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Rennes des écrivains
#08
Stéphanie Janicot :
Rennes, les visages s’effacent restent
les pierres
RÉSUMÉ > Née à Rennes en 1967, Stéphanie Janicot a passé son enfance à Montfort-sur-Meu. Dans la capitale bretonne, elle fut collégienne, lycéenne et étudiante en droit. Après des études à Sciences po et au Centre de formation des journalistes, elle entre en 1992 au groupe Bayard Presse où elle participe à la création du magazine Muze dont elle anime toujours les chroniques littéraires.

Stéphanie Janicot (suite)    

La carrière d’écrivain de Stéphanie Janicot commence en 1996 avec la publication d’un premier roman, Les Matriochkas, salué par la critique et le public. D’autres romans suivent, publiés chez Albin Michel à partir de 2000 : Des profondeurs… (1997), Salam (1999), Soledad (2000), Une Traviata (2001), Non, ma mère n’est pas un problème (2002), La Constante de Hubble (2003), Cet effrayant besoin de famille (2006), Dans la tête de Shéhérazade (2008) pour lequel l’auteur reçoit le prix Femmes de lettres. Dans ces récits successifs, Stéphanie Janicot dénoue la complexité des relations familiales ou conjugales d’un ton vif et avec des personnages ancrés dans le quotidien. On lui doit aussi un guide de lecture salutaire paru en 2008 : Cent romans de première urgence pour (presque) tout soigner. En cette rentrée 2010, elle publie Que tous nous veuille absoudre.

Rennes : Les visages s’effacent restent les pierres

     Au milieu des années quatre-vingt, je suis devenue étudiante à Rennes. Avant cela, j’y étais née (en 1967) et y avais suivi une scolarité tranquille partagée entre le collège Anne de Bretagne (puis le lycée Jean Macé) et le conservatoire, mais je n’étais qu’une petite campagnarde que l’on déposait en voiture le matin devant les grilles du collège ou du lycée et que l’on récupérait le soir rue Hoche. En cette absence de liberté, je n’appartenais pas vraiment à la ville.

     Certes, enfant, j’avais organisé un trafic de bonbons que j’achetais dans une petite échoppe à côté du conservatoire et que je revendais, avec ou sans bénéfice, aux petites copines de mon école primaire sainte et rurale qui, elles, n’avaient pas l’occasion d’aller à la ville. Certes, à mon entrée en sixième, j’avais disposé d’un minuscule sas de liberté entre le moment où je quittais le collège après la cantine et celui où je franchissais la porte du conservatoire et dont il me semble que je profitais encore pour acheter des bonbons (mais uniquement pour mon propre compte).

     Certes, au lycée, j’avais eu l’autorisation d’aller une fois au cinéma sur les quais avec des copains (à l’âge de quinze ans) et une fois à une boum (aussi sur les quais, à l’âge de seize ans) mais ces deux pauvres sorties ne faisaient pas de moi une Rennaise. J’étais surveillée comme le lait sur le feu.

Le coeur battant de la ville

     Et puis je suis partie vivre aux Etats-Unis, et mes parents au Maroc, et enfin, je suis rentrée dans ma ville et j’y ai commencé des études de droit, dont l’avantage principal était d’être dispensées en centre-ville (juste en face du lycée Jean-Macé, ce qui avait comme un petit goût de revanche). J’étais revenue et j’étais libre.
     En 1985, ce qui ressemblait à de la vie a commencé. Je venais d’avoir dix-huit ans, j’avais franchi la première année de droit (qui m’avait résisté et n’avait fini par céder qu’aux examens de septembre), je louais une chambre chez les parents d’une amie de lycée, rue Gambetta.
     Il est à Rennes un coeur, j’avais dû le percevoir précédemment lors de mes errances enfantines autour du conservatoire, mais là je l’ai senti battre et ce n’était plus pareil. Ce coeur a ses deux renflements place Hoche et passage des Carmélites et termine en pointe au bas de la rue Hoche.
     Au 10 de la place Hoche, Jacques et sa soeur Anne- Marie disposaient d’un grand appartement qui allait devenir un QG et dont ils louaient deux chambres dans les combles à des étudiants. Parmi ces locataires, il y en avait un, très grand, très maigre, très pâle qui s’appelait Louis, qui était plus âgé que nous et à moitié anglais.

