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Initiatives urbaines
#20
Rennes 2040 : Vivez en excellence à Brocelianda©
RÉSUMÉ > Rennes 2040, notre série d’articles prospectifs se poursuit. C’est un historien qui donne aujourd’hui sa contribution. Il porte un regard acéré et drolatique sur l’avenir de notre métropole qui aura, prédit-il, changé de nom.

Son « Rennes 2040 » exprime des tendances déjà à l’œuvre dans la ville et dans la société d’aujourd’hui.

     Chacun le sait : l’Histoire est un mélange perpétuel de ruptures et de continuités. Ainsi, à première vue, peu de choses ont changé, les équipes dirigeantes étant ici comme ailleurs très stables – effet de la professionnalisation définitive de la vie politique. D’ailleurs, la ville est aujourd’hui dirigée par la petite-fille d’un maire de la fin du 20 e siècle, dont le tombeau, dans la chapelle Saint-Yves, est orné d’une statue qui lui vaut le surnom de « Commandeur-Maire ». Les sociologues nous l’avaient bien dit dès la fin du 20 e siècle : nous sommes entrés dans l’ère des « fils et filles de », et la faillite des mécanismes méritocratiques – et démocratiques, disent les plus critiques – n’y est pas pour rien. 

     Côté rupture, Rennes a officiellement disparu et il n’est plus question que de Brocelianda©. Le nom a été trouvé par une agence de communication berlinoise qui a vendu – très cher – à Rennes Métropole ce nom qui est aussi une marque et s’affiche sans rire comme un concept. L’idée est la suivante : après la Condate des origines, avait succédé Rennes correspondant au temps de la provincialité et ce nom avait fini par faire ringard, et était en outre par trop associé à la vieille industrie automobile disparue dans les années 2020 (« l’usine PSA de Rennes » dont la fermeture avait fait presque autant de bruit que le « congrès de Rennes » de naguère). Désormais, il fallait donner à voir à l’échelle mondiale la modernité de cette ville qui se veut high tech and green. Brocelianda©, en outre, était comme le désir d’un retour aux racines pré-classiques, pré-romaines, pré-chrétiennes, sorte d’évocation d’une pseudo-celtitude brute (de pomme) revisitée à la sauce « Avatar ». Bref, à nouvelle époque, nouveau nom. Tous les analystes n’avaientils pas dit que, quelque part autour de 2000, nous étions entrés dans une nouvelle sph-ère ?

     Il faut dire que Rennes a aussi été ainsi rebaptisée pour faire écho à sa quasi-extension jusqu’aux confins de l’ancien département disparu à la faveur des évolutions législatives favorisant la métropolisation à outrance dans un contexte mondialisé hyperconcurrentiel. Cependant, à l’est, Vitré et Fougères se sont alliées à Laval et Mayenne pour résister au « géant vert », comme on la surnomme, et former une entité commune dite Marchax©, l’axe des marches...
     Au nord, Riviera-de-Saint-Malo© (marque déposée elle aussi), désireuse de ne pas partager la manne touristique, a reconstitué une sorte de pseudo-république urbaine centrée sur le Val de Rance, devenue à la faveur des mutations climatiques une riviera de luxe particulièrement prisée par une clientèle internationale venue y chercher un peu de douceur estivale.
     Au sud, l’espace qui va de Redon à Châteaubriant s’est de son côté constitué en UAED (Unité Administrative et Economique de Développement) adossée au West Continental Airport (WCA) de Notre-Dame des Landes, pourvoyeur d’emplois, du fait d’un statut juridique extrêmement souple, pour ne pas dire ultra-libéral. Celui-ci a permis la multiplication des emplois, en particulier dans le textile : les relocalisations industrielles ont en effet bien eu lieu, mais au prix d’une dérégulation sociale et salariale qui a rendu la zone concurrentielle à l’échelle mondiale. L’usine Nikay de Bain-de-Bretagne est réputée la moins chère d’Eurasie. C’est donc à l’ouest de l’ancien département, là où il y avait le moins de résistance urbaine, que Rennes a le plus étendu ses tentacules, jusqu’à annexer en son entier la forêt de Paimpont. D’où Brocelianda©.

