La place Sainte-Anne est un peu le résumé des problématiques rennaises actuelles, et ce n’est donc peut-être pas par hasard si certaines de ses façades illustrent la page d’accueil du blog de Daniel Delaveau. Mais au-delà du clin d’œil, il y a une réalité. La place Sainte-Anne c’est en effet le métro et, demain, avec la gare, le seul endroit de la ville qui devrait accueillir deux stations souterraines. C’est aussi le projet d’un centre des congrès au couvent des jacobins, axe fort de la politique métropolitaine. C’est enfin, un lieu où, proximité de la rue Saint-Michel oblige, se rassemblent les étudiants du jeudi soir, mais aussi où se concentrent des SDF, où le trafic de drogue défraie la chronique, et où, en conséquence, la municipalité a décidé d’expérimenter la vidéosurveillance.
Cela fait beaucoup pour un seul espace, et suffisamment, pour tenter ici de replacer les évolutions actuelles qui l’affectent, mais aussi les ambitions qui s’y déploient, dans le long temps de son histoire.
Historiquement, la place Sainte-Anne est une place populaire, en particulier parce qu’elle est située extra muros. Dès le Moyen Age, elle est ainsi le débouché des populeux faubourgs nord, et en particulier de celui qui deviendra la rue de Saint-Malo, que l’on sait être ponctuellement au 17e siècle un foyer de pestiférés et de séditieux : en 1675, c’est par exemple sur la place Sainte-Anne qu’est exécuté le « chef des rebelles » dressés contre l’impôt du Papier timbré.
Cette dimension populaire est renforcée par la présence de l’hôpital Sainte-Anne, de création fort ancienne (1340), lieu d’accueil de gens modestes, qui a donné son nom à la place. Celle-ci accueille aussi un marché aux bois et aux viandes, exposées en plein air avant qu’une halle ne soit installée en 1787. Symboliquement, au moment de la Terreur, c’est un artisan de la place Sainte-Anne, le célèbre tailleur Leperdit, qui occupe quelques mois le fauteuil de maire. Aux 19e et 20e siècles, cette veine populaire est toujours d’actualité, nourrissant les fantasmes des bourgeois sur les confins dangereux de la ville.
Paul Féval s’en fait l’écho, qui note en 1867 : « il n’y aurait pas eu de bonne échauffourée si l’on n’eut fait un tour à la place Sainte-Anne. Ce grand trapèze boueux, entouré de masures mal famées, était le théâtre favori de l’émeute » . Par ailleurs, outre la reconstruction d’une halle aux viandes, le fait majeur est la construction de la Maison du peuple, héritière de la bourse du travail, avec ses fameuses frises de Camille Godet.
Aujourd’hui, si la destruction annoncée d’une partie de cette Maison du peuple est comme le symbole que le passé populaire de la place est en passe d’être révolu – ou peut-être nié au profit de rêves de ville lisse et chic sur fond d’installation du centre des congrès ? –, on notera que, outre la présence de SDF sur les marches de Saint-Aubin, un héritage fort demeure: celui de véritable porte d’entrée nord dans le centre ville. En effet, née comme une plaque tournante à partir de laquelle on pouvait, depuis l’extra muros faubourgeois entrer dans la ville close par la porte aux Foulons (et son « pont ») ou la rue Saint-Michel, la place Sainte-Anne garde cette vocation du fait du métro et de la transformation et de la rue d’Antrain en couloir de bus. Ainsi les habitants de Villejean et de Maurepas, quand ils « vont en ville », empruntent à peu près les mêmes chemins que les gars des faubourgs nord d’antan quand ils s’en allaient arpenter les quartiers bourgeois du centre.
Par ailleurs, l’Église catholique a fait de la place Sainte-Anne un de ses hauts lieux dans la ville. Tout d’abord parce que s’installe là, et c’est évidemment le plus banal, une église paroissiale, Saint-Aubin. A côté, le fait marquant est, à la fin du Moyen Age, la création du fameux couvent des dominicains, dit des jacobins, fondé avec le soutien du duc Jean IV. C’est là que la duchesse Anne se fiance avec Charles VIII et que se réunissent à plusieurs reprises les états de Bretagne.
Mais plus que la fonction politique, qui ne dure pas, c’est bien la vocation religieuse qui est ici le fait saillant, marqué par la prédication sur la place du dominicain espagnol saint Vincent Ferrier, et, sur le plus long terme, par le fait que la chapelle du couvent est le coeur d’un pèlerinage à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, à laquelle les Rennais se vouent lors de la peste de 1624 ou de l’incendie de 1720. Là se trouve aussi une des plus belles bibliothèques de la ville, et des tableaux narrant l’histoire de Bretagne que les collégiens méritants venaient admirer tous les ans. De part et d’autre de la place, s’ouvrant sur elle et l’encerclant, des maisons religieuses s’installent, qui renforcent la tonalité sacrée du lieu: d’un côté la Visitation, avec sa chapelle de Corbineau qui regarde la place, de l’autre, en haut de la rue d’Échange, le grand séminaire.
