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Contributions
#10
RÉSUMÉ > Rennes Métropole et la Ville de Rennes viennent de rendre accessibles à tous et gratuitement des données publiques, non nominatives. Ces données sont issues du ré- seau de transport mais aussi des informations cartographiques et des informations pratiques de plus de 1 600 organismes publics et associatifs locaux. Parallèlement, les deux collectivités ont lancé un concours pour susciter la création, pour le téléphone mobile, de services innovants issus de la libération de ces données.

DONNÉE (nom féminin) : représentation conventionnelle d’une information sous une forme permettant d’en faire un traitement automatique et qui sert de base à un raisonnement ou une recherche.      

     Le patrimoine immatériel des donnés publiques non nominatives reste largement ignoré du grand public alors que cette somme d’informations est de nature à améliorer la vie quotidienne. Deux phénomènes vont accélérer leur prise en compte. D’une part, l’accès à Internet via les téléphones mobiles entraînera de nouvelles utilisations des informations liées au territoire. D’autre part, la demande participative des citoyens, expression d’un profond changement de société, entraînera de nouveaux rapports avec les services publics. C’est une formidable occasion d’associer les habitants à une démarche de participation et de libérer les forces créatives des acteurs rennais qu’ils soient associatifs, économiques, sociaux, culturels, professionnels, étudiants, usagers, habitants ou citoyens. Mais comme toujours, l’apparition de nouveaux usages entraîne de nouveaux risques. Il faut donc y réfléchir collectivement et anticiper d’éventuelles conséquences.

L’ouverture des données : de quoi s’agit-il ?

     De nombreuses informations sont créées, collectées et utilisées par les administrations et les collectivités. Qu’ils s’agissent de données géographiques comme des cartes, des fonds documentaires, des études, des statistiques, des taux d’occupation de tel ou tel équipement, des flux dans les transports, ou encore des mesures de type environnemental, des localisations d’équipements ou des horaires d’ouverture, etc.
     Ces informations servent à mesurer et à améliorer les services que délivrent ces administrations. C’est ainsi que l’on compte les entrées dans un équipement culturel pour les comparer à ceux d’autres équipements, soit pour renforcer soit au contraire pour minimiser les moyens d’accès à cet équipement. Autre exemple : l’analyse du trafic heure par heure de la ligne de bus vers telle commune de Rennes Métropole peut permettre d’augmenter la fréquence sur une tranche horaire particulière et de la diminuer sur une autre tranche horaire.
     Ces informations, ces données ont des caractéristiques qui les rendent particulièrement intéressantes : ce sont des informations précises, de qualité et mises à jour. Elles sont la plupart du temps localisées sur le territoire. Rendues facilement accessibles, dans des formats exploitables, elles peuvent être réutilisées, traitées, analysées par les citoyens eux-mêmes. Il s’agit de «l’ouverture des données publiques» ou, selon le terme anglais, «opendata».
Ce phénomène, repris par l’Europe, nous arrive du monde anglo-saxon qui a largement favorisé cette démarche avec un double objectif de valorisation du patrimoine immatériel et de transparence. Il existe déjà des portails nationaux recensant des données publiques aux États-Unis (www.data.gov), au Royaume-Uni (http://data.gov.uk), au Canada, en Australie et en Nouvelle- Zélande.
     Grâce à ces informations désormais accessibles, économiques aussi bien que sociales, culturelles, citoyennes ou démocratiques, les usagers auront la possibilité de repérer les services publics les plus proches sur leur téléphone mobile, de connaître l’état de la circulation dans un périmètre donné, de prendre en compte la pollution pour organiser leurs déplacements, de connaître en temps réel la disponibilité des places de parking, de connaître l’état du trafic et les horaires des transports publics, de calculer des itinéraires pour personnes à mobilité réduite… De nouveaux services vont émerger pour améliorer la vie quotidienne et donner de nouvelles clés de compréhension de la cité.