     Dans la partie rurale du territoire vivent essentiellement des gens modestes, petits retraités, intérimaires, précaires, employés à petits revenus, familles monoparentales ou nombreuses, reliés à la ville centre par des cars et des trains tagués aux horaires fluctuants ou obligés pour se déplacer de prendre leur voiture et de subir des embouteillages dignes des plus grandes agglomérations, avant d’atteindre des parkings relais en terre battue qui se transforment en champs de boue à la moindre averse, et de là, après 5 mn de marche, une des trois lignes du fameux métro, qui n’a jamais dépassé la rocade (désormais officiellement nommée le « ring », le mot « rocade » étant mal vu, renvoyant trop à l’ère honnie de la voiture reine).
     Dans ces campagnes, de plus, se sont multipliées des poches de pauvreté, peuplées de victimes de la désindustrialisation automobile, vivant parfois dans des camps de caravanes et de mobiles home, dans le meilleur des cas. Nombre de sans-papiers y ont aussi trouvé refuge, à la faveur d’un accord tacite avec les forces de l’ordre. Et tant pis pour les riverains qui subissent les captages illégaux d’eau et d’électricité, créant des tensions entre les semi-pauvres et les très-pauvres : les forces de l’ordre, désormais métropolisées, ne s’intéressent pas à ces gens-là. La plus spectaculaire de ces friches sociales est incontestablement celle qui a germé à deux pas des anciennes usines Citroën, sur lesquelles un immense graff rouge est encore visible d’avion : « lé ver mon tuer ». (les Verts m’ont tué)

     À proximité, l’ancien aéroport a été reconverti en héliport huppé utilisé en particulier par les golfeurs de Cicé, les chasseurs au gros gibier venus de toute l’Europe – la déprise agricole a du bon – et les invités d’un groupe agroalimentaire connu dont le patron a transformé le château des alentours en centre des congrès privé protégé par une milice tout aussi privée. Plus gros financeur de l’université (unique et dématérialisée) de Rennes, il pèse par ailleurs de tout son poids sur les orientations scientifiques, tant dans le domaine de la recherche que de l’enseignement. Il n’est pas le seul, puisque la 2e puis la 3e loi sur l’autonomie des universités a (ont ? ; je ne sais jamais !) fait largement sortir celles-ci du giron de l’État, autorité de tutelle de plus en plus éloignée. Aucun président de l’université de Rennes (« The International Brocelianda Campus© », mais on dit « l’IBC ») ne peut être élu sans l’aval de la CCI, qui, dit-on, négocie en sous-main son élection avec les syndicats ralliés à l’idéologie libérale dominante, sans jamais le dire. « L’utilitarité académique », pour reprendre un concept affligeant qui a fait fureur dans les années 2020, est au pouvoir dans les amphis.

     En entrant dans Rennes intra-ring, on est frappé de voir ces grandes avenues bordées des mêmes immeubles blancs, dont le nombre d’étages augmente à mesure qu’on se rapproche du centre. Il fallait bien loger les gens et arrêter l’étalement urbain. Promoteurs et architectes, profitant du discrédit jeté sur l’architecture des premières années du 20e siècle, s’en sont donné à coeur joie et ont taillé avec rage dans le tissu urbain de petites maisons décrétées symbole de « plouquitude » par les élites. Ainsi les maisons particulières ont été sacrifiées pour construire ces collectifs qui se ressemblent tous, malgré des variations architecturales modérément convaincantes testées à l’origine à la Morinais, qui reste le triste modèle officiel à suivre.
     Quelques uns, plus originaux, sont en bonne place sur le site internet de Brocelianda©. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt de béton ciré. Point positif : tout est désormais construit sur des base Eko +++ (on parle de normes « triple E » dans le jargon : Economic Ecologic Equipment). Revers de la médaille : tout cela a un coût et tout le monde ne peut se loger dans ces édifices dont certains sont des bijoux de domotique made in Brocelianda ©. Ces grandes avenues blanches sont ornées d’arbres qu’on aurait jadis dits exotiques, donnant à l’ensemble des airs balnéaires.
     Vélos et voiturettes électriques de location sont les seuls véhicules autorisés, et d’ailleurs, les voitures à essence, devenus signes distinctifs de modestie sociale, sont interdites sur ces grandes artères (ainsi que dans le centre). L’ambiance est d’autant plus aseptisée que la vidéosurveillance embarquée sur drones veille jour et nuit au calme recherché par les habitants, qui ont plébiscité ces résidences fermées par des grilles à reconnaissance olfactive.