Si la Révolution confisque au profit de la nation ces établissements, l’Église n’abandonne pas pour autant ce bout de colline au 19e siècle, comme le montre l’ambitieux projet de reconstruction de l’église Saint-Aubin, confié à l’architecte de la ville, Martenot5. Celui-ci prévoit outre une quasi-cathédrale néo-médiévale dans l’axe de Notre-Dame, de refondre la place dans un esprit tout haussmannien, et de percer le pâté de maison au sud de la place jusqu’au Champ-Jacquet, afin de donner une visibilité à l’édifice depuis la route de Nantes. Il faut dire aussi que l’un des enjeux de l’affaire est de faciliter la traversée nord-sud de la ville. Le projet est finalement inachevé et laisse la « basilique » sans façade, ainsi que quelques immeubles modernes du côté de la rue d’Antrain, ébauche de ce qui aurait pu devenir un nouveau quartier.
Cette dimension à la fois populaire et religieuse trouve au 20e siècle une illustration avec la figure de Marcel Callo, puisque ce jeune jociste mort en déportation que l’Église a récemment proclamé bienheureux a été baptisé à Saint-Aubin. Mais si la figure de ce fils du peuple ne peut que plaire à ceux qui, parmi les catholiques, aiment voir l’Église d’abord auprès des humbles, il est assez évident que l’église Saint-Aubin, témoignage inachevé d’une époque qui était celle de la quête ostentatoire de visibilité, n’est guère en mesure de séduire ceux qui, à l’heure de Vatican II, ont rêvé et rêvent sans doute encore d’enfouissement et de dialogue avec le monde sur un ton modeste.
Colline inspirée en un temps de crise du catholicisme européen, quartier anciennement populaire à l’heure de la gentrification du centre ville, la place Sainte-Anne est-elle à un tournant ? Il est en tout cas clair qu’elle est investie de multiples ambitions, d’autant que les autres places du centre ville nord ont une dimension patrimoniale qui les « sanctuarise » (places de la Mairie, du Palais, du Champ Jacquet) ou ont déjà fait l’objet d’un traitement (place Hoche). Au fond, seule la place Sainte-Anne semble offrir une marge de manoeuvre. C’est ici que prend son sens l’idée émise ici ou là de détruire Saint-Aubin, ce qui donnerait à la place l’ampleur (sans doute un peu froide) qui lui manque, et sans doute… faciliterait l’accessibilité du futur centre des congrès. L’idée, il faut peut-être le noter, participe du dédain encore fréquent pour l’architecture religieuse du 19e siècle, et se nourrit – non sans lien – de l’air du temps qui voit aujourd’hui des communes (rurales) détruire ces souvent trop coûteuses cathédrales de village construites au temps de la reconquista catholique du 19e siècle pour des campagnes naguère aussi pleines que pratiquantes.
Les travaux de Jean-Yves Veillard, ceux de François Loyer et d’Héléne Guéné, constituent les socles vers la valorisation d’un patrimoine encore souvent malaimé, mais la route est visiblement longue. Pour autant, et comme en écho au projet d’un centre des congrès aux jacobins, l’Église a imaginé Saint-Aubin en une sorte de centre des Bernardins local. Ajoutons simplement ici qu‘il semble peu envisageable, étant donné l’importance du lieu dans l’espace public, de laisser tel quel cette façade aussi inachevée que désespérante. Plusieurs solutions existent, qui peuvent aller de la façade en verre, qui pourrait faire sens avec l’idée de faire de ce lieu un espace de dialogue entre le monde et l’Église, jusqu’à la commande d’une réalisation moderne d’art sacré, déjà envisagée par le passé.
Parallèlement, avec sa deuxième station de métro annoncée, la place Saint-Anne va voir non seulement se renforcer sa vieille vocation de porte d’entrée populaire, mais également, étant reliée en quelques minutes aux campus de Villejean et demain de Beaulieu, voir accentuer son aspect sympathique de ruche grouillante de jeunes – et d’autres – qu’elle a à certaines heures. Non sans poser des questions d’ailleurs. Ne peut-on craindre, ainsi, une amplification des phénomènes que l’on prétend éradiquer grâce à une dynamique politique sécuritaire ? À moins que, la vidéosurveillance aidant, tout cela ne se déplace vers les artères voisines. De plus, en créant deux stations de métro ici, et pas plus à l’est, devant Notre-Dame par exemple, on renforce l’axe commercial du centre ville sur une ligne nord-sud centrée sur la rue Le Bastard, ce qui est peut-être un peu dommage.
