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Initiatives urbaines
#20
Villes d’ailleurs : Boulogne-Billancourt Quartiers et héritages de l’automobile
RÉSUMÉ > Dans cette rubrique des « Villes d’ailleurs », nous voyageons généralement hors des frontières de l’Hexagone. Aujourd’hui, nous nous rendons à… Boulogne-Billancourt, une ville française de 115 000 habitants (Hauts-de-Seine). Elle partage avec Rennes la vocation automobile (Renault). Sauf que là-bas il s’agit d’une activité centenaire et qu’elle a disparu il y a vingt ans.

     La zone urbanisée de la boucle de la Seine située au sud-ouest immédiat de Paris est fortement marquée par plus d’un siècle de présence de l’industrie automobile. L’agglomération, dite du Val de Seine jusqu’à ces dernières années, a été structurée par la présence des usines et bâtiments de direction du constructeur automobile Renault sur le territoire du quartier de Billancourt, dans la partie sud d’une ville appelée Boulogne-sur-Seine, puis Boulogne-Billancourt.  En mars 1992, une dernière voiture, une Super 5 Société, sortit des usines de l’île Seguin. Vingt ans plus tard, tandis que le siège de Renault et certaines de ses directions occupent encore quelques hectares dans la ville, 52 hectares ont été libérés par la firme. 
     Plus de la moitié de l’emprise des anciennes usines est désormais aménagée. Cependant, pour beaucoup, le chantier semble ne pas avancer car, en raison des retards et annulations de nombreux projets, l’île Seguin, le territoire emblématique des anciennes usines, est encore largement à l’état de friches. Rasé depuis sept ans, ce bâti demeure une référence de l’architecture du patrimoine industriel et aujourd’hui encore certains parlent des usines construites par Laprade comme si elles existaient encore : le magazine touristique Détours en France, présente ainsi, à l’automne 2012, dans son numéro sur 40 lieux historiques du patrimoine français, une magnifique photo des usines de l’Ile Seguin… sans préciser que (presque) tout cela est rasé.

     Bien que plus aucune voiture ne soit construite à Billancourt, le quartier, la ville et ses habitants demeurent profondément reliés à un siècle d’histoire. À l’heure où de nouvelles constructions, parfois hautes, sortent de terre, puis sont occupées par des salariés qui portent des attaché- case et non des bleus de travail, le souci de mémoire perdure dans la ville, et même, chez Renault. À la fin de l’été, Renault a installé, vingt ans après y avoir cessé la production d’automobiles, sa piste et son centre d’essai des véhicules électriques sur l’île Seguin.
     Quelques jours plus tard, a été ouvert un premier espace muséographique, demandé, par le passé, par les associations et syndicats d’anciens et actuels salariés, puis par des élus tels que l’auteur de ces lignes. Boulogne-Billancourt, deuxième ville d’Ile-de-France, a changé, mais ses habitants vivent et connaissent son histoire.

     Boulogne-Billancourt a pris ce nom en 1926, lorsque André Morizet, maire de la ville de Boulogne-sur-Seine, édile successivement socialiste, trostkyste, socialiste-communiste, puis sénateur communiste, organisa l’intégration effective de Billancourt dans une ville bordée à l’est par le 16e arrondissement de Paris. Dans les années trente, Morizet installa la nouvelle mairie, construite par Tony Garnier, à l’intersection de Billancourt et des autres quartiers, zones dont la richesse architecturale et celle des habitants sont toujours allées croissantes au fur à mesure que l’on se rapprochait du nord de la ville, vers Auteuil et le Bois de Boulogne. Boulogne-Billancourt a été, un siècle durant, à la fois bourgeoise (même très bourgeoise), et populaire, industrielle.
     L’histoire politique de la ville est fondamentalement marquée par le pluralisme. Depuis des décennies, ouvriers et techniciens de l’industrie automobile siègent au conseil municipal, de même que des représentants des nombreuses familles boulonnaises dont les noms à particule, et parfois une origine princière, sont associés à de belles propriétés.

     Plus d’une fois la bourgeoisie boulonnaise choisit des anciens socialistes, parfois devenus gaullistes « de gauche » avant de devenir notables de la ville : Georges Gorse, maire de 1971 à 1991 et député jusqu’en 1997 fut d’abord député socialiste pendant dix ans avant de rejoindre le gaullisme, le Dr Pierre-Georges Duhamel, longtemps socialiste devint premier adjoint de Gorse ; le dernier maire socialiste de la ville, Albert Agogué, opposé à l’union avec le PCF, mena son mandat 1965- 1971 avec le soutien d’une partie de la droite et du centre boulonnais.
     André Morizet, puis Alphonse Le Gallo, maire SFIO jusqu’en 1965, fondateur d’un club omnisport devenu prestigieux (l’ACBB) eurent l’intelligence d’affirmer l’unité d’une ville aux populations socialement si différentes. Cela est aujourd’hui unanimement reconnu : l’ensemble de la classe politique locale se réfère encore à André Morizet, et la ville édite des livres rappelant ce que fut son action, cela s’expliquant peut-être par le fait que ce dernier fut le grand-père de François Kosciusko-Morizet, vice-président UMP de la communauté d’agglomération et maire de Sèvres.

