Pour Clara, petite londonienne et citoyenne d’honneur du Pays Basque
Comment traduire les sensations et les émotions enfouies au cœur des souvenirs de l’enfance, en restituer les traces envahies d’oubli et en dérouler le tracé sinueux inscrit au fond de moi par cette ville nichée au creux d’une vallée que traverse l’artère fluviale de la Ria et protégée par la ligne bleue des montagnes environnantes? Revenir à Bilbao, c’est replonger dans les sortilèges de la mémoire, c’est réveiller l’épaisseur excitante du passé en la reliant aux métamorphose du présent.
Aussi loin que porte mon incursion dans le temps, il est une image qui revient avec la force magique de ces moments fondateurs qui scellent mon rapport originel à cette ville industrieuse, aquatique et brumeuse: c’est l’expression d’une vitalité débordante, l’explosion presque animale d’exister, l’appétit frénétique de l’effort, la marée humaine arpentant les rues et les trottoirs, une sorte de vague compacte emportant tout sur son passage, conquérante, déferlante, inquiétante. J’étais comme saisi d’effroi par cette foule en mouvement qui bouleversait la quiétude bucolique de mon environnement.
Aussi, pour le campagnard que j’étais, débarquer du train de banlieue qui desservait le chapelet des petites gares alignées le long du Nervión, entre Orduña la castillane et Bilbao la maritime, c’était se préparer à l’irruption de l’imprévu, à l’éclosion des découvertes surprenantes que recelaient la ville et ses trésors cachés. Dans des wagons toujours bondés, le voyageur était impressionné par la densité du tissu économique d’une province en pleine expansion dont l’activité se marquait par le nombre important des petites, moyennes et grandes entreprises situées au bord du fleuve.
La traversée des bourgs et des villages aux sonorités basques, Laudio, Arrankudiaga, Arrigorriaga, hérissés de cheminées d’usine, maculés des bâtisses noircies par la pluie, contaminés par des ciels encombrés de fumée: Aceros, La Papelera, La Basconia où mon grandpère avait travaillé jusqu’aux grèves de l’été sanglant de 1917, préfiguraient déjà la couleur grise de la ville accentuée par la bruine et l’humidité du paysage. Encaissée, El Botxo, nom familier par lequel on désigne affectueusement Bilbao, la ville était solidement rattachée au sol qui se hâtait néanmoins de rejoindre le rivage, du côté de Santurce, comme pour échapper aux contraintes géographiques qui l’avaient condamnée à vivre à l’étroit. Rebelle et réfractaire, Bilbao n’a eu de cesse d’agrandir son espace, de repousser ses limites comme en témoigne le premier Ensanche, sorte de rêve haussmannien qui a désenclavé un territoire condamné à être captif de lui-même.
La première féérie, qui est logée à tout jamais en moi, vient de la Cristalera de la gare de Abando dont les tons et les contrastes m’éblouissent comme au premier jour. Cet immense vitrail de quinze mètres de large et de dix mètres de haut exécuté par l’Union des Artistes de la ville de Irún sur un dessein de Miguel Pastor Veiga séduit d’emblée le visiteur descendant du train. Fermant la partie nord du bâtiment, il offre aux yeux médusés du spectateur la séduction de la province de la Biscaye telle qu’elle se déploie dans une imbrication d’images finement agencées puisant dans la nostalgie d’une ruralité édénique et dans la fièvre industrielle de sa modernité. Cette dualité exprime l’accord profond du paysage et des activités qui s’y déroulent. Vitrail-synthèse, il condense l’identité d’une région où le travail de la terre s’allie à la présence ancestrale des mines et au potentiel économique de ses ports. À droite, le décor stylisé des campagnes ponctué de prairies et des fermes (basarris), ces unités de production, préservées par la douceur des collines, en bas à gauche les arrantxales (les pêcheurs) avec leurs bottes, leur pantalon bleu et leur ciré jaune.
