus nécessaire d’être un spécialiste du gymkhana pour survivre en ville… C’est (presque) la fin du grondement des moteurs, des asphyxies aux gaz d’échappement et aux rejets des métaux des moteurs Diesel. Dans ce calme retrouvé, dans cette ville apaisée, un grondement bizarre accompagné d’un souffle puissant fait pourtant sursauter Yann: cet énorme oiseau métallique qui le surplombe est « Surveillator », un drone qui se déplace de point en point pour veiller à la sécurité des passants, des joggeurs… On dit même qu’il repère et verbalise les fumeurs !

     Nul doute: le visage économique de Rennes s’est métamorphosé. Évidemment, il a subi le krack financier de 2012, l’éclatement de la bulle des nano-technologies de 2019, la crise des matières premières de 2025… Mais il a résisté: au long des dernières décennies, il n’a jamais été question de faire le deuil de l’essor de l’économie productive, même si une grande partie de la population vit encore largement grâce au système européen de redistribution des richesses. Il n’a jamais été non plus question de multiplier cheminées, entrepôts, hangars, comme l‘économie ancienne le commandait… Le système qui s’est mis en place autour d’une myriade d’entreprises souvent reliées entre elles par des réseaux de partenariat, de cotraitance, est principalement consacré à la valorisation des technologies dominantes, développées dès lors qu’on réussit à rencontrer des marchés suffisant pour les valoriser.

     Plus précisément, c’est un système caractérisé par une pénétration en force des services complexes au sein du système productif changeant à ce point le visage de l’industrie traditionnelle qu’on a pu parler un moment de « désindustrialisation », alors qu’en réalité il s’agissait d’une nouvelle forme d’industrie plus immatérielle plus « soft ». C’est aussi un système marqué par une très grande diversité d’activités, qu’elles soient liées à l’exploitation du vivant (végétal, animal) ou à la santé, à la communication, à la production d’énergies, à la création de nouveaux modes de transport.
     C’est enfin un système où les technologies s’agencent entre elles et où les activités sont liées à l‘hybridation des savoirs avancés : ainsi l’essor de la bio-informatique a placé Rennes en tête de la valorisation de nouvelles molécules, de la pharma-sécurité, de la maîtrise des gérontosciences, du télédiagnostic, des matériaux complexes, des éco-activités…
     Dans toute cette dynamique créatrice qui caractérise la ville, c’est la présence de facteurs génériques déterminants (formation pour tous, intensité des activités de recherche, essor de la logistique…) ainsi que la forte capacité des acteurs à rapprocher ces facteurs qui constituent une véritable marque distinctive.

     Il faut aussi dire qu’en même temps, l’utilisation de nombreuses technologies complexes, notamment celles liées aux processus de numérisation, ont contribué à changer les modes de vie quotidiens : bien des équipements administratifs ont dû fermer, la plupart des opérations se faisant désormais par communications dématérialisées (une grande partie de l’immeuble de Rennes Métropole a été transformée en logements sociaux); la généralisation de l’e-commerce a précipité le déclin de bien des grandes surfaces et favorisé l’essor de points de livraison; le conseil municipal ne se réunit plus que deux fois par an, pour quelques votes… et quelques agapes, l’essentiel des échanges s’opérant désormais par téléconférence. Bref, « Rennes, ville intelligente » est le prototype de la ville « ubiquitaire » où les habitants sont tous hyperconnectés et peuvent communiquer en continu et de partout avec leurs voisins, leurs commerçants, leurs élus…

     Au siècle dernier, Rennes s’était propulsé dans le club des « métropoles », sans que l’on se soit bien entendu sur le sens de cette appellation. Aujourd’hui, le nom de « ville-capitale » sied beaucoup mieux à Rennes qui est devenue non seulement une ville imposante par sa taille. Non seulement une ville qui produit et articule en son sein toutes les fonctions déterminantes (innovation, culture, éducation…) pour caractériser une ville dans une société de productions immatérielles. Non seulement une ville qui assure à la tête de sa région et même au-delà les fonctions de centralité et de commandement. Non seulement une ville qui concentre 60 % des « emplois supérieurs métropolitains ». Mais aussi, et surtout, une ville qui, grâce aux facteurs génériques qu’elle secrète et qu’elle est surtout capable d’articuler, entraîne derrière elle les territoires qui l’entourent. Cela n’a été rendu possible que parce qu’elle a bien réussi à inscrire ses actions dans les flux et réseaux d’une économie qui ne prend plus son sens que dans une perspective européenne voire mondiale.
     En 2040, capitale insérée dans les flux techniques culturels, scientifiques qui organisent la planète, créatrice, multipolaire, cosmopolite, numérisée, Rennes est le berceau de multiples identités ; même si elle conserve toujours quelque part dans sa mémoire des morceaux toujours solides de bretonnitude…

Sainte-Thérèse au patrimoine de l’humanité

     En arrivant chez ses parents, dans ce quartier de Sainte- Thérèse classé au Patrimoine de l’Humanité pour témoigner de ce que fût une partie de la vie urbaine d’hier, Yann se dit que dans le supermarché des organisations et des références possibles, Rennes a fait le bon choix.
     En 2040, le succès de cette ville est venu du fait remarquable qu’elle a réussi à trouver un accord entre la logique des vastes réseaux dans lesquels elle a su s’insérer et les potentialités des formes urbaines qu’elle a pu créer…
     Mais Yann sait bien aussi très bien que lorsque qu’en 2080, son petit-fils viendra à son tour visiter la terre de ses ancêtres, la ville se sera à nouveau métamorphosée. Comme toujours…