     La partie nord de la ville est celle des riches: quel que soit le mode de calcul retenu, Boulogne-Billancourt est, après Neuilly-sur-Seine, la deuxième ville la plus riche de France: 10 % des habitants (et non des ménages !) disposent d’un revenu net mensuel supérieur à 5 862 euros par mois. Le salaire médian des habitants est de 2 500 euros par mois (50 % des habitants gagnent plus de cette somme). Il n’y a certes pas que des riches à Boulogne-Billancourt, mais les populations les moins fortunées, souvent logées dans les deux grands ensembles de logements sociaux, situés à Billancourt, sont des populations bien intégrées dans la ville et les cas de grande pauvreté sont bien plus rares que dans bien d’autres ensembles HLM d’une telle taille en Ile-de-France. Ainsi la ville ne figure pas parmi les plus inégalitaires de France.

     Les six foyers Sonacotra sont occupés par de nombreux anciens ouvriers de Renault qui vieillissent à Billancourt, gardant leurs repères, et pour un certain nombre d’entre eux, s’engageant dans les associations et partis politiques. 13 % des logements de la ville sont des logements sociaux, et, bien que 30 % de logements sociaux aient été imposés par l’État pour les constructions du « Trapèze », le taux n’atteindra pas, à la fin de l’opération urbanistique, les 20 % communaux prévus par la loi SRU.
    Parce que le canton de Billancourt, où se trouvent l’écrasante majorité des logements sociaux, a toujours été un lieu politiquement équilibré (contrairement au nord de la ville où la droite est très majoritaire), les municipalités successives y ont toujours investi des sommes importantes dans l’accompagnement social des habitants et dans le soutien aux associations. Pour l’ensemble des raisons exposées ci-dessus, et malgré un soutien sans faille aux partis de la droite parlementaire, la bourgeoisie boulonnaise se distingue incontestablement de celles de Neuilly et du 16e arrondissement de Paris. Elle est, par la force des choses et par tradition locale, davantage ouverte vers ce qu’est et a été la réalité du monde ouvrier.

     En 1989, la direction de Renault, qui était encore la Régie nationale des usines Renault (Rnur), annonçait sa décision de fermer le site de Billancourt. Des premières réflexions furent menées sur le possible aménagement du site (étude de Jean-Eudes Roullier). Il fallut cependant attendre 1998 pour qu’un premier projet abouti fût présenté ; les esquisses de Bruno Fortier soulevèrent rapidement un tollé. Quelques mois plus tard, Jean Nouvel, architecte, futur Prix Pritzker, tonne « Boulogne assassine Billancourt», en page Une du Monde et la gauche s’enthousiasme pour celui qui dénonce le « Krach des ou vriers ». Il parvient à convaincre Jean-Pierre Fourcade de repartir à zéro. Une société d’aménagement d’économie mixte (SAEM) est alors créée pour porter ce projet estimé à hauteur de six milliards d’euros de constructions neuves. L’urbaniste Jean-Louis Subileau en prend alors la direction, assisté par François Grether. Après concours, l’aménagement du Trapèze fut confié à Patrick Chavannes, à partir de l’exigence municipale d’un parc de 7 hectares en coeur de quartier, orienté estouest. L’opposition municipale défendait, par contre, après avoir fait travailler Roland Castro sur un projet alternatif, l’idée d’un parc orienté nord-sud.

     L’idée d’un projet qui symboliserait la mémoire du site et de son histoire est retenue ; ainsi naît le concept d’une « façade enveloppe » pour recréer une apparence extérieure suggérant une volumétrie équivalente à l’ancienne usine de l’Ile. Au même moment, François Pinault annonce sa décision de confier à Tadao Ando la construction d’une fondation d’art contemporain sur la pointe aval de l’Ile. En 2004, le jury final décida de sélectionner le projet d’une façade enveloppe en résille métallique proposé par l’architecte Nicolas Michelin.
     Pas plus que le Musée national de l’histoire de l’Immigration souhaité en 2001, par le ministre de la ville Claude Bartolone, « sur l’île Seguin », notre « Ellis Island de la France », la Fondation Pinault n’a vu le jour. Ce bel ordonnancement, jusqu’alors célébré de toutes parts (ou presque), s’effondre le 9 mai 2005, lorsque François Pinault annonce, après quelques signes avant-coureurs et quelques retards dans l’aménagement des infrastructures publiques, sa décision d’abandonner le projet de musée sur l’île Seguin. Depuis cette date, l’île Seguin s’est progressivement transformée en un vaste terrain vague. La démolition du bâti fut suivie et filmée par des dizaines de Boulonnais et d’anciens ouvriers de Renault. Des blogs et forums sur internet regorgent de photos d’une période que tous qualifient de très émouvante.