Plus haut, l’église San Antón, sorte de sentinelle postée à l’entrée de la ville et le pont enjambant le ruban bleu du Nervión. Mais également l’évocation des régates (traineras) et du grand gant (cesta punta) que rappellent les deux équipes vêtues de blanc portant autour de la taille le gerriko (la ceinture) rouge et bleu pour les reconnaître. Le tout est couronné par la masse imposante de la Basilique de Begoña, la patronne de Bilbao, à laquelle les marins de la ville, une fois franchi le coude de l’actuel quartier de « La Salve », au retour de leurs sorties en mer, chantaient le Salve Regina en signe d’action de grâces à la Vierge. De ce tableau, les bleus et les jaunes se sont incrustés à tout jamais dans les plis profonds du souvenir !
Cette Cristalera géante était une invitation à arpenter et à découvrir les rues de la ville qui descendaient en contrebas vers le théâtre Arriaga et sa somptueuse façade néobaroque avant de me perdre, mouillé par le crachin (le sirimiri), dans le dédale des rues menant à las Siete Calles et gagner plus loin les Halles (La Plaza de Abastos), le ventre de Bilbao. Une rue émerge cependant: elle s’appelle Bidebarrieta, par où passait l’ancien chemin de Saint-Jacques, dans laquelle se trouve depuis 1956 la Bibliothèque municipale qui a succédé au siège qu’occupait autrefois une association culturelle de tendance libérale appelée « El Sitio », créée à la mémoire du Corps d’Auxiliaires tombés, en 1835-1836, sous les balles carlistes lors de l’attaque de la ville, jamais prise par les forces conservatrices.
Je savais que ce lieu, emblématique et tout chargé de mémoire, avait reçu des hommes politiques, des intellectuels et des écrivains de talent que je rêvais d’égaler plus tard. Miguel de Unamuno avait vu le jour à quelques pas de là dans une rue sombre et étroite où la lumière parvenait à peine à éclairer les façades. Cette vieille partie de la ville, articulée autour de la Cathédrale, avait gardé un charme particulier presque suranné: elle était ancrée, à bien des égards, dans une sorte de 19e siècle se survivant à lui-même prolongé par des vendeurs courtois mais gauches et par des magasins d’habillement vendant encore au détail draps, chutes et tissus que jouxtaient des merceries et des quincailleries dont certaines auraient pu rivaliser avec la caverne d’Ali Baba. De partout on entendait des voix, des bribes de phrases, le bruit des chariots et des pas sur l’asphalte rythmant la fièvre trépidante de la ville. Des groupes, des grappes d’hommes soudés par une amitié bruyante fendaient les rues avant pénétrer dans un bistrot pour savourer un verre de Rioja et manger une tapa au milieu des conversations animées et enflammées se perdant dans un vacarme indescriptible.
Là se donnaient libre cours les énergies d’une ville, dure à la peine, rompue au travail et âpre au gain, qui a toujours su garder la chaleur intacte des rencontres et les plaisirs éphémères du corps. C’était l’époque du plein emploi nimbée d’insouciance, recouverte par une modeste aisance, synonyme d’un bien-être que l’on croyait destiné à durer. Bref, le bonheur des conditions de travail restituant une part de sa dignité au travailleur, au maçon, à l’ouvrier, à l’apprenti !
Non loin de là, rue de la Ribera, la ville avait installé depuis le 14e siècle son marché, devenu en 1929 les Halles monumentales de mon enfance, aérées et lumineuses, ne comportant aucune colonne, percées de baies vitrées où s’étalaient à profusion les poissons et les fruits de mer, la charcuterie, la viande et les légumes dont les odeurs et les senteurs s’entremêlaient. A Noël, ce marché, avec ses quelque 10 000 mètres carrés, prenait des allures de fête. On y venait acheter la dorade et les langoustines ou marchander le prix exorbitant des pibales (angulas). Le meilleur moment fut toujours pour moi la halte devant un étalage où, reconnu par la propriétaire, j’avais droit, me répétait-elle, au meilleur saucisson que je m’empressais de glisser entre deux tranches de pain frais. De là, ayant repris des forces, je regagnai l’Arenal, ancien lieu de promenade et faubourg autrefois de Bilbao, séparé de la ville par un pont d’où j’apercevais, derrière la Mairie, l’usine d’Aceros Echevarría, encastrée dans la ville crachant la suie de ses boyaux au dessus des toits des immeubles.
