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Contributions
#12
Santé mentale : la Ville doit se poser la question de la folie
RÉSUMÉ > Psychiatrie sociale ou psychiatrie du soin retranché, comme on le dirait d’un camp ? Les familles des malades mentaux souffrent des querelles incessantes entre médecins, entre soignants. Les Journées rennaises de la santé mentale ont mis en évidence leur souhait d’être écoutées et de participer à la démarche de soins.

     Plusieurs manières d’attraper cette question de la santé mentale à Rennes. Nous choisissons de le faire par les boulevards extérieurs. Question d’espace public !

     Il y a une histoire de l’institution psychiatrique, pas question de l’inventorier. Juste d’en repérer quelques traits majeurs. Il y a une forme nouvelle, sociétale, de faire usage des institutions, quelles qu’elles soient. La démocratie gagne, le pouvoir change petit à petit de côté. Nous aborderons le plus légèrement qu’on pourra ces questions sans omettre l’obsession sécuritaire du moment ni l’engagement social ou non des médecins. Le professeur Bernard Golse, pédopsychiatre, a l’habitude de dire qu’« il n’y a pas une psychiatrie de gauche et une de droite ». Ajoutant que « la psychiatrie est forcément marquée par le contexte dans laquelle elle se joue ».
     Nous n’éluderons pas cette part du débat, complexe, dure à trancher entre une psychiatrie sociale, qui s’impose pour que le malade psychique soit «incluable», «citoyennisable » et une psychiatrie du soin retranché, comme on le dirait d’un camp ! Deux chiffres énoncés lors des journées rennaises de Santé mentale qui viennent de se dérouler : 80 % des malades psychiques vivent hors hôpital – ils sont suivis à partir ou dans les Centres médico-psychologiques – et 80 % des soignants travaillent à l’hôpital. « Camp retranché », disions- nous !

Dans la ville, les parents espèrent autant qu’ils ont peur

     On approchera enfin le plus difficile, la question de la folie, pire : celle du fou. Nous borderons cette partie, la plus angoissante, par deux citations : celle de Vincent Van Gogh à son frère Théo. Dans une des sept cents lettres si magnifiques qu’il lui adresse, retenons cette phrase : « Il y a quelque chose en moi, qu’est-ce que c’est ? » Van Gogh a peint tout au long de sa courte vie cette question. D’autres la crient, la craignent, s’y cognent.
     Et deuxième citation qui aborde la même montagne mais par un autre versant. On aime à la retenir car elle est aussi d’un peintre d’aujourd’hui. Gérard Garouste dans son livre L’intranquille Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou paru en 2009, l’immense Garouste, fou d’aujourd’hui, schizophrène de maintenant, dit : « Je suis peintre. Et fou, parfois». Plus loin : « Il en est du délire comme de l’alcool, on peut l’avoir gai ou triste ».
     Ailleurs dans son livre : « Moi, j’écoute et j’additionne ce que tous, psychiatres, psychanalystes me disent (…). Je prends chaque jour des comprimés (…). Pendant vingt ans, le lithium a rongé mes reins (…). J’ai maintenant le même traitement que les nourrissons épileptiques. »
     Nous aborderons enfin à l’autre rive, celle des familles, celle des parents. Eux aussi sont dans la ville ; ils veillent, ils espèrent autant qu’ils ont peur. Leur effroi est entendu, mais pas toujours, à l’intérieur des murs de l’hôpital ou dans les cabinets, de l’autre côté du bureau où ils sont bien ou mal reçus. Toujours mal, au fond. Car, quand on vit cette souffrance, on ne se sent nulle part bien accueilli. La souffrance s’accueille-t-elle ? Même dans les meilleures conditions, la souffrance reste infernale. Or les conditions sont loin d’être réunies.