     En arrière de ces artères qui forment autant de clean coulées blanches et vertes jusqu’à l’hyper centre, les anciens quartiers constitués de grands immeubles collectifs à l’état variable et à la qualité incertaine abritent une middle class de salariés mêlée d’étudiants et de jeunes professionnels modestes, qui partiront à la campagne dès qu’ils auront leur deuxième enfant, ou vers le centre si des opportunités de carrière se dessinent. C’est d’ailleurs dans ces quartiers que vivent aujourd’hui les enseignants et les quelques universitaires qui ont fait le choix de rester vivre « en province » et qui, enfermés dans des secteurs de recherches jugés non porteurs, n’ont pu bénéficier des fabuleux contrats nés de la refonte du monde de la recherche et de l’enseignement supérieur.

     En marge de ces quartiers, des centres d’affaires, commerciaux et d’industries high tech ont fleuri, tous un peu pareil, avec leur pelouse aquavore et leur piste d’hélicoptère permettant en quelques minutes de rejoindre le WCA en enjambant les campagnes réputées peu sûres. Parmi ces centres, l’un d’eux a une importance particulière dans la vie sociale : c’est le Bankeo Stadium & City©. Naming oblige, le vieux stade de la route de Lorient est mort, et désormais trône au milieu d’un quartier ultra-moderne consacré au sport et au corps ce vaisseau d’acier et de verre.
     Cet immense temple de la modernité est aussi devenu le grand lieu de la sociabilité urbaine : c’est là, le jeudi et le samedi soir, en marge des performances des Breizhon Gladiators©, dans des salons huppés, que se font et se défont les grandes décisions de la ville, entérinées ensuite pour la façade en conseil métropolitain. Le Stadium et ses annexes, ce sont aussi près de 10 000 emplois sur dix hectares, dont trois cliniques spécialisées, l’une consacrée au sport, l’autre à l’esthétique corporelle, la dernière à la fin de vie, joliment nommée « Orphéa »...
     Le tout est géré par une chaîne présente dans plusieurs villes (Baltimore, Oslo, Dakar, etc.) propriété d’un grand groupe danois spécialisé dans la gestion des ordures, sans qui rien d’important d’ailleurs ne se décide à Brocelianda©. Les passerelles, y compris les plus intimes, ne manquent d’ailleurs pas, dit-on, entre élu-e-s et manager- e-s de tous poils.

     Depuis quelques années, l’expression « centre historique » a été bannie du vocabulaire officiel. Cette expression a fini par paraître gênante pour mener certaines opérations immobilières. Outre les quatre tours géantes qui, à chaque point cardinal, marquent orgueilleusement l’entrée dans le centre et portent les noms de quatre chevaliers de la Table ronde (dont PerceVal, dédiée au métro), nombre de vieux immeubles des 16e-19e siècles ont été détruits, de-ci de-là, suite à la dégradation continue de l’habitat à la fin du 20e siècle, fruit des négligences conjointes des propriétaires et des pouvoirs publics mais aussi de quelques incendies qui, paraît-il, ne seraient pas tous accidentels. Mais rien n’a jamais été prouvé.
     Ce désastre patrimonial étant arrivé au pire moment de la crise financière des années 2010, le choix avait été fait de vendre à des promoteurs leurs emplacements pour financer la restauration du « vieux Rennes » stricto sensu. Il n’est pas certain que tous les dits immeubles étaient si irrécupérables que cela, mais l’absence de réaction très vive à la destruction de l’immeuble « Dubonnet » et la reconstruction à la place d’un édifice sans âme avait été le signal que de telles opérations étaient possible.

... ou sauvetage du « Vieux Rennes » ?