     À défaut d’avoir pu obtenir la préservation de la construction emblématique qu’était la centrale électrique (pointe aval de l’Ile), les associations, et les citoyens de tous bords souhaitant qu’une partie du patrimoine architectural ancien soit préservé, obtiennent que la façade de la pointe amont de l’Ile soit préservée, de même que l’entrée historique de l’Ile, et Renault annonça aussi vouloir garder le premier atelier du fondateur de la marque, la Cabane. Sur le trapèze, la porte de la place Jules-Guesde est aussi préservée. Parfois la préservation fut décidée au dernier moment : ainsi en est-il du mur dit de « l’artillerie », sauvé grâce à des promenades matinales et des interventions providentielles d’élus municipaux le matin où des pelleteuses détruisaient la façade donnant sur le quai de Stalingrad.
    Cet épisode marqua un tournant et l’idée de sauver davantage ce qui pouvait l’être progressa sans cesse. À la demande d’élus de toutes sensibilités, en 2009, la ville acheta, aux enchères, la sirène des usines, qui scanda, pendant des décennies, le rythme des journées des ouvriers de Renault. L’opposition municipale, quant à elle, défendit le projet de l’architecte Jean-Joseph Zetlaoui.
     Les quarante hectares dits « Le Trapèze » ont été largement reconstruits : aux côtés d’immeubles signés Jean-Paul Viguier ou Norman Foster, la tour «Horizons» de Jean Nouvel culmine à 88 mètres au-dessus du « cours de l’île Seguin », nouvelle voie nord-sud menant à la Seine. Elle est située immédiatement au sud-est de l’ensemble d’Immeubles de grande hauteur des années 1970 dominé par la tour Vendôme, haute de 100 mètres, point culminant de l’ensemble.

L’avenir de l’Île reste à écrire

     Le réaménagement des espaces publics du Pont-de- Sèvres a été défini par Christian Devillers, afin d’atténuer le sentiment d’enfermement des habitants et usagers de ce quartier typique de l’urbanisme sur dalle. D’autres immeubles de grande hauteur (IGH) devraient être construits dans la partie ouest des terrains Renault (mais les emplacements libres y deviennent rares) en raison de la décision du maire UMP Pierre-Christophe Baguet de renoncer au projet de construction de cinq tours, dénommées « châteaux », sur l’Ile, dans le projet de Jean Nouvel : riverains et habitants étaient hostiles aux gratte-ciel de 120 mètres de haut sur l’Ile. À ce jour, l’avenir de l’essentiel de l’île Seguin reste à écrire, dans un contexte conjoncturel difficile pour les projets de l’immobilier professionnel et culturel.
     L’histoire de Boulogne-Billancourt et les opérations d’aménagement en cours montrent que les dynamiques sont étroitement reliées aux choix politiques des municipalités successives,mais aussi à la permanence d’une culture municipale, que, si Boulogne-Billancourt n’était pas si riche et habitée par de nombreux habitants si aisés, on n’hésiterait pas à qualifier de culture populaire. Le rôle positif de cette permanence culturelle est un enseignement qui doit servir partout où le monde ouvrier doit être davantage reconnu dans sa fonction sociale, dans son apport à une culture et une histoire locales.

     Dans le lourd contexte breton de l’avenir du site automobile de La Janais, il convient de souligner que les animateurs locaux de l’action collective (associations et syndicats, ainsi que les décideurs publics et privés) peuvent valoriser, dans un espace métropolitain, la culture ouvrière, en lien avec les sphères des mondes culturel et universitaire. À Boulogne- Billancourt, l’ouverture d’un espace muséographique, « le pavillon de la mémoire », est la conséquence d’une mobilisation de longue durée.
     L’île Seguin devait être « l’Ile des deux cultures », artistique et industrielle. Ensuite, elle fut annoncée comme joyau de la Vallée de la culture mise en avant par Patrick Devedjian, président du conseil général. Elle demeure à ce jour largement à l’état de no man’s land, malgré la présence quasi-continue d’un cirque sur l’Ile depuis quelques années. Par un remarquable retour en force de l’histoire des lieux, c’est le Pavillon de mémoire et la piste d’essais automobiles qui sont les premières infrastructures nouvelles qui s’offrent à la vue des visiteurs.