Enfin, pour des raisons qui ne sont pas évidentes mais qui pourraient peut-être avoir un lien avec la deuxième station de métro en question, l’idée est apparue de détruire, au nord-est de la place, quelques immeubles datant des 18e et 19e siècles (n° 20-21-22), pourtant répertoriés par l’Inventaire de Bretagne ! Mieux : l’un des édifices est, à juste titre, identifié dans le Plan local d’urbanisme – élaboré et approuvé par la ville de Rennes – comme étant très intéressant.
En l’espèce, la destruction de ces immeubles anciens serait un révélateur. Révélateur, en premier lieu, d’une conception toujours haussmannienne de l’espace urbain chez les décideurs puisque l’idée semble être de renouer avec le projet imaginé par Martenot au 19e siècle pour la partie orientale de la place. Cette conception se nourrit de l’idée que le patrimoine, c’est d’abord le grand édifice en pierre seul sur son plateau, soit ici, Saint-Aubin et, surtout, les Jacobins, qu’il faudrait rendre plus visible, d’où sans doute aussi le projet de lui restituer son clocher. Le petit ensemble d’immeubles anciens qui témoignent, au nord de la place, de ce que fut ce bout de faubourg avant Martenot, et qui offre un intéressant débouché en forme de goulet tout en apportant une touche de fantaisie ne serait donc pas digne de survivre.
Pas digne de survivre non plus, du coup, l’inscription publicitaire « Dubonnet / Ripolin » qui vient habiller de manière inattendue le mur-falaise qui forme un miroir tout en inachèvement et en contraste à la « façade » de Saint-Aubin. Pourtant, en 1992, un collectif d’une trentaine de graphistes européens s’était mobilisé pour sa sauvegarde, et internet témoigne aujourd’hui de la large notoriété de ce mur qui surprend avec un certain bonheur le regard. Quelques publications attestent également d’un intérêt local, qui n’a pas échappé non plus aux services de l’Inventaire. En somme, c’est toute une partie de la conception du patrimoine telle que notamment défendue à Rennes par Jean-Yves Veillard et Alain Croix, mais aussi par Martial Gabillard, et la notion même de « petit patrimoine » qui paraît soudainement oubliée. Comment ne pas songer à l’affaire de la fresque de Télémaque, disparue du nouveau Liberté il y a peu ?
En ces temps où tout tend à reconcentrer la ville, il est légitime de se demander si on n’en revient pas à l’époque pas si ancienne où la nécessité de la modernisation conduisit à nombre de coupables destructions. A cet égard, il peut être utile de noter que la place Sainte-Anne est un entre-deux patrimonial : le sud, avec ses maisons à pans de bois fait partie du secteur sauvegardé, mais non le nord. Aussi, alors que le secteur dit sauvegardé est plus ou moins sanctuarisé sur fond d’arguments historiques, culturels, mais aussi économiques et sécuritaires, ce qui en est exclu paraît susceptible d’être soumis à l’intérêt supérieur du développement urbain. « On ne peut pas tout garder »: les militants de la sauvegarde du patrimoine sont habitués à entendre les formules de ce type destinées à leur clouer le bec. Et quand l’avenir leur donne raison, il est trop tard. Dans le cas de la place Sainte-Anne, un détail peut de plus être relevé : les immeubles menacés sont dans le secteur de l’Opération programmée de l’amélioration de l’habitat, très officiellement présentée comme étant le cadre de rénovation d’immeubles anciens du centre. Curieuse rénovation en l’espèce, qui consiste à faire du passé table rase.
Qu’on ne s’y trompe pas. Personne n’ira dire que la place Sainte-Anne a une cohérence architecturale remarquable, ni que les immeubles menacés sont des chefs-d’oeuvre de l’art occidental. Mais justement, ce qui peut être dit ici c’est qu’avec ses incohérences, ses ratés, ses inachèvements, ses immeubles en bois, en pierre, en métal, sa publicité murale et son église à la fois gigantesque et inachevée, son vieux couvent et sa salle de la Cité, sa petite école de quartier, son métro, mais aussi son marché, ses bouquinistes, ses cafés et son manège, la place Sainte-Anne est un témoignage de ce qu’est et a été cette ville dans ce qu’elle a de plus vivant, et de plus divers. Elle donne de la capitale bretonne un autre visage, certainement plus complexe, mais non moins intéressant quant au fond, d’une ville de Rennes dont la dimension patrimoniale ne saurait se limiter aux belles façades de Gabriel et aux charmantes maisons à pans de bois situées le long des rues pavées entre le parlement et la chapelle Saint-Yves.