L’impérieux besoin de vivre avec les malades

     La ville ne peut pas ne pas se poser ces questions qui affrontent son vivre ensemble, lequel comprend l’impérieux besoin de vivre avec les malades psychiques. Les malades. Ceux qui travaillent, se soignent, ont une vie sociale. Ceux qui sont davantage hors jeu mais encore dans la socialité, participant aux clubs, travaillant en insertion, logeant dans des appartements thérapeutiques. Ceux qui décrochent peu ou pas de la grande crise, qui sont entre les murs de l’hôpital, dans ses pavillons bouclés à double tour, eux sont aussi dans notre ville et participent du même oxygène à respirer, des mêmes contraintes sociales. Mais en pire. Ceux enfin qui sont ici ou là, errants, sans domicile fixe ni médication acceptée.
     L’effluve d’un nuage nucléaire angoisse bien plus un malade psychique, ou le cri d’une sirène policière. Le sujet normal est inquiet, le malade psychique se décompose, s’angoisse. Il va plus mal quand la société va très mal. Question donc de soin et question de ville, d’urbanité, de société profane ! Question d’hospitalisation certes mais avant tout question collective d’hospitalité.
     Cet article trouve appui et apport dans la semaine de la santé mentale qui s’est déroulée du 12 au 25 mars. À Rennes comme ailleurs en France, la semaine avait pour thème : « La santé mentale, en prendre soin ensemble. » Il semble que c’est au ensemble que toute notre attention doit être consacrée.

De l’administration de la folie à la folie administrative

     Vu de l’extérieur, l’hôpital psychiatrique semble surtout préoccupé de son organisation interne. Jamais satisfaisante, toujours à recommencer. Chaque pavillon du CHGR (Centre hospitalier Guillaume-Régnier) correspond à une aire géographique donnée.
     Le territoire a été découpé et tel ou tel pavillon correspond à un quartier de la ville ou à une ville de la métropole. Ça paraît simple, c’est forcément compliqué. Quid du malade qui est interne dans un lycée mais dont les parents habitent un autre quartier ? Quid d’un pavillon complet, saturé, dont plus aucun lit n’est vacant ? Aux urgences, un lien se crée et du jour au lendemain, en fonction des places, le malade change de lit, de têtes, alors qu’on sait que ses troubles psychiques s’inscrivent notamment dans le lien. Quid de cette brutalité administrative ? Le lit, voilà l’unité de mesure pour accorder les moyens. C’est le périmètre du patron, bref l’alpha et l’oméga de la psychiatrie hospitalière qui suit beaucoup de malades au plus loin… de ses lits !
     Autre paradoxe de cette servitude au nombre de lits et donc de chambres : la chambre dite d’isolement. Défaite de la psychiatrie humaniste. Nombre de recours devant la justice européenne sont actuellement intentés contre ce scandale médical. Dans les années d’après-guerre et jusqu’en soixante-huit, force était de revendiquer la fin de la camisole de force remplacée, c’était plus humain, par la camisole chimique. Les recherches scientifiques ont fait des progrès considérables réussissant à abraser les grandes crises, à réguler les malades voire mieux : à faire que les malades gèrent leur avant-crise, la sentent venir et soit s’hospitalisent, soit recourent à leur médecin pour que ce dernier change les posologies.

Des murs contre la folie à l’obsession sécuritaire d’aujourd’hui

     Cinquante ans plus loin, les grilles montent autour des centres hospitaliers spécialisés et les crédits vont vers la vidéosurveillance (maintenance, personnel non soignant) et la création de chambres de contention. Jamais assez nombreuses. Il y a vingt ans, une pour plusieurs services. Maintenant, quand une deuxième n’est pas mise en place dans chaque unité, elle est réclamée. La question de la dignité dans ces chambres se pose avec acuité. Comment en est-on arrivé à ce renversement où c’est la sécurité et l’ordre public qui priment sur l’accueil, le soin, les entretiens, la discussion, l’accompagnement et l’urbanité ?
     L’hôpital (comme la prison) sont les lieux de réforme des êtres en péril. La psychiatrie est désormais chargée de recommander aux bonnes gens de bien dormir, tout est calme. Ce glissement s’est opéré et a été conduit à la faveur de quelques faits divers rarissimes et gravissimes (affaire de Pau notamment). L’opinion est instrumentalisée et la médecine publique prise à rebours.

La relation prime davantage que pour n’importe quel acte médical

     La relation, dans cette maladie psychique, prime davantage que pour n’importe quel acte médical. Or le turn-over des équipes sur le terrain, les postes vacants, le décalque industriel sur le modèle sanitaire, la fantaisie théorique d’un nouveau chef de service succédant à la fantaisie (contraire) d’un autre ont raison d’un médecine raisonnable qui compte dans ses outils la temporalité, la relation et le besoin de calme absolu. Au lieu de cela, l’administration ordonne des nouveaux rituels d’organisation qui, pour rationnels qu’ils soient, sont chronophages. On embauche des qualiticiens, encore des non-soignants.