Passage des carmélites

     Au 17 et au 19 du passage des Carmélites, deux petits immeubles proposaient des studios. Au 17, il y avait Armelle et Thierry, au 19, Jérôme. De fait, hormis Anne-Marie, nous étions tous en deuxième année de droit. Une topographie n’est jamais neutre, elle est au fond géographie humaine. Une ville a des visages et des adresses, lesquels deviennent, avec le temps, des souvenirs. Des retrouvailles, le dimanche soir, lorsque les Morbihannais et Finistériens rentraient de leurs week-ends familiaux et que nous nous retrouvions tous autour de la cheminée. Des fêtes (d’anniversaires, de fin de trimestre, de fin d’année, de milieu d’année, de mardi gras et de n’importe quoi d’autre puisque tout était prétexte à fête). Des plats de pâtes à tout moment de la journée ou de la nuit, partagés avec des qu’on n’avait croisés qu’une fois ou pas du tout mais qui se trouvaient être là au même moment. Des discussions nocturnes et enfumées, comme il en est dans tous les livres, dans tous les pays et toutes les chambres d’étudiants, des heures à refaire le monde et surtout à inventer un meilleur avenir. Des découvertes, lorsqu’on se rend compte avec stupeur que l’on ne connaît rien et que les autres ont tout lu et ont un avis sur des choses dont on ignorait même l’existence. Et la faim de tout. De tout embrasser. De ne rien laisser de côté, comme si la vie pouvait nous échapper.
     Deux années dans une existence (qui en comptera peut-être soixante-quinze ou même quatre-vingts, qui peut savoir) ce n’est pas grand-chose, des couples d’années il y en a eu bien d’autres, avant, après, et sans doute bien plus tard et que je n’imagine même pas. Mais ces deux années- là, celles qui marquent le début d’un âge semi adulte sont celles qui montrent la voie. On ne sait pas alors qu’elles portent en germe tout l’adulte futur, ses erreurs, ses faux pas, ses forces, son acharnement et son accomplissement.

« Une jeunesse cruelle et insouciante »

     Entre ceux qui vivaient pour le théâtre et ceux qui puisaient toutes leurs sources dans la littérature, j’étais une sorte d’objet décoratif. Je gagnais un peu d’argent dans une agence de mannequins (sise boulevard de la Liberté), ça ne faisait pas bien sérieux. J’ai pris l’habitude de ne faire pas bien sérieux, d’être considérée sur l’apparence, d’écouter plutôt que de parler, de ne pas affirmer. Je pensais qu’il faudrait écrire un jour puisque j’avais commencé déjà bien avant, mais cela semblait loin et inaccessible. Difficile aussi, de construire, des phrases, des intrigues, des personnages. Alors que le mouvement incitait à l’action, au bavardage, à une forme de déréliction.
     La dernière année, en licence, j’étais parvenue à m’insérer à mon tour dans un des studios du 19, passage des Carmélites. Le groupe, comme une famille cannibale, montrait ses premiers signes de faiblesse, nous savions que tout cela touchait à sa fin, que l’année suivante, la plupart d’entre nous serions partis. Et nous avions un peu conscience de régner comme des princes déchus sur un monde qui s’effondrait, celui d’une jeunesse cruelle et insouciante.
     Aujourd’hui, Armelle est devenue traductrice, Jacques fait vivre le théâtre français en Amérique latine, Anne- Marie dirige l’action culturelle d’un groupe prestigieux, Thierry est le seul à avoir opté pour une carrière de juriste, Jérôme refuse de nous parler et Louis gît au cimetière de Montmartin-sur-Mer en Normandie.
     Une ville, ce sont des visages et des adresses et lorsque les adresses se vident, que les visages s’effacent, il ne reste que les pierres.
     Parfois, lorsque je retourne dans ma campagne, je traverse la ville et marche jusqu’à son coeur devenu froid.