Mais au préalable, pour rien au monde, je n’aurais manqué la Plaza de Santo Tomás où le 21 décembre mon père venait vendre ses sapins de Noël et où se tenait tous les ans une foire agricole au cours de laquelle on commémorait deux traditions fortement accrochées à l’histoire intime de la ville. La première consistait en une vente de produits locaux: chapons, figues, pommes, noix et noisettes datant de la fin du 19e siècle lorsque les fermiers se rendaient à Bilbao, à la fin du mois de décembre, pour payer la location de leurs terres aux riches bourgeois de la ville. La chronique rapporte qu’ils étaient accompagnés par leurs femmes qui apportaient en ville, ce jour-là, leurs plus belles volailles et leurs plus beaux fruits. Quant à la seconde, remontant à l’année 1831, elle fait état d’une tombola à l’initiative des soeurs de la Charité qui engraissaient un porc mis en vente pour venir en aide aux pauvres et laissés-pour-compte de la ville (La Casa de Misericordia).
J’ai, le plus souvent évité, la Gran Vía tant je me sentais agressé par la circulation, les klaxons et le crissement des pneus. J’aimais déambuler, à ma guise, et m’arrêter devant les livres exposés aux devantures des librairies, traverser les Jardines de Albia ombragés et déboucher par la Alameda de Mazarredo devant les chantiers navals de Euskalduna d’où j’embrassais du regard le flanc vert des collines et le cours de la ría s’étirant vers l’océan. Je connaissais, dans ses moindres détails, le parcours des eaux et le nom des villes qu’elles allaient traverser avant de rejoindre le Pont suspendu de Portugalete et poursuivre leur course jusqu’à l’embouchure où elles seraient englouties. Ces treize kilomètres séparant Bilbao de la mer étalaient le patrimoine impressionnant de l’industrie lourde du fer et de l’acier, le flambant train de laminage des Altos Hornos, poumon de la richesse de la Biscaye ayant employé, au temps de leur splendeur, jusqu’à 10 000 personnes. Au loin, j’entendais les clameurs saluant les exploits des joueurs mythiques de l’Athletic où se sont succédé des footballeurs d’une classe exceptionnelle: Panizo, Gainza et Carmelo Cedrún qui ont bercé mes rêves d’enfant.
Ce Bilbao, si comparable jusqu’à une date récente à Manchester, a disparu laissant la place à une ville de services qui s’est relancée en misant sur la construction de ses infrastructures : métro, palais des Congrès, nouveau terminal et sur la promotion touristique et culturelle dont le Guggenheim et la Alhóndiga constituent deux de ses plus prestigieux fleurons. Le Guggenheim me fascine. Je suis épris par l’amoncellement de ses blocs soulevés où dialoguent le titane importé de Russie et la pierre venue de Huéscar, dans la sud de l’Espagne. Cette cathédrale laïque, qui rapproche les deux extrémités de l’Europe, dont l’élégance des volumes et l’alignement des poutrelles rendent un vibrant hommage à l’art, est devenue le symbole des métamorphoses permanentes d’une ville tournée vers l’avenir.
La ville s’est embellie et humanisée. Elle a connu une nouvelle mutation dans laquelle Bilbao a su retrouver ses valeurs fondatrices ayant fait de l’esprit d’inventivité et d’entreprise l’atout majeur pour aborder les défis de son histoire.