     Grâce à cet argent, on a donc pu sauver le secteur autour de la cathédrale, désormais sanctuarisé et mis en valeur par une société locale spécialisée dans l’événementiel historico- patrimonial. Brocelandia© oblige, la thématique retenue est le Moyen Age à la mode héroïc fantasy tendance « arts de la rue » officiellement décalés, avec, le WE, personnages en costumes, ours, jongleurs et bien sur commerces ad hoc. Les touristes adorent, les habitants aussi. Les rues ont été rebaptisées : la rue Saint-Yves est devenue la coursive de Morgane, la rue du Chapitre la travée de Merlin, la place Saint-Pierre, le placis du roi Arthur, etc. Un projet de reconstruire une cathédrale en style gothique flamboyant à la sauce Disney plus conforme à l’esthétique dominante du quartier n’a pu voir le jour à cause des cathos qui ont crié à la chistianophobie, d’autant que l’affaire faisait suite au démontage intégral de l’église Saint-Aubin, jugée gênante pour la troisième ligne de métro. Mais un jeune architecte a présenté il y a peu un intéressant programme de reconstruction de château médiéval-hôtel**** intégrant les portes Mordelaises, toujours vides à ce jour.

     Dans le centre, qu’il soit ancien ou non, ainsi que dans les immeubles de haut standing qui le bordent, vivent les gens qui font que Brocelianda© est enfin devenue la ville connue mondialement que les décideurs avaient rêvé qu’elle devienne autour de l’an 2000. Car c’est peu dire que la ville est attractive, voyant affluer une double population de personnes travaillant dans les très hautes technologies et de retraités. Les premiers forment un milieu cosmopolite extrêmement fluide qui anime la vie underground quoique peu originale importée des grandes métropoles de la planète. Les anciennes usines Citroën, reconverties en boîte de nuit géante, sont le lieu in où l’on vient de toute l’Europe pour « faire la fête », parfois pour une nuit, d’un coup d’avion. En réalité, il s’agit plutôt d’une population jeune, très diplômée (à défaut d’être forcement très cultivée), aux revenus d’autant plus élevés qu’ils n’ont pas encore d’enfants. Ils n’en auront d’ailleurs souvent jamais, ou peu : l’exigence de mobilité chevillée à celle de compétitivité, le tout teinté d’esprit plus ou moins hédoniste, les conduit à limiter au maximum leur descendance. Au sommet de la hiérarchie sociale triomphe donc les « dink », qui partagent les quartiers huppés avec les retraités.

     Ceux-ci sont souvent des enfants du pays revenus, fortune faite, s’installer dans la ville de leurs études et de leurs premiers amours. Leur quartier de prédilection est autour du Thabor, rebaptisé consensuellement « Tab- Or » suite à une réclamation d’une association de défense de la laïcité qui trouvait la référence trop connotée. Les mêmes n’ont pas été gênés outre mesure que l’entrée dans le vieux parc municipal soit désormais payante, sa gestion étant confiée à une société privée. Coeur de ce qui est un véritable ghetto pour riches en général âgés, le « Tab-Or » ne compte plus de jeux d’enfants, tandis que, suite à la fermeture de l’école Jean Zay, sans objet dans ce quartier, a été édifié un complexe de mise en forme, avec gymnase, terrains de tennis et espaces de relaxation aquatique, gérés par un syndicat d’exploitation regroupant des kinés et des coachs (souvent d’anciens Gladiators – surnommés par de mauvais esprits « les gigol-ors »). Par ailleurs, ayant encore bénéficié d’un enseignement général resté plus ou moins classique en vigueur à la fin du 20e siècle, ces retraités sont de gros consommateurs culturels (en même temps que des experts en placements artistiques).

     Cultivant la nostalgie de la Bretagne de leur enfance, ils ont adoré la prestigieuse Histoire de Brocelianda© multimédia, éditée par Lib-e©, qui a été réalisée par un collectif de chercheurs étrangers à la ville dirigé par une Egyptienne et un Uruguayen, recrutés à la suite d’un appel d’offre, et déclarés « impartiaux » du fait de leur éloignement. À tous, les services métropolitains ont fourni un dossier documentaire pour les aider à faire leurs textes, ce qui les a dispensés de venir sur place. D’aucuns disent que si pas un historien local n’a été sollicité, ce serait à cause d’un papier pseudo-prospectif jugé trop critique et écrit par l’un d’eux en 2012. Mais cela semble un peu gros, et beaucoup pensent en fait que ce choix a été en réalité fait pour renforcer le rayonnement international d’une ville dont la devise est quand même « Vivre en excellence ». Et l’excellence, c’est bien connu, n’est qu’internationale.