     Le soin psychiatrique. – Pas question de rabattre le soin psychique sur le modèle organiciste2. Mais on n’imagine évidemment pas un cardiologue à qui a été adressé un malade ne pas rédiger un courrier vers le généraliste qui suit le patient. En psychiatrie, ces ruptures d’information sont légion, rendant encore plus difficile le suivi communautaire dont aurait besoin le malade.
     Le soin psychique bénéficie désormais de nombreux acquis : ceux des neurosciences, qui permettent, avec des molécules, de détendre, de désangoisser et de contenir le délire, source de tellement de souffrances. La psychanalyse a évidemment fait évoluer la psychiatrie moderne. Nul médecin ne peut ignorer le pouvoir de la parole. Tout soignant sait combien la souffrance psychique isole, combien la parole du malade (y compris délirante) est, dans l’instant où elle advient, libératoire.
     D’autres supports évidemment ont permis de libérer la parole : les clubs, les ateliers, les associations de jardinage, d’art-thérapie ou de théâtre. Ce sont toutes ces médiations qui permettent au malade de sortir de lui, de réémerger de sa nuit.
     Le social ou le partage. – Encore faut-il que les soignants aient le temps et le prennent. Ne se réduisent pas à de la distribution médicamenteuse. Le fumoir a souvent servi de salle de soin dans les hôpitaux avant la Loi récente d’interdiction. Reste la transgression. Les malades fument en cachette, ce qui est encore plus dangereux, et reste la télé. Ce poste qui ad nauseam vomit son robinet à images pour des malades hébétés qui n’en peuvent mais.
     L’hôpital est certes doté de multiples outils d’observation de sa qualité mais ignore que les télés continuent d’être allumées et feint de croire que les repas servis le sont avec des soignants (ou des stagiaires) à table.
     Le soin passe par le partage. – Le soin psychiatrique ne peut pas se passer de la dimension sociale. Resocialiser le malade est aussi du soin. C’est-à-dire inventer avant et après l’hôpital d’autres liens qui tiennent la personne. Les lits ne devraient plus être l’aune des subventions mais bel et bien le développement du lien, des partages et autres appartements thérapeutiques. Pour un lit, combien de solutions de soutien à la sortie ?
     La souffrance du malade. – Hallucinations, délires, grande dépression, autodestructivité, addictions, sentiment de vide ou au contraire de plein, paranoïa, isolement, tel apparaît l’immense spectre de la souffrance psychique. Tous ces traits que chacun à part soi ressent, deviennent ici invalidants, empêchant de travailler, d’entrer en relation ou de se sentir raccord avec le corps social. L’attachement est surdéveloppé, l’émotionnalité exacerbée, l’acuité visuelle ou perceptive étrangement décuplée.
     Autre particularité de cette maladie : les malades psychiques peuvent réclamer de l’aide, du soin ou au contraire, ne pas en vouloir, refuser tout soin : nombre d’errants dans la ville sont dans ce cas. Ou nombre de personnes incarcérées, ayant plus gravement « pété les plombs » et dont le passage à l’acte a suscité une sanction (l’état de discernement étant judiciairement reconnu).
     Apprivoiser ses symptômes, repérer la survenue de sa crise, comprendre (sans comprendre) ses humeurs, voilà l’enjeu. La pédagogie du soin est aussi importante que le soin lui-même.
     Quelle que soit la maladie, on sait désormais la part prise par le malade, par sa prise en compte du soin, par sa part dans le processus. Pour la souffrance psychique, cette responsabilité est encore plus impérieuse. Or cette pédagogie est une affaire collective, où les alliances avec la famille ou les proches du malade (conjoints, enfants, amis proches) demeurent des modalités souvent sous-utilisées.
     La souffrance de la famille. – Autour de la souffrance du malade gravite une autre souffrance, pas moins immense, celle de la famille. La psychiatrie a durant des lustres découplé les deux problèmes, se centrant sur le malade et préférant même, au lieu de l’ignorer, mettre en cause la famille (et souvent la relation de la mère à l’enfant !). Ces temps ne sont pas révolus, disons qu’une révolution est en cours. Qui se nourrit du témoignage des familles et, mieux, les intègre dans la communauté de soin. Les médecins ont pendant longtemps mal reçu les familles. Lesquelles se sont regroupées et leur association (Unafam) ainsi que les associations d’usagers (Fnapsy) sont désormais des partenaires indépendants pouvant revendiquer une citoyenneté du malade et sa bientraitance dans l’hôpital et après.
     C’est, disons-le, un contrepouvoir, à Rennes comme ailleurs. Unafam et Fnapsy font partie des diverses instances consultatives, soutiennent les familles, étudient les contentieux. L’une et l’autre sont parties prenantes de la Semaine Santé Mentale de Rennes.