     La législation européenne de 2003, transposée en droit français en 2005 est claire : ces informations détenues par les organismes publics ou par des entreprises chargées d’exploiter un service public doivent être rendues accessibles et réutilisables, à des fins commerciales ou non, d’une manière non-discriminatoire et non-exclusive, et à des prix qui n’excèdent pas leur coût de production.
     La motivation affichée par la Commission européenne sur son site consacré à l’information publique est avant tout économique. En effet, selon une étude réalisée en 2006, chaque année dans l’Union européenne, la réutilisation d’informations du secteur public (gratuitement ou contre paiement) génère un chiffre d’affaires estimé à au moins 27 milliards d’euros. Le marché des applications mobiles, en partie fondé sur des informations du secteur public, pourrait, lui, représenter jusqu’à 15 milliards d’euros à l’horizon 2013.
     En France, l’Agence pour le patrimoine immatériel de l’État (Apie), créée en 2007, est en première ligne dans la mise en oeuvre de l’accès aux données publiques sur le plan national. Le plan «France numérique 2012» prévoit des actions en faveur de l’accès aux données publiques. L’Apie travaille en particulier à la création d’un portail d’accès aux données publiques de l’État. Elle a produit de nombreux outils destinés à favoriser la réutilisation des données, notamment des licences types permettant d’expliquer les droits et devoirs de ceux qui libèrent les données et de ceux qui réutilisent ces mêmes données.

     Plusieurs phénomènes expliquent cette actualité. Audelà de l’arrivée de technologies qui facilitent l’accès à ces données via des entrepôts de données (datawarehouse) sur Internet, deux phénomènes majeurs sont apparus. D’abord, l’émergence de la consultation de l’internet par le téléphone mobile.
     Selon certains experts, 80% de l’usage de l’Internet se fera via les téléphones mobiles d’ici 2015. Les pratiques vont donc rapidement évoluer. Les usagers rechercheront l’information là où ils seront et au moment où ils le voudront. C’est ainsi que les nouvelles applications sont de plus en plus fondées sur le croisement entre les données et la localisation géographiques de l’usager.
     Ensuite, la demande citoyenne est de plus en plus forte. Plusieurs modèles emblématiques existent déjà. Le site www.openstreetmap.fr est un site communautaire et participatif, un wikipédia de la cartographie. Les membres de l’association Openstreetmap ont réalisé qu’ils pouvaient accéder techniquement aux données brutes du cadastre sur le site internet www.cadastre.fr. Ce site est en principe réservé aux collectivités locales. Contacté, le ministère des Finances, propriétaire du service, a confirmé qu’un import global de l’intégralité de la base de données était interdit et illégal mais qu’un import partiel était possible ! Du coup, des centaines de bénévoles ont commencé à collecter des informations, panachant les données du cadastre avec leur propres enregistrements GPS. C’est ainsi que Openstreetmap libère aujourd’hui de plus en plus de données enrichies pour les rendre réutilisables par tous.
     Deuxième exemple : le site www.nosdeputes.fr édité par le collectif Regards ctioyens (www.regardscitoyens.org), une association constituée de citoyens qui se sont rencontrés sur Internet dans le souhait commun de « proposer un accès simplifié au fonctionnement de nos institutions démocratiques ». NosDéputés.fr observe l’activité législative et essaie d’aider à l’analyser et à la comprendre. Conçu comme une plateforme de médiation entre citoyens et députés, le site propose à chacun de participer et de s’exprimer sur les débats parlementaires.
     Autre exemple, celui de http://wheredoesmymoneygo. org dont l’objectif est de promouvoir plus de transparence et d’engagement citoyen à travers une représentation graphique compréhensible des données budgétaires brittaniques. En 2008, ce projet de l’association Open Knowledge Foundation (www.okfn.org) fut lauréat du concours « Show us a better way » lancé par le gouvernement britannique pour solliciter les meilleures idées d’utilisation des données publiques.

