Passé la place Bretagne, c’est comme un autre univers qui s’ouvre au regard. Soudain, le tumulte de la ville s’amollit en mélodie champêtre. Là, en contrebas, amarrée au quai Saint-Cyr, la péniche marque une frontière joyeuse vers un ailleurs chargé de promesses. La dame blanche, c’est son nom, trône aux avantpostes d’un chapelet de paisibles bateaux. En surplomb du quai, des grappes d’étudiants pique-niqueurs occupent l’esplanade herbeuse au pied d’une rangée d’immeubles assez chics et récents. Sous le soleil d’une matinée de printemps, ce coin de Vilaine, avec l’ex-futuriste tour des Télécoms en toile de fond, fleure bon la carte postale.
Avant de pénétrer dans le ventre de la Péniche Spectacle, un regard s’impose sur la vieille maison éclusière, cette vigie décatie du peuple de l’eau, et sur une friche d’herbe folle où un grand panneau de chantier annonce l’immeuble que doit édifier ici l’éminent Jean Nouvel.
Si nous sommes venus, c’est pour rencontrer l’un des rares Rennais à avoir choisi l’eau comme lieu de travail, un marinier-poète qui a des choses à dire sur le rapport – a priori compliqué – que la ville entretient avec ses rivières. Hugues Charbonneau, haute silhouette et verbe fougueux, est un artiste. Un comédien, un inventeur de spectacle. Un enthousiaste qui ne conçoit pas bâtir son art en dehors d’un territoire vivant, hors de la vie des gens. C’est d’ailleurs pour cela que ce Nantais a débarqué à Rennes en 1977 après dix ans de théâtre à Paris. « J’avais 27 ans, je ne voulais plus jouer dans une boîte noire, je voulais sortir des murs, être un artiste citoyen », se souvient- il.
L’eau s’est imposée par hasard. Car ce terrien n’est pas né dedans. Le hasard, ce fut une commande passée par Jean-Bernard Vighetti, le directeur de l’Office de tourisme (1980-2004) et des Tombées de la Nuit. « Pour le festival de 1985, il m’a demandé un travail de création autour de l’univers de la batellerie bretonne. Il existe toute une histoire, une économie, une architecture, des moeurs, des imaginaires. J’ai dit : «Oui, on va essayer». Avec ma compagnie, le théâtre du Pré Perché, créé en 1980, on a fait du collectage, on a interrogé des éclusiers, on a lu des livres, on a ramassé tout cela et on en a fait un spectacle qui s’appelait « Sur les chemins de l’eau ».
L’idée s’impose alors de jouer sur une péniche qui baladerait le spectacle le long des canaux. « Une manière de redistribuer notre travail sur son territoire d’origine ». L’équipe affrète la dernière péniche à avoir travaillé en Bretagne avant l’extinction totale de cette activité en 1975. Et ça marche. Un an. Deux ans. Vitesse supérieure. « L’idée de rendre ce projet permanent. Acheter un bateau, le restaurer, revaloriser ce patrimoine ». C’est la grande aventure. La ville de Rennes apporte une aide décisive. Un bateau sablier à restaurer. Un second bateau cinq ans plus tard. Charbonneau retrousse ses manches. Pas de problème car s’il a la tête dans les étoiles, il aime aussi les pieds sur terre.
Il a dû aussi apprendre à piloter ces gros engins de 30 m de long et de 80 t. « La première fois que l’on est partis, le marinier m’a sans le savoir, très silencieusement, transmis les réalités de son métier et les réalités de son humanité. Il nous a appris la nécessaire lenteur, alors que nous courions partout sur le bateau en nous blessant souvent. »
Hugues Charbonneau se sent « adoubé » par le milieu des mariniers disparus. Il leur dit : « Ne pleurez pas. Je ne transporte plus de sable. Je transporte du rêve. Mais c’est le même métier. Je continue la batellerie d’une autre façon ».
L’homme de la péniche est intarissable sur ce qui est devenu en vingt ans un projet culturel global de belle ampleur. Les deux péniches La dame blanche et L’arbre à eau tournent à plein avec leurs quatre permanents. L’hiver à quai à Rennes, l’été en itinérance dans toute la région. Les bateaux accueillent les créations du Théâtre du Pré Perché mais aussi toute une programmation éclectique, sous la bannière d’un thème : « Musique et Voix du monde ». Travail avec les communes, les écoles, les associations, ateliers d’écriture, expositions, résidences d’artistes, lectures spectacles, cafés philo…
Pas avare de lyrisme, le marinier en chef évoque « L’arche de Noé ». Le bateau est « la matrice qui accueille et qui donne », elle est « un ventre nomade qui se balade et qui, par ce nomadisme, créé des rapports de réveil et de départ, de retour et de mémoire ». En chiffre, cela donne : « 250 levers de rideau par an pour 13 000 spectateurs ».
Et l’eau dans tout cela ? Si l’on revenait à notre sujet rennais ? Là, Hugues a du mal à formuler le sentiment diffus qui l’anime. « Euh, à Rennes, c’est un truc étrange ce qui se passe avec l’eau… J’ai toujours eu l’impression que l’eau n’était pas aimée. Pas valorisée. Que l’inconscient collectif de la ville résistait à ses rivières. Si je compare à Nantes, à Bordeaux ou à plein de villes que j’ai visitées dans le Nord ou en Belgique, ici, c’est quand même très raide ».
On cherche des explications :
– Est-ce que parce qu’elle s’appelle Vilaine, qu’inconsciemment la rivière est rejetée ?