     Lors de cette semaine, des exemples de psychiatrie citoyenne ont été montrés. Ils n’étaient hélas pas ou peu rennais. Plutôt besançonnais. À Rennes, il y a des prémices dont des individus sont à l’origine et quelques projets partenariaux comme Ti Annez, une résidence d’accueil gérée par Alfadi.
     On est loin du compte. Le cri de cette dame au débat du Pré-Botté le mardi 15 en soirée : « Cette citoyenneté est certes vraie dans un service mais dans aucun autre à Rennes ! » Il a plutôt été question, parole de psychiatre, des « frilosités internes » et on a rêvé, salle et tribune, d’une « médecine communautaire avec le patient luimême ». Dont le rêve de « lieux qui soignent » et d’une psychiatrie « de la personne, de sa part saine ».
     Ce nouveau lexique a circulé dans les nombreuses initiatives de cette semaine où les élus rennais s’impliquent et les soignants les plus avancés, ceux qui n’hésitent pas à écouter les familles : elles étaient nombreuses et exprimaient leur désarroi. « Pas le temps disent les soignants, c’est leur refrain », et ajoute cette dame : « Il n’y a personne pour écouter les malades ». La leçon principale de ces journées est résumée par un médecin : « Sans doute, il ne faut plus qu’il n’y ait que les psychiatres à s’occuper des gens ». Alors qui ?
     Les bénévoles, les «pairs-aidants (formule québécoise), les voisins, les associations. Voilà la nouvelle modalité citoyenne : en revenir aux communautés de soin, au quartier contenant. Un rêve à nouveau est passé.
     Arrêté net quand un malade, aux Champs Libres, a pris la parole : « La chambre d’isolement, je connais. Je ne le souhaite à personne. J’ai été sanglé, piqué, j’étais complètement seul, ça c’est horrible. Je suis soigné maintenant. Ça fait 32 ans que je prends un médicament. J’ai six enfants, ils sont tous épanouis. »

« Si je ne peux plus penser maman, je vais mourir… »

     Il y a les paroles qui ouvrent et celles qui ferment. Ces dernières sont indignes et propres aux soignants répondant en boucle aux parents qu’ils ne peuvent rien leur dire car « leur enfant est majeur ! C’est tout ce qu’ils savent dire », ajoute une autre. Reste qu’à la sortie, quinze jours et une médication plus tard, c’est bien souvent aux parents de prendre le relais.
     Cette parole aussi d’une mère qui cisaille la conscience des Champs Libres ce jeudi de mars quand elle cite sa fille de dix-huit ans, écrasée de médicaments : « Mais si je ne peux plus penser, maman, je vais mourir. Qu’est ce qu’on fait ? » Ou cette autre mère qui crie qu’« en une semaine, il n’y a qu’une personne qui a écouté mon fils à l’hôpital ».
     Malgré tous les efforts rennais, on est loin du compte : malgré le premier Groupe d’entraide mutuelle créé en France, L’Autre Regard, square de la Rance, malgré le Café associatif de la rue de Brest, malgré La Rive, square Saint-Exupéry, beaucoup d’initiatives prises aux périphéries de l’hôpital, ce dernier restant inhospitalier. Le Conseil de santé mentale organisé à l’initiative de la ville reste un relais diagnostic. Encore trop faible par rapport aux enjeux.
     Les appartements, les clubs, les réseaux, le formel et l’informel, voilà ce qui forme la psychiatrie complexe et multiforme d’aujourd’hui.