     Pour un acteur public, le partage de données présente des avantages multiples. Il lui permet de valoriser la richesse des informations qu’il détient ; de permettre aux habitants de s’emparer des données pour créer de nouveaux usages répondant directement à leurs propres besoins ou de faire preuve d’une plus grande transparence et ainsi de créer les conditions d’une plus grande confiance entre les institutions et les citoyens.
     Toutes les analyses sociologiques et économiques le démontrent, la période actuelle est une phase transitoire vers une nouvelle société qui se dessine sans que l’on puisse encore s’en faire une image précise. Même si certaines directions sont déjà fixées, l’avenir se construit chaque jour. La vie quotidienne se transforme en profondeur à travers mille et une petites expériences locales et posent les premières pierres d’une nouvelle façon de «vivre ensemble». Ces initiatives spontanées réinventent la manière de se loger, de se nourrir, de se cultiver, de financer ses projets, de bien vieillir, etc.
     Il existe de nombreux exemples de ce mouvement d’innovation sociale à travers le monde. L’un des plus représentatifs est celui de Totnes, une ville de 8 000 habitants en Angleterre, première ville dite « en transition » (www.transitiontowntotnes.org) entre l’ère du pétrole et celle de la fin de l’énergie bon marché. L’idée est de saisir cette occasion historique pour engager un processus de changement créatif. Administrations locales, entreprises, associations et citoyens… tout le monde a un rôle à jouer dans la construction d’une communauté prête pour l’après-pétrole. L’idée est partie d’étudiants, elle a été relayée par un de leurs professeurs qui habite Totnes et a su mobiliser ses concitoyens. Aujourd’hui, plus du tiers de la population s’est investie dans un des trente projets lancés comme la création de jardins partagés, l’utilisation d’une monnaie locale ou encore la mise en oeuvre d’un plan de réduction des dépenses d’énergie.
     Une autre conception du changement naît sous nos yeux, très différente de celle qui a été le moteur de nos sociétés occidentales depuis des siècles. Le changement ne vient plus uniquement d’en haut, il vient aussi de la société elle-même en dehors des cadres établis et des institutions. Cette société en mouvement constitue une source d’innovation et d’avenir. Ces citoyens qui sont à la base de ces innovations sociales constituent ces classes créatives grâce auxquelles s’invente la société de demain.
     C’est l’émergence de cette classe créative et l’orientation vers une économie de l’innovation qui va créer le climat propice à un développement économique durable, non pas fondé sur le consumérisme, mais sur le bienêtre de tous et le talent collectif. La classe créative apporte une nouvelle donne : une économie du risque et de l’innovation dont le but premier est d’imaginer un nouveau vivre ensemble.
     Cette idée est un enjeu pour Rennes. À travers la libération des données publiques, à travers la Cantine numérique rennaise, à travers des politiques publiques innovantes, Rennes Métropole et la Ville de Rennes, se placent comme porteurs du risque de l’innovation, révélateurs de ces classes créatives en leur donnant la capacité d’élaborer et d’expérimenter ces nouvelles approches.