– Est-ce le souvenir du temps, où comme partout, le cours d’eau servait d’égout ?
– Est-ce pour cela qu’on a construit des parkings dessus ? Pour la cacher, pour la refouler ?
Curieux, quand même : « Aujourd’hui, ceux qui imaginent des alternatives à cette dalle pensent à y installer des jardins, mais ne manifestent pas franchement le désir que l’eau réapparaisse ». Il y a pire : « Je me suis aperçu que, dans l’histoire des gens, la Vilaine était purement anecdotique, qu’ils ne savaient pas où elle se situait au-delà de la Place Bretagne, qu’ils en ignoraient la géographie ».
Le comédien risque une explication : « À Rennes, contrairement à Nantes, il n’y a pas eu d’histoire industrielle au bord de l’eau. Juste des petits artisanats, vite disparus. C’est une ville un peu bourgeoise qui n’a pas eu son pendant ouvrier, avec des quais, un port, une industrie, un rapport de force, du social, bref une culture. »
Ici, « pas de passerelles, pas de pont emblématique, rien ! » Le pont ici est négation comme en atteste ce point aveugle infligé à la confluence de l’Ille et de la Vilaine : « C’est normalement le centre de Rennes, c’est le carrefour de l’eau. Eh bien, qu’y a-t-on fait ? Un pont en béton dans les années soixante. Un pont qui traverse en biais. On a tué la confluence. »
Des signes de résistance de Rennes à son eau, Hugues Charbonneau peut en énumérer à l’envi : « Pensez que l’on a failli raser la maison éclusière, je suis monté au créneau sur cette question ; ouf, elle est sauvée. Imaginez aussi que je bataille depuis vingt ans pour avoir l’eau courante sur le quai ». Et ce souvenir : «Au début, les élus voulaient me mettre tout là-bas, au fond du fond. J’ai dit «non». On est en ville, l’eau est dans la ville et mon bateau doit y être aussi ».
Le patron de la Péniche n’accuse pas : « C’est la faute à personne. C’est notre histoire, notre inconscient ». Il reconnaît les efforts méritoires entrepris par les décideurs politiques pour « reconquérir » l’eau. Mais c’est insuffisant, selon lui. « Peut-être que l’on part de trop loin, qu’il est maintenant trop tard pour revenir en arrière. On fait de beaux immeubles sur l’eau, mais peu d’accès, pas de port, pas l’idée de faire une capitainerie comme je suggère de le faire dans la maison éclusière, pour en faire un lieu d’information touristique et de mémoire sur l’eau ».
Le principal grief que fait Hugues Charbonneau, c’est que l’urbanisme rennais au bord de l’eau se soucie surtout de « faire joli », mais qu’il ne cherche pas à favoriser l’interaction entre les habitants et l’eau. Les plans sont figés. « On oeuvre pour conserver le patrimoine, avec un aspect un peu promenade, un peu figé. Mais quid de l’action dessus ? »
Or dans son projet artistique, Hugues Charbonneau a toujours refusé de se limiter à la célébration du passé de la batellerie, dans l’admiration d’un monde fixe et disparu. Et pourtant toutes les forces vives l’invitaient à cette muséification. Mais lui, ce qu’il a toujours voulu, c’est du vivant, de l’aujourd’hui, de l’inventif. « Je ne veux pas être seulement celui qui remet en lumière la mémoire. Je sais le faire, je m’en nourris et le revendique, mais cette mémoire, je veux la transformer, c’est le boulot de l’artiste ». Restaurer des écluses, c’est bien, mais à condition d’y inclure une animation culturelle, « exposition d’arts plastiques ou autre ».
Le patron de la péniche regorge d’idées pour faire vivre le réseau des rivières de Rennes. Il souhaitait une darse sur le quai Saint-Cyr, mais raté. « Je voudrais avoir une base à terre pour les deux bateaux, un lieu de recul, un peu ma forme de radoub symbolique, où la dialectique entre la terre et l’eau pourrait exister, avec un amphithéâtre. Du côté de la Maison de la poésie, mais impossible. » Il s’intéresse aussi à la zone de Baud-Chardonnet, bientôt urbanisée. Il verrait bien « une porte éclusière pour rentrer le bateau. Une esplanade pour mettre un cirque ». Son rêve, faire étape avec la péniche « deux semaines à Saint-Martin, deux semaines aux Bonnets- Rouges, deux semaines à Chardonnet…. »
Des idées à la pelle. Mais il lui semble que ça ne mord pas. « Je ne vais pas faire le boulot à la place des urbanistes. Je ne vais pas non plus dire à Jean Nouvel ce qu’il doit faire, mais j’aurais aimé des choses plus tangibles pour mettre en relation l’eau et l’architecture ».
Concentré sur l’énigme de la rivière absente, Hugues Charbonneau ne renonce pas. Il continue à espérer que le bateau entrera un jour dans la ville. Ce projet, c’est son moteur. Le combat sera long.
En ce jour de mi-mai où nous l’avons rencontré, un défi plus immédiat le guettait. Un défi emblématique : remonter avec la péniche depuis le quai Saint-Cyr jusqu’à Cesson-Sévigné pour y présenter un spectacle. « On va passer sous les parkings et parcourir les cinq kilomètres jusqu’à Cesson. Ce sera la première itinérance officielle. On va ouvrir les écluses et traverser, mais oui ! quatre territoires administratifs. Pour cela, pour ces quelques kilomètres d’eau inusités, il m’a fallu obtenir quatre autorisations. Je ne vous raconte pas : ce fut proprement ubuesque ! »