L’empathie est un vieux truc qui, entre humains, fait du bien

     Sans doute doit-on invoquer en premier le manque de moyens. Il est réel. Mais il y a toujours moyen d’être avec les malades. L’empathie est un vieux truc qui entre humains fait du bien. L’administration hospitalière est désormais d’autant plus dotée de qualiticiens (à l’instar de PSA ou de la BNP) que la qualité laisse à désirer. Celle du portage et du partage. La question de l’humanité se pose, du respect des droits fondamentaux et surtout celui du regard extérieur. Lire à ce propos le rapport récent du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Jean Marie Delarue est allé dans une vingtaine d’établissements à l’improviste, y découvrant leur inhumanité : « Au regard des droits de l’homme, la situation est inquiétante et elle s’aggrave », écrit-il en mars 2011.
     L’administration hospitalière a subi depuis cinquante ans un démantèlement culturel et pour le remplacer, force est de constater que la recherche de la bonne forme n’aboutit pas. À Rennes comme ailleurs.
     Beaucoup d’excellents projets n’aboutissent pas. L’administration a pour seul objectif que chaque service (et son chef) n’entre pas violemment en concurrence. À cette question à l’Espace Pré Botté d’une proche de malade : « En Ille & Vilaine, quel service accepte d’aller à domicile ? » Réponse contrite et contrainte d’un médecin : « Aucun, madame ». La dame ne ravale pas sa question, la reformule : « Mais quand est ce que vous allez travailler autrement et vous déplacer dans le lieu du malade? De qui ça dépend ? » La psychiatre à la tribune a pris un peu de temps pour répondre: « ça ne dépend ni du gouvernement, ni de l’administration, ça ne dépend que des soignants, qu’ils s’entendent entre eux et le décident ». Colère dans la salle.
     Ainsi les secteurs du CHGR s’intersectorisent-ils sur des pathologies particulières : l’orientation, l’autisme, la schizophrénie, les bipolaires. Rennes est en train de se restructurer. Le CHGR subit une énième réforme. Pendant ce temps-là, pour les malades, l’accueil n’est ni meilleur ni moins bon, le soin ni meilleur ni moins bon, la lisibilité pour leur famille pas moins opaque.
     Ce qui est à déplorer, c’est le pas pris par les chefferies, la technostructure, l’enjeu économique et l’absence totale de discours commun sur le soin et la maladie mentale. Chaque médecin se spécialise et porte un projet, aucun ne se croise. Lorsqu’un médecin sent une impasse, et elles sont nombreuses et normales dans ce registre de la maladie psychique car chaque cas est en soi une maladie à part entière, lorsque l’impasse est ressentie, les médecins ne communiquent pas : pas ou peu d’instance pour cela.

Frapper à la porte jusqu’à ce que la porte casse

     À cette complexité doit répondre un discours complexe. Nous n’y avons pas échappé sauf à dire que la chimie aide, pas question de le nier, que l’électrochoc sur certaine pathologie est indiqué et quelques rares fois les sangles du lit mais qu’au-delà de ces prescriptions rarissimes, la parole du malade doit primer.
     Le délire est une porte ouverte. Pas question de la claquer pour que cesse le délire. Et tout le cortège des symptômes que la chimie abrase ou provoque, notamment les effets secondaires dévastateurs. Manque en général aux doses et aux posologies, la pédagogie du soin et encore plus absent, l’abord du malade et de ses proches.
     C’est le psychiatre public à la retraite Guy Baillon qui, aux Champs Libres, a conseillé aux familles de malades de frapper et refrapper à la porte de l’hôpital « jusqu’à ce que la porte casse ». Conseil de psychiatre !
     Ce conseil a été donné grâce à cette semaine de la santé mentale. Extraordinaire moment qui permet des débats en profondeur, des moments féconds entre les soignants, les institutionnels, les familles et les soignés. À l’Arvor, le film Pieds nus sur les limaces s’est avéré un de ces moments forts, y compris dans le débat d’après film quand d’autres paroles ont été exprimées dont celles d’un père : « Toutes les familles ont rêvé, pensé que le malade allait mourir. Pour supprimer la souffrance, que ce soit fini, qu’il meure ». Paroles de la culpabilité extrême, voilà à quoi servent ces journées, à créer de l’écoute et que les gens « normaux » ne se sentent pas autant arrogants de normalité. Et ce même père, de rajouter : « Vous savez, la difficulté pour les proches, c’est que les psychologues sont dans les normes ».
     Dans son dernier disque, le chanteur Hubert-Félix Thiéfaine dit que sa « folie l’a empêché d’être fou ». Gare à tous les romantismes, gare aux angélismes. La folie renvoie chacun à son humanité. Nous n’avons fait qu’entrouvrir cette double question d’individu et d’urbanité.