     Le récit présenté ici semble radieux comme les cités d’autrefois. La réalité sera sans doute toute autre. Il y a un autre versant à cette démarche, que le délégué général de la Fing (Fondation pour l’internet de nouvelle génération), Daniel Kaplan, a commencé à explorer, avec justesse dans un article intitulé « L’ouverture des données et après ? » : «Tous ceux qui, comme nous dans le cadre du programme de la Fondation internet nouvelle génération (http://fing.org), s’engagent en faveur de l’ouverture et de la réutilisation des données publiques, en espèrent des résultats féconds en termes de qualité de vie, de cohésion sociale, d’innovation et de croissance. Mais les choses pourraient se passer tout autrement. Nous devons commencer à penser aux conséquences de l’ouverture des données, pour nous assurer qu’elles soient majoritairement positives. »
     L’histoire de l’ouverture des données en France est en train de s’écrire. L’expérience menée par Rennes constitue un formidable observatoire. Mais l’observation ne sera pas tout : il faut aussi anticiper, évaluer les risques et réfléchir à de nombreuses questions tant techniques que politiques.
     Tout d’abord, les données doivent-elle être gratuites ou non ? Certains considérent qu’ayant déjà été payées par l’impôt elles doivent être accessibles gratuitement. Mais, dans ce cas, comment éviter de se faire « piller » par des acteurs internationaux ? D’autres estiment qu’il s’agit d’un bien immatériel qu’il faut valoriser au moins à hauteur de son coût de production, de maintenance, de mise à jour, de stockage comme le permet la loi.
     Des questions juridiques se posent également. Qui est le réel propriétaire de ces données lorsqu’elles sont élaborées dans le temps avec des prestataires extérieurs ? Pour y accéder, ne faudrait-il pas une licence, comme pour les logiciels informatiques, qui contractualise les droits et devoirs de chacun ? Mais alors, quel type de licence utiliser pour à la fois protéger l’acteur public et permettre une large réutilisation par des acteurs privés ?
     L’institution doit aussi préserver son engagement de fournir les données qu’elle maîtrise. En cas de modification de la donnée par un tiers, cette dernière doit perdre le statut de donnée publique puisqu’elle ne peut plus être garantie par les pouvoirs publics. Comment juridiquement établir un statut de la donnée publique et permettre à la fois la modification de cette donnée tout en préservant l’institution ? Comment permettre la modification à certaines conditions ? Et par voie de conséquence, comment éviter que certains, malintentionnés ou non, puissent, à partir de ces données modifiées, produire des conclusions erronées ?
     Sur un plan plus politique, il faut se demander si les services issus de ces données ne seront accessibles qu’aux consommateurs solvables ? Ou devront-ils être accessibles à tous ? Existe-t-il un risque de renforcer le pouvoir de ceux qui en ont déjà, et d’accentuer ainsi les inégalités ? Comment le rôle des acteurs publics doit-il évoluer si les entreprises et les citoyens aaccroissent leurs capacité d’action grâce aux données qu’ont produites ces mêmes institutions ? Comment faire en sorte que l’usage de la libération des données publiques ne se concentre pas entre les mains de certains activistes ? Ne faut-il pas améliorer la représentation de la donnée pour la rendre plus compréhensible par le plus grand nombre ?

     Un des objectifs de cette démarche d’ouverture des données est constitué par une recherche d’une plus grande transparence vis-à-vis des institutions. Mais quelles sont les limites de la transparence : la vie privée, la sécurité ? Ou bien n’y a-t-il pas de limite ? L’exemple de la diffusion des 250 000 documents diplomatiques américains par WikiLeaks est au coeur de cette problématique de la société de transparence dans laquelle nous entrons. La transparence totale peut-elle amener à dresser les intérêts particuliers des uns contre ceux des autres; les intérêts privés contre l’intérêt général ?
     Autre mouvement à questionner : celui de la gouvernance. Ce projet aura-t-il pour conséquence de jeter les bases d’une plus grande coproduction au sein de la cité, d’une nouvelle dynamique collaborative et ouverte avec les citoyens ? Est-ce le début d’une nouvelle forme de gouvernance entre les institutions et les citoyens ? Estce le début d’une évolution de la relation citoyens-élus ?
     Enfin, de cette nouvelle relation qui s’instaure entre les pouvoirs publics et les citoyens, des attentes diffèrent, des «frottements» interviennent. Aussi, ne faut-il pas d’ores et déjà, imaginer une médiation entre ceux qui libèrent et ceux qui réutilisent ? Ne faut-il pas imaginer une agence nationale qui statuerait sur les conflits possibles autour de ces données publiques afin de protéger l’utilisateur final et l’intérêt général ?
     C’est pour réfléchir et débattre de la problématique de l’ouverture des données publiques et de ces questions éminemment politiques qu’un Forum européen a été organisé à Rennes Métropole le 23 novembre dernier : www.epsiplus.net
     Le monde ne s’est pas écroulé parce que les données gouvernementales ont été rendues publiques aux États- Unis, au Royaume Uni, en Australie ou en Nouvelle-Zélande ! Cela a tout simplement rendu les choses plus ouvertes et plus transparentes à une époque où la confiance dans les politiques et dans la politique est parfois mise à mal. Rendre les données publiques c’est construire cette transparence et tenter de rétablir cette confiance. Enfin, c’est participer au développement de l’attractivité de la métropole rennaise et poursuivre la construction d’une ville solidaire, novatrice et audacieuse où s’invente la société